Par Orly Noy, le 24 décembre 2020
Au cours de l’audience, les juges de la Cour suprême n’ont vu aucun problème dans la rétrogradation de la langue arabe et ont affirmé que « l’égalité » est quelque chose qu’il vaut mieux laisser pour l’avenir.
Deux ans et demi après que la Knesset a voté la loi de l’état-nation du peuple juif, qui enracine dans la constitution le statut de deuxième classe des citoyens palestiniens d’Israël, la Cour suprême a tenu ce mardi sa première audience sur la loi.
Comme il est devenu habituel dans les audiences au cours desquelles la farce de la « démocratie » israélienne est en jeu, la mise en scène était parfaite : sur le banc siégeait un panel étendu de 11 juges présidé par la présidente de la Cour suprême, Esther Hayut, et les auditions étaient diffusées en direct sur internet. Parce que 15 groupes et individus différents présentaient une requête sur la loi, et à cause des restrictions dues au COVID-19, il a fallu plus d’une heure pour que les gens se rassemblent dans la salle.
La gamme des requérants était variée : à côté des requêtes de dirigeants publics arabes, l’Association pour les droits civiques en Israël (ACRI) et Meretz, des requêtes avaient été déposées au nom de personnes et de groupes, Arabes et juifs — y compris une famille religieuse sioniste et une requête « juive » contre la loi, qui arguaient que cette loi contredit les valeurs fondamentales juives. Certains requérants cherchaient à « amender » certaines clauses de la loi, d’autres voulaient y ajouter un engagement clair pour l’égalité civique, et d’autres espéraient l’abolir entièrement.
Il y avait aussi la requête mizrahi, dont j’ai eu l’honneur d’être l’une des initiateurs et signataires et qui argue que cette loi efface l’héritage culturel misrahi et perpétue des injustices contre les juifs originaires des pays arabes aussi bien que contre les citoyens palestiniens d’Israël.
Comme il fallait s’y attendre, les deux sections de la loi qui ont été le plus attaquées étaient la section 4, qui concerne la rétrogradation officielle du statut de l’arabe, et la section 7, qui concerne l’encouragement de la colonisation juive comme une valeur que l’état se doit de promouvoir.
Dès l’ouverture de l’audience, Hayut a clarifié le fait que la Cour suprême doit décider si oui ou non elle a même autorité pour repousser une loi fondamentale [l’équivalent d’un amendement constitutionnel] et — en supposant qu’il y ait une raison pour le faire — si la loi elle-même peut être interprétée dans un sens compatible avec les valeurs de la démocratie.
Israël n’a pas de constitution mais, à la place, un ensemble de lois fondamentales qui fonctionnent comme une sorte de déclaration de droits. Pendant des années, divers politiciens israéliens ont défendu la création d’une constitution formelle, mais cela n’a jamais gagné assez de puissance politique pour devenir une réalité.
Le premier à parler a été Me. Samer Ali, qui représentait la requête de la communauté druze contre la loi. Alors que les Druzes sont un groupe minoritaire qui n’a jamais remis en question l’identité judéo-sioniste de l’état et a coopéré pleinement avec lui dès les premiers jours, la loi de l’état-nation du peuple juif a constitué un point de rupture pour beaucoup de membres de cette communauté.
Ali a parlé à plusieurs reprises du « serment dans le sang » entre le peuple druze et l’état, et le prix payé par les citoyens druzes pour ce serment. « Acun législateur ne peut contredire ce serment juré dans le sang pendant 70 ans en catégorisant aujourd’hui les Druzes comme des citoyens sans identité et sans auto-représentation », a dit Ali. « Nous nous identifions avec les symboles de l’état, avec le drapeau, nous n’avons jamais eu de revendication séparatiste, nous n’avons jamais remis en question l’identité juive de l’état. Les membres de la communauté ont été une partie intégrale de la construction de la résilience de l’état d’Israël dès ses premières années. »
Ali a terminé sur une anecdote plus personnelle. « Ce matin, mon fils, un soldat, est venu en voiture avec moi. Quand il est descendu de la voiture, il m’a demandé : ‘Papa, est-ce qu’il y a une chance que je redevienne un citoyen de première classe aujourd’hui ?’ »
Après deux autres requérants, est venu le tour de Me. Hassan Jabareen, le directeur d’Adalah — le Centre juridique pour les droits de la minorité arabe — qui requérait au nom du Haut Comité de veille arabe, un organe extra-parlementaire qui représente les citoyens arabes d’Israël et coordonne les activités entre divers groupes palestiniens en Israël, ainsi que les dirigeants des autorités arabes locales et de la Liste jointe. De fait, c’était la requête principale.
« Pour la première fois depuis 1948, on a confié à la Cour la question du statut de la minorité arabe en Israël », a déclaré Jabareen. « Nous ne demandons pas à la Cour de déterminer l’étendue de nos droits, mais de répondre à une question et une question seulement : qu’est-ce que signifie l’exclusion de la minorité arabe dans la loi fondamentale ? »
Jabareen a combiné des arguments juridiques avec des arguments normatifs et éthiques. Entre autres, il a mentionné que toutes les lois fondamentales votées jusqu’à présent avaient reçu des soutiens dans tout le spectre politique. La loi de l’état-nation du peuple juif est la première à avoir des opposants à l’intérieur de la coalition — c’est-à-dire de la part des membres arabes de la Knesset.
Pendant qu’il faisait ces remarques, Jabareen a été interrompu par les juges, à plusieurs reprises. Quand il a argumenté que la clause encourageant la colonisation juive violait le principe « séparés, mais égaux », Hayut lui a répondu : « Le fait que l’établissement des juifs est perçu comme une valeur nationale ne signifie pas qu’il ne devrait pas y avoir d’allocations égales et de droits civiques légitimes pour d’autres ». Le juge Menachem Mazuz a poursuivi : « La valeur de la colonisation apparaît déjà dans la Déclaration d’indépendance ; elle ne doit pas porter préjudice à la valeur de l’égalité ».
Comme si Israël n’avait pas une histoire de plus de 70 ans de discrimination, au cours de laquelle des centaines de villes, de cités et de villages ont été établis pour les juifs alors qu’aucun nouvel emplacement n’était construit pour les citoyens palestiniens. Comme si la terre palestinienne n’était pas sujette à des expropriations, pour construire des communautés juives. Comme si Umm al-Hiran n’avait jamais été démoli pour construire sur ses ruines la colonie juive de Hiran.
« La valeur de la colonisation est une valeur sioniste, une des valeurs sur lesquelles l’état sioniste a été fondé », a dit Hayut. Mazuz a proposé sa propre réplique : « Vous supposez un conflit entre deux valeurs. Je ne vois pas un conflit : le fait que l’état encouragera l’implantation juive n’est pas en conflit avec le droit de tout citoyen de vivre où il veut, de recevoir des allocations, etc. »
Des citoyens palestiniens d’Israël et des soutiens juifs protestent contre la loi de l’état-nation du peuple juif, place Rabin, à Tel Aviv, le 11 août 2018. (Tomer Neuberg/Flash90)
Quand Jabareen a mentionné que la cité de Nazareth Illit était construite sur des terres appartenant à des citoyens arabes, Hayut a tenté de le rassurer : sur la base de cette loi, dit-elle, il est impossible d’exproprier des Arabes de leur terre.
La même fausse innocence a été manifestée par la Cour quand elle en est arrivée aux arguments à propos de la violation du statut de la langue arabe. « La loi prend la situation existante et dit que ce qui était [dans le passé] demeurera », a dit le juge Yitzhak Amit. « [Les législateurs] voulaient dire une chose banale : l’hébreu est la langue dominante de l’état et à cause de ce manque de clarté autour de l’arabe, ils ont dit [qu’il a] un ‘statut spécial’. Quelle est la différence ? Pourquoi est-il si douloureux qu’il soit spécial et non officiel ? »
A cela Jabareen a répliqué : « Parce qu’il y a ici violation d’une convention. Les règles du jeu ont changé. Ma langue, au moins formellement, a maintenu son statut depuis l’époque ottomane jusqu’à la 20e Knesset. La langue est le seul droit collectif [attribué à] la minorité autochtone dans sa patrie ».
« Violer ce statut constitutionnellement n’est pas un changement ? L’Arabe est arabe à cause de sa langue ! », a continué Jabareen. « C’est ce qui unit les Arabes chrétiens, musulmans et druzes. Donc le fait qu’il y ait 61 membres de la Knesset [en faveur de la loi] veut dire qu’on peut lui porter atteinte ? Et des membres juifs seulement ? Les juifs sont en train d’imposer une nouvelle identité constitutionnelle aux Arabes — est-ce que ce n’est pas un problème ? La discussion s’arrête là ? Parce que 61 membres juifs de la Knesset ont pris une décision ? »
« Nous avons été trahis par l’état »
Un des principaux arguments avancés contre la loi de l’état-nation du peuple juif est l’absence du mot « égalité ». A cela, le juge Hanan Melcer a répliqué avec la créative réponse suivante : « Toute loi fondamentale est un chapitre dans une constitution future. [La loi de l’état-nation du peuple juif] est un chapitre, et la loi fondamentale : ‘dignité humaine et liberté’ est un [autre] chapitre. Si nécessaire, des éclaircissements seront donnés sur l’égalité. Il faut le voir comme la partie d’un tout. Dans une future constitution, il y aura peut-être un chapitre sur la protection des minorités. »
Me. Eitay Mack, qui représentait la requête contre la loi au nom des valeurs juives, a répondu à Melcer : « Alors gelez ces parties [de la loi] jusqu’à ce que les prochains chapitres soient légalisés. »
Me. Ali Shakib, un autre requérant druze, s’est aussi référé au commentaire de Melcer : « Depuis soixante-dix ans, nous parlons d’une constitution qui sera établie dans l’avenir ; nous ne savons pas quand cela arrivera. La loi de l’état-nation du peuple juif est une loi fondamentale dans laquelle la valeur de l’égalité doit être ancrée. »
« Les élèves juifs à qui on enseigne cette loi, qui est déjà entrée dans les [manuels], vont être éduqués avec [l’idée d’un] état uniquement juif », a poursuivi Shakib. « Il n’y a pas un mot sur les droits des minorités ; c’est une marque de honte pour l’état d’Israël. Cette loi ne peut être sauvée grâce à son interprétation, elle ne rendra pas service à la conscience publique juive. Il est douteux que les élèves juifs à qui on aura enseigné cette loi seront prêts du tout à accepter les citoyens arabes dans le futur. »
« Ce sera la première loi dans la constitution de l’état du peuple juif », a-t-il ajouté. « C’est précisément le peuple juif, avec son histoire, qui doit assurer l’ouverture de sa constitution [en y enracinant] les droits des minorités. En tant que druze je dis : nous avons été trahis par l’état, mais je ne pense pas que l’état devrait légiférer sur les Druzes [seulement]. Toute forme de législation sectorielle est inacceptable. »
Solidarité misrahi
Quand cela a été le tour de Me. Neta Amar Schiff, qui représentait la requête misrahi contre la loi de l’état-nation du peuple juif, les juges ont perdu les résidus de tolérance qu’ils avaient montrés jusqu’alors, et l’ont interrompue de manière rude et répétée. « De toutes les requêtes, celle-ci est la plus incompréhensible », a dit Amit. « On peine à voir comment cette loi est discriminatoire contre les juifs ».
Et en vérité, comment une Misrahim explique-t-elle à la Cour qu’elle bénéficie de la hiérarchie raciale de l’état et en même temps en est une victime ? Après tout, en Israël, les victimes doivent être juives et cette loi met les Misrahim du « bon » côté de l’équation victimaire. Donc de quel droit affirmons-nous être confrontés à l’injustice ?
« Notre requête met en avant le point d’Archimède, qui établit notre droit à examiner la loi de notre point de vue », a expliqué Amar-Schiff. « La langue est une empreinte culturelle. Elle crée la réalité par l’acte de parole. La langue crée la conscience. Elle n’est pas une entité indépendante ; son existence dépend de ceux et celles qui la parlent. »
« La loi de l’état-nation du peuple juif vise à présenter les droits d’un groupe au détriment d’un autre groupe, sur la base de la langue », a poursuivi Amar-Schiff. « La langue arabe ne peut être séparée de ses locuteurs, qui incluent ma grand-mère arabophone. L’arabe est partie intégrante du judaïsme, il est ma langue en tant que je suis une personne qui est de ce lieu. L’arabe fait partie de l’identité juive des personnes originaires des pays islamiques. Il est différent de tout autre langage parce qu’il y avait un effort actif pour l’effacer parmi les Mizrahim. C’est la langue de ce lieu, les Mizrahim sont arrivés d’un pays arabe dans un autre, ce n’est pas une langue d’immigrant. »
« Les dommages sont déjà là », a-t-elle conclu. « Tout enracinement de la situation existante est un enracinement de ces dommages, un autre coup de marteau sur la tête de tous ces juifs qui veulent effacer la honte, se connecter à la région, aux citoyens arabes — et ne peuvent pas. La honte et l’humilitation accompagnent la langue arabe. »
Mazuz a répondu : « Vous essayez en fait de faire passer autre chose. Qu’est-ce que vous pouviez faire hier que vous ne serez plus capable de faire demain [à cause de la loi] ? En quoi cause-t-elle des dommages à un juif dont les grands-parents sont nés dans un pays arabe ? Comment la rétrogradation [du statut de l’arabe] est-elle pertinente pour les vies culturelles de ceux qui ont des origines dans les pays arabes et qui veulent maintenir leur langue et leur culture arabes ? »
Le fait que cette remarque venait de Mazuz, qui est né en Tunisie, détonnait particulièrement. Qu’il ne comprenne pas la connexion entre la suppression de la langue arabe et de l’identité arabe et l’oppression historique des Mizrahim en Israël résume parfaitement la tragédie des Mizrahim en Israël.
Avant que la Cour ne soit ajournée pour le déjeuner, la représentante juridique de la Knesset a présenté sa réponse aux allégations des requérants. Son point de départ était simple : la Cour suprême ne peut pas intervenir du tout sur les lois fondamentales.
Cela a conduit à une discussion entière autour de la question des « cas extrêmes » qui justifient une intervention judiciaire. Les juges ont à plusieurs reprises utilisé l’exemple du refus du vote des femmes dans le passé, comme s’il n’y avait pas de membres actuels qui essaient de dénier aux citoyens palestiniens leur droit de vote.
Le juge Melcer a rappelé à la représentante de la Knesset que la Déclaration d’indépendance dit que l’état s’efforcera de développer le pays pour le bénéfice de tous ses habitants et que la section 7 dévie de ce principe. A cela elle a répondu laconiquement : « Certains membres de la Knesset ont exprimé des inquiétudes sur le fait que la valeur de la colonisation en tant que valeur nationale serait perçue comme illégitime. S’il n’y a pas de dispute sur le fait que cette valeur est une valeur nationale, quel est le problème de l’enraciner dans la loi ? »
Le point culminant des cascades rhétoriques de la représentante de la Knesset a été atteint en réponse à la rétrogradation de l’arabe. « La loi établit un statut spécial pour l’arabe ! Dans une loi fondamentale qui traite de l’identité nationale juive de l’état, on a accordé à la minorité arabe un statut spécial pour sa langue ! C’est en fait une revalorisation, pas une rétrogradation », a-t-elle soutenu avec passion.
Après six heures de discussion cynique, frustrante et largement prévisible, j’ai quitté la Cour suprême. Sur le sol de la cour intérieure, j’ai trouvé les restes d’une manifestation par des militants d’extrême-droite appartenant au mouvement Im Tirzu, qui y avait eu lieu plus tôt. Une de leurs inscriptions disait : « La Cour suprême est l’ennemi du peuple ». L’ironie était presque trop lourde à supporter.
Orly Noy est rédactrice à Local Call, militante politique et traductrice de poésie et de prose farsi. Elle est membre du bureau exécutif de B’Tselem et milite avec le parti politique Balad. Ses écrits traitent des lignes qui s’intersectent et définissent ses identités comme Misrahim, féministe de gauche, femme, migrante provisoire vivant à l’intérieur d’une immigrante permanente et du dialogue constant entre elles.
Source : +972
Traduction CG pour l’Agence média Palestine