Une future Palestine, libérée et débarrassée du sionisme peut ressembler aujourd’hui à un fantasme mais, au contraire d’un Israël fantasmé, elle a les meilleures chances de galvaniser au niveau local, régional et mondiale toute personne dotée d’un tant soit peu de décence. Elle procurerait aussi un lieu sûr pour toute personne vivant actuellement en Palestine historique ou pour tous ceux qui en ont été chassés – les réfugiés palestiniens disséminés dans le monde entier.
En fait, la légitimité d’Israël, sa viabilité même, repose sur deux piliers principaux.
Primo, le pilier matériel, qui comprend sa force militaire, ses capacités en haute technologie et un système économique solide.
Les facteurs ci-dessus permettent à l’État de mettre sur pied un puissant réseau d’alliances avec des pays qui aimeraient tirer parti de ce qu’Israël a à proposer : des armes, la sécurisation, des logiciels espions, un savoir en haute technologie et des systèmes modernisés de production agricole.
En retour, Israël ne demande pas que de l’argent, mais aussi un soutien contre son image internationale très effilochée.
Secundo, le pilier moral. Cet aspect a été particulièrement important dans les premiers jours du projet et de l’État sionistes.
Israël a vendu au monde un récit dual : le premier, disant que la création d’Israël était la seule panacée contre l’antisémitisme et, le second, disant qu’Israël a été bâti en un endroit qui, aux niveaux religieux et culturel, appartenait au peuple juif.
La présence d’une population autochtone, le peuple palestinien, fut à l’origine niée ; ensuite, elle fut minimisée. Et, quand l’existence des Palestiniens fut enfin reconnue, elle fut présentée comme une coïncidence embarrassante.
Alors Israël, l’autodéclarée « unique démocratie au Moyen-Orient », s’autoproclama un faiseur de paix généreux désireux de résoudre le problème en proposant des « concessions » sur son droit supposé à l’ensemble de la Palestine historique.
L’effondrement de la « moralité »
Il est malaisé de préciser exactement quand a commencé à s’éroder le pilier moral sur lequel Israël s’appuyait, au point qu’aujourd’hui il s’effondre sous nos yeux mêmes.
D’aucuns diront que l’invasion par Israël du Liban en 1982 a initié ce processus d’érosion ; d’autres considéreront la Première Intifada, en 1987, comme le moment même de la transformation. Quoi qu’il en soit, l’image d’Israël dans l’opinion publique mondiale se modifie depuis des décennies.
Mais ce que l’on ignore souvent, c’est que, s’il n’y avait eu la résistance et la résilience des Palestiniens, la légitimité et la moralité de l’État juif n’auraient pas été mises à l’épreuve, là où ce même État juif est actuellement mis en examen face aux lois internationales, au bon sens commun et à ce qu’est un comportement éthique.
Je prétendrais qu’en 1948 déjà – quand Israël fut proclamé État au-dessus des ruines de la Palestine historique – les faits sur le terrain furent connus d’un nombre de plus en plus grand de personnes dans le monde entier. Ce fut un résultat direct des efforts consentis par les Palestiniens et leurs réseaux de solidarité sans cesse croissants.
L’image d’Israël – au niveau interne comme au niveau international – en tant qu’État démocratique et membre des « nations civilisées », ne semblait pas faire le poids face aux nouvelles informations. De plus en plus, la prétendue démocratie israélienne se trouvait dénoncée comme un régime d’apartheid commettant sur base quotidienne des abus contre les droits civils et humains des Palestiniens.
Par ailleurs, le fait de dénoncer la véritable nature d’Israël et le rejet public répandu du discours israélien n’ont pas semblé frapper les élites politiques dirigeantes et les gouvernements du monde entier, dont l’attitude à l’égard d’Israël est restée grandement inchangée.
Au contraire, les gouvernements du Nord mondial sont les seuls à mener la charge contre les divers mouvements de solidarité avec les Palestiniens. Ils semblent déterminés à supprimer la liberté d’expression de leurs propres sociétés en légiférant contre les initiatives civiles qui invitent au boycott, aux sanctions et au désinvestissement de Tel-Aviv.
Le Sud mondial n’est guère mieux logé : Ses gouvernements et dirigeants ignorent l’appel que leur lancent leurs sociétés afin qu’ils adoptent une position ferme contre Israël. Ceci comprend les régimes arabes, qui font la file afin de normaliser leurs liens diplomatiques avec Tel-Aviv.
Jusqu’aux dernières élections de novembre 2022 en Israël, il semblait que le silence et/ou la complicité au niveau international eussent protégé Israël de la traduction par l’opinion publique du changement en actions concrètes. La preuve en était que le travail courageux et réellement impressionnant des mouvements comme le Mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) n’avait pas influencé, même d’un iota, la réalité sur le terrain.
Jusqu’en novembre 2022, j’avais présumé que l’incapacité de traduire l’opinion publique en actes politiques tangibles résultait du cynisme de nos systèmes politiques dans le monde entier. Aujourd’hui, toutefois, je crois vraiment que seul un changement dans la façon de diriger les actes politiques d’en haut traduira l’incroyable solidarité avec les Palestiniens en une force formative sur le terrain.
Quand Israël proposa à l’Allemagne des missiles pour une valeur de 4 milliards d’euros et proposa aux Pays-Bas un autre genre de missiles pour une valeur de 300 millions d’euros (pour les protéger de quoi, exactement ?), des commentateurs politiques en Israël ont prétendu que ces armes allaient être le meilleur antidote contre ce qu’ils appelaient la campagne de délégitimation d’Israël.
Les médias israéliens étaient en fait fiers d’annoncer que ces armes permettraient au pays d’acheter le silence de l’Europe de sorte qu’aucun mot de condamnation des atrocités commises par les soldats et les colons israéliens en Palestine ne serait traduit en action.
L’« Israël fantasmé » contre la Judée
Pourtant il y a plus. Un certain électorat juif en Israël s’est même abusé lui-même – en fait, il le fait toujours aujourd’hui – en croyant que l’Occident soutient Israël parce qu’il adhère à un « système occidental de valeurs » s’appuyant sur la démocratie et le libéralisme.
C’est cette construction que j’appelle l’« Israël fantasmé ».
En novembre 2022, l’Israël fantasmé s’est effondré à tous égards, pour ainsi dire.
L’électorat juif israélien, qui a remporté l’élection, n’avait jamais eu une grande admiration pour les « systèmes de valeurs » occidentaux de la démocratie et du libéralisme.
Au contraire, il souhaite vivre dans un État juif théocratique, nationaliste, raciste et même fasciste ; un État qui s’étend sur toute la Palestine historique, y compris la Cisjordanie et la bande de Gaza.
Les Israéliens appellent cette idée alternative de l’État « Judée », laquelle est désormais en guerre avec l’Israël fantasmé.
Les gens de Judée n’ont que faire de la légitimité internationale. Leurs dirigeants et gourous sont hautement impressionnés par les nouveaux alliés d’Israël dans le monde, même s’ils sont des dirigeants de partis d’extrême droite en Occident ou de mouvements d’extrême droite dans des pays comme l’Inde.
Ces dirigeants nationalistes et fascistes semblent admirer l’État de Judée et sont désireux de lui procurer un réseau international de soutien. Cela s’est déjà traduit en politique dans les pays où l’extrême droite est très puissante, comme l’Italie, la Hongrie, la Pologne, la Grèce, la Suède, l’Espagne et, si Trump reconquiert le pouvoir, les États-Unis également.
En surface, on aurait dit qu’un scénario des plus glauques s’était joué, en novembre 2022.
Toutefois, ce n’est pas tout à fait vrai.
L’échec de l’Israël fantasmé a mis à jour un lien intrigant entre le pilier moral et le pilier matériel.
Il a transpiré que le système capitaliste néolibéral n’a aucune raison d’investir dans l’État de Judée si, en effet, il doit remplacer l’Israël fantasmé. Les sociétés financières internationales et l’industrie internationale de la haute technologie considèrent les États telle la Judée comme des destinations instables et à risque pour les investissements à l’étranger.
En fait, ils retirent déjà leurs fonds et investissements d’Israël. Le mouvement BDS devrait travailler d’arrache-pied pour convaincre les syndicats et les églises du monde entier de désinvestir des milliards de dollars d’Israël, s’ils veulent égaler les fonds qui ont déjà été retirés d’Israël depuis novembre 2022.
Ce type de désinvestissement n’est pas motivé par la morale. Dans le passé, Israël a servi de destination attrayante pour les investissements financiers internationaux et ce, sans le moindre égard pour le fait qu’il opprime impitoyablement les Palestiniens.
Mais il semble que l’image de l’Israël fantasmé, et en particulier la notion que son système judiciaire a été en mesure de protéger les investissements néolibéraux et capitalistes, ait persuadé les investisseurs étrangers de verser de l’argent dans Israël avec l’anticipation d’excellents dividendes en retour.
Aujourd’hui, les perspectives de remplacement de l’Israël fantasmé par l’État de Judée affectent gravement la viabilité économique de l’État juif. Par conséquent, la capacité d’Israël à utiliser son industrie ou son argent pour influencer la politique d’autres pays à l’égard de l’État juif est plus limitée.
Il est temps de mobiliser
L’écroulement de l’Israël fantasmé a déjà révélé des fissures dans la cohésion sociale et dans l’empressement de nombreux Israéliens à consacrer autant de temps et d’énergie au service militaire qu’ils ne l’ont fait dans le passé.
De plus, l’attaque contre le système judiciaire israélien et l’érosion de son indépendance supposée va exposer à l’étranger les soldats et les pilotes israéliens à de possibles condamnations en tant que criminels de guerre, et ce, par des pays considérés individuellement ou par la Cour internationale de Justice (CIJ). En effet, les lois internationales ne peuvent intervenir dans des questions domestiques si les systèmes judiciaires locaux sont perçus comme indépendants et solidement assis.
Nous vivons un moment rare dans l’histoire et il ouvre des opportunités pour les gens qui luttent pour la libération et la justice en Palestine.
Au cours d’une rencontre à Téhéran, l’Iran a conseillé au mouvement palestinien du Hamas et au mouvement libanais du Hezbollah de s’abstenir de toute action et de permettre qu’une implosion ait lieu depuis l’intérieur même d’Israël.
Je ne suis pas d’accord, bien que je ne veuille pas dire qu’il y ait, ou qu’il y ait jamais eu, une possibilité militaire de libérer la Palestine. Toutefois, le moment est propice pour énergiser la résistance populaire palestinienne et pour unir et les Palestiniens et leurs partisans autour d’une vision et d’un programme autour desquels ils seront d’accord. Cette mobilisation est enracinée dans la lutte nationale palestinienne pour la démocratie et pour l’autodétermination, et ce, depuis 1918 déjà.
Article publié le 31 juillet 2023 sur The Palestine Chronicle
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine