Jour d’avant et jour d’après

Notes pour intervention au Bandoung du nord – Macba – Barcelone

Michèle Sibony – décembre 2023

Nous sommes témoins d’une deuxième Naqba en Palestine, la stratégie israélienne – qui nous le savons à présent avait été soumise dès 2007 aux Etats-Unis – d’expulsion vers l’Égypte de toute la population de Gaza a trouvé le moment de son développement, avec l’attaque du 7 octobre par les groupes armés de plusieurs partis politiques présents à Gaza.

Je repartirai pour parler de cette attaque de ce qui se passait le jour d’avant.

Le jour d’avant 

Que se passait-il avant le 7 octobre en Israël ?

Les manifestations qui se sont succédées, chaque semaine depuis des mois (38 semaines) se plaçaient sous la bannière d’une démocratie à retrouver. Une démocratie mise en danger par le dernier gouvernement formé en novembre 2022, le 3e dirigé par Benyamin Netanyahu, qui allie dans une coalition : droite extrême, extrême droite, et nationalistes religieux. Cette coalition a passé la première loi d’une série de plus de 20 destinées à réduire les prérogatives de la Cour suprême israélienne. La cour suprême, en l’absence de constitution, sert de check and balance (contrôle et équilibre) en Israël. Une de ces lois permettrait à une majorité simple de 61 votants sur 120 membres du parlement israélien d’invalider une décision de la cour suprême.

La première de ces lois qui vient de passer établit que la Cour suprême ne pourra invalider une loi fondamentale proposée par un ministre. Toutefois rien n’indiquant ce qui caractérise une loi fondamentale, la porte reste ouverte à tous les abus. Ce dernier gouvernement a aussi fait passer d’autres lois, qui sur le fond déclinent « la loi État-nation du peuple juif » votée en 2018 sous le précédent gouvernement Netanyahu. Cette loi État-nation qui n’accorde qu’au seul peuple juif l’autodétermination nationale, rejoint de fait la série de lois fondamentales dont le corpus remplace une constitution.

Ainsi ont été votées par exemple :

– une loi qui punit différemment et plus durement les violences contre une femme juive par un arabe que par un juif, au prétexte que dans le premier cas il s’agirait le plus souvent d’un acte de terrorisme du nationalisme palestinien. [1]

– une loi qui inscrit la légalité de la discrimination envers les Palestiniens dans l’attribution de logements dans les commissions de candidatures à de nouvelles communautés ( et qui contredit la décision Kadan de la cour suprême qui avait jugé illégale cette pratique.)[2]

En projet, plusieurs lois visent en particulier les femmes : un texte qui remet en question l’égalité des sexes[3] et même un texte visant à interdire l’accès des femmes au mur des lamentations. [4]

Pendant ce temps, se déployait en Cisjordanie la violence des colons lâchés comme des chiens par Itamar Ben Gvir ministre de la sécurité nationale, et lui même colon de Cisjordanie. Celui-là même qui avait négocié en avril dernier la création d’une nouvelle garde nationale totalement indépendante de la police et placée sous sa direction en échange de son accord au gel du projet de loi sur la Cour suprême. Le projet a finalement été voté le 24 juillet, mais la garde existe.

Ces manifestations pour la démocratie (à part un cortège non négligeable d’anticolonialistes mais qui demeurait très minoritaire) ne parlaient ni de l’occupation ni de la colonisation, ni de la persécution des Palestiniens de Cisjordanie par les colons qui s’était considérablement amplifiée. Et surtout elles n’établissaient aucun lien entre la perte de démocratie pour le collectif juif, et la privation de droits des Palestiniens. Il s’agissait seulement pour le collectif israélien juif de maintenir ce qui de fait n’était pas leur « démocratie », mais le simple maintien de leurs privilèges coloniaux. À noter que la population de ces manifestations était majoritairement issue de la classe moyenne sioniste plutôt à gauche, mais les exclus juifs, des banlieues et villes dites de développement ne soutenaient quasiment pas ce mouvement. Même si certains d’entre eux manifestaient contre les subventions accordées aux religieux et qui de fait leur échappaient.

En réalité une majorité des classes populaires juives défavorisées et mizrahis ( juifs orientaux, originaires des pays arabes ou musulmans) avait voté en soutien à B. Netanyahu et Ben Gvir surtout, qui leur garantissait le partage de la domination coloniale. « La puissance du slogan de Ben Gvir ”Qui est ici le propriétaire de la terre?” vient du fait qu’il s’adresse précisément aux membres de la société des colons qui n’ont pas le sentiment d’être les seigneurs, et qui n’ont pas bénéficié de tous les fruits de la suprématie juive, malgré leur appartenance au groupe puissant. À partir de là, explique Avi Ram Tzoref le chemin pour revendiquer le ”pouvoir juif” n’est pas très long. » [5]

On peut donc dire que pour une immense majorité de la population israélienne, à la veille du 7 octobre, il ne se passait rien.. (Un peu comme à la veille de mai 1968, un chroniqueur avait pu écrire « la France s’ennuie » ).

Ce qui arrive est donc le prix d’une inconscience et d’une invisibilité sur l’occupation et la colonisation, soigneusement cultivées en Israël par les médias et une propagande dont on ne peut imaginer ici la puissance. C’est aussi le prix de l’impunité accordée à Israël quoi qu’il fasse. D’une certaine façon, cette population israélienne a été elle aussi victime du régime colonial. Zaha Hassan et Daniel Lévy constatent : « La société israélienne fait l’expérience de ce que l’auteur et homme politique anticolonialiste franco-martiniquais Aimé Césaire a appelé « l’effet boomerang de la colonisation ». Les travaux de Césaire et d’autres ont étudié la manière dont les politiques utilisées par les États coloniaux sur les colonisés pouvaient ensuite être ramenées dans la métropole impériale et déployées contre les citoyens. »[6]

Les Israéliens ont payé le 7 octobre un prix très lourd et que bizarrement ils n’attendaient pas, de la politique d’occupation et de 16 ans de siège sur Gaza. Ils sont depuis passés par la sidération, la colère, le désarroi.. et sont sous l’emprise d’une propagande dont il est ici difficile, à nouveau, de comprendre la violence et l’ampleur, qui les maintient dans un circuit fermé de pensée coloniale. Avant, il ne se passait rien, tout allait bien, l’attaque du Hamas est du pur terrorisme sans autre cause que la haine du juif, selon une rhétorique qui utilise le paradigme des persécutions européennes : pogrom – holocauste – nazisme – extermination et dessine un « eux ou nous » absolu, éradicateur.

Cette politique israélienne constitue-t-elle une continuité ou une rupture dans le traitement du colonisé ?

Joseph Massad écrivait le 15 août dernier dans Middle East Eye :

« Malgré les condamnations par les sionistes libéraux des récentes violences commises par les colons israéliens à l’encontre des Palestiniens, les crimes commis par les générations précédentes sont plus horribles et d’une plus grande ampleur »..

Ce qui était peut être vrai le 15 août dernier, cette continuité dans la violence coloniale évoquée par Massad, est remise en question aujourd’hui, car ce qui appartenait à la continuité fait aujourd’hui rupture. Nous sommes certes renvoyés aux violences de la Naqba, de 1948. Cependant selon les chiffres de Rashid Khalidi, alors que l’ on comptait 20 000 morts civils palestiniens pendant toute la Naqba (1947-1949), ce chiffre est à présent atteint et dépassé en quelques semaines. Et pour ce qui concerne les Israéliens, il rappelle que c’est le 3e chiffre le plus élevé de l’histoire d’Israël : Plus de 800 civils en une seule journée. [On comptait 719 civils ont été tués au cours de la deuxième Intifada, qui a duré quatre ans, et la plupart des 6000 Israéliens tués en 1948 – nombre de morts le plus élevé jamais enregistré dans une guerre israélienne- étaient des soldats].

Pour la gauche travailliste israélienne et le centre après la Naqba, le problème immédiat est de gérer les Palestiniens restés sur le territoire d’Israël : ils sont placés sous administration militaire jusqu’en 1966. Puis la guerre de 1967 apporte de nouveaux territoires et des centaines de milliers de Palestiniens, et le régime se retrouve avec une démographie palestinienne impossible. Trop de Palestiniens, comment faire ? Après l’échec du processus d’Oslo, le mur de séparation est un projet de la gauche travailliste ; rappelons nous des slogans de l’époque : divorçons en paix, eux chez eux… nous chez nous. Le mur permet d’annexer des territoires, de dessiner et d’isoler des enclaves, il s’agit alors de préserver un état majoritairement juif afin qu’il reste démocratique. Ariel Sharon met ensuite en place l’infrastructure de la séparation – rappelons que le terme néerlandais d’apartheid signifie séparation- seul système trouvé pour garder une majorité juive sur une partie du territoire et garantir un État juif et démocratique : un minimum de Palestiniens sur un maximum de terres annexées (Les Palestiniens sont regroupés dans des bantoustans : c’est la cantonisation) réseau routier séparé et systèmes juridiques séparés .. Tout ceci c’est la continuité…c’est l’apartheid.

La rupture intervient avec le dernier gouvernement qui lui ne veut pas d’apartheid, pas de séparation, mais une annexion totale, la souveraineté absolue de la mer au Jourdain et toute la terre, avec le moins possible de Palestiniens, voire aucun. C’est ce qu’indique slogan de campagne de Ben Gvir : «Qui est ici le propriétaire de la terre?»

Et le Nouvel Observateur du 26 juin dernier rapportait les paroles sinistrement prophétiques du même Ben Gvir, venu trois jours plus tôt encourager les colons religieux qui venaient d’installer une colonie illégale (c’est-à-dire sans autorisation de l’État) sur une colline de Cisjordanie : « Nous devons avoir une implantation en bonne et due forme ici. Et pas seulement ici, mais sur toutes les collines environnantes. Nous devons occuper la terre d’Israël. Et en plus d’occuper la terre, nous avons besoin d’une opération militaire : démolir des bâtiments, tuer des terroristes, pas un ou deux, mais des dizaines, des centaines, et si nécessaire, des milliers ! C’est le seul moyen de renforcer le contrôle et de ramener le calme pour les résidents. Et, par-dessus tout, c’est comme ça que nous réaliserons notre grand objectif : la terre d’Israël pour le peuple d’Israël. »

La rupture c’est donc non plus l’apartheid mais l’épuration ethnique pure et simple, par l’expulsion ou le génocide. Une forme de retour à la violence fondatrice de la Nakba en 1948.

En passant de l’apartheid, de la séparation, à l’annexion-éradication affirmée, la nouvelle politique israélienne a renforcé l’idée d’un territoire unique, et l’attaque massive et meurtrière du 7 octobre est d’autant plus perçue comme une attaque existentielle. Ce n’est plus « eux chez eux, nous chez nous », (même si c’était un leurre) c’est clairement « eux ou nous ». Une guerre totale en quelque sorte.

Il est urgent de prendre du recul et impossible de prendre du recul tant qu’il n’y a pas de cessez le feu. Que signifie prendre du recul ? Il faudra ou faudrait faire un bilan véritable (non dicté par la propagande israélienne et les porte-paroles de son armée, ni même les chiffres du Hamas) : une commission d’enquête internationale requise avec des experts indépendants, mais on voit bien que ça c’est l’après.

Le jour d’après 

La question qui se pose alors est : Y’a-t-il un après ? Faut-il croire à l’enfumage proposé par les occidentaux : deux États… un État palestinien … pour lequel il n’y a aucun partenaire israélien ? C’est toute la politique de Netanyahu et de son gouvernement qui est fondée sur ce refus. N’est-ce pas plutôt un état de guerre permanent dont parle Jonathan Cook en concluant son article du 17 novembre dernier [7] « Mais leur objectif, quoi qu’ils prétendent, n’est pas une solution ou une résolution. C’est la guerre permanente. »

De quoi est faite l’alliance occidentale avec Israël ?

Si l’on exclut la version complotiste d’une puissance juive occulte, il faut penser à l’industrie de l’armement, dont Israël est un important client, évoquer le racisme impérialiste occidental, la place historique d’Israël et plus que jamais actuelle de seul allié sûr de l’Occident au Moyen-Orient ; l’Arabie Saoudite vient de passer un accord avec l’Iran sous le patronage de la Chine, on assiste à des alliances arabes avec la Russie, aléatoires et circonstancielles.. Syrie et Irak sont détruits .. Le risque de cette alliance et de ses effets, est celui d’ une fracture nord sud définitivement consommée.

Jonathan Cook explique le rôle des États-Unis, dans l’article précité : ( leur objectif ) C’est perpétuer le « cycle de la violence ». C’est graisser les bandes de roulement des chars de la machine de guerre rentable de l’Occident, en multipliant ces mêmes ennemis dont, jurent-ils aux opinions publiques, ils veulent les protéger.  Que les Palestiniens soient renvoyés à l’âge de pierre à Gaza, comme le souhaitent depuis longtemps les commandants militaires israéliens, ou qu’ils soient expulsés vers des camps de réfugiés dans le Sinaï, ils n’accepteront jamais d’être traités comme des « animaux humains ».

Leur combat se poursuivra. Et Israël et Washington devront continuer à inventer des mensonges, chaque fois plus invraisemblables, pour tenter de nous persuader que l’Occident a les mains propres.

Et Joseph Massad évoque un autre aspect dans un article du 10 octobre intitulé : Guerre israélo-palestinienne : Pourquoi l’Occident se rallie à la dernière colonie de peuplement : « Israël étant la dernière colonie de peuplement en Asie ou en Afrique qui continue d’être régie par des lois et des institutions racistes, l’Occident considère sa survie comme le dernier rempart de l’Europe et des États-Unis pour soutenir le racisme et le colonialisme de peuplement à l’extérieur de leurs frontières et contre les hordes barbares de non-Européens qui résistent à la domination coloniale et sont déterminés à la renverser. Si une éventuelle intervention militaire directe de l’Occident et sa participation à la guerre pour soutenir Israël peuvent s’avérer rhétoriques et servir à des fins de propagande, les sentiments racistes qui les sous-tendent sont bien réels.»[8]

Azmi Bishara détaille la stratégie étatsuniene au Moyen Orient[9] : Au cours des deux dernières années, la stratégie internationale du président américain Joe Biden a été axée sur les points suivants :

– la lutte contre l’expansion de l’influence chinoise, l’endiguement de la Russie par un soutien ferme et indéfectible à l’Ukraine, et la tolérance zéro à l’égard de toute hésitation de la part des États européens. Avec cette approche, il a cherché à reconstruire la cohésion au sein de l’OTAN après les dommages infligés par son prédécesseur, le président Donald Trump, et d’envoyer un message fort à la Russie et à la Chine sur la nécessité de mettre fin aux tentatives d’expansion de leurs sphères d’influence, notamment en Asie et en Europe, voire dans les États occidentaux eux-mêmes.

Cette nouvelle doctrine exige la loyauté des alliés des États-Unis au Moyen-Orient en échange d’aménagements de leurs conditions et d’un accord pour ne pas critiquer leur bilan en matière de droits de l’homme, leur permettant ainsi de contrer les incursions chinoises et russes au Moyen-Orient sans qu’une intervention militaire américaine directe ne soit nécessaire. Cette approche vise à construire un axe israélo arabe fidèle aux États-Unis, capable de maintenir la « sécurité et la stabilité » dans la région …et intégrer Israël en tant que partie active et acceptable de l’ordre régional …

… et il poursuit :

Pour forger cet axe, qui devrait s’étendre de l’Inde aux frontières de l’Europe, il faut mettre de côté la question palestinienne. Pourtant, les événements récents, la réponse d’Israël à ces événements, la réaction des peuples arabes et la préoccupation de l’opinion publique internationale à propos de la guerre, ont démontré que la cause de la Palestine ne peut être ignorée ou rejetée. C’est ce qui explique en grande partie la colère des États-Unis et leur alignement sur l’objectif d’Israël de porter un coup si fatal au Hamas qu’il ne pourra plus se regrouper en tant que force armée sérieuse capable de perturber les accords régionaux, voire de gouverner et d’administrer la bande de Gaza.En d’autres termes, si l’on considère l’échec de la marginalisation de la cause palestinienne, M. Biden a conclu non pas qu’une résolution juste est impérative, mais que le Hamas – et tout ce qui fait obstacle à cette marginalisation – doit être éliminé.

Pourquoi ce déni ou refus de reconnaître le génocide en cours ?

Il ne s’agit pas là d’un débat ou d’une controverse sur les mots. La convention sur le génocide adoptée le 9 décembre 1948 est un outil du droit international qui a codifié le crime de génocide Le crime de génocide fait partie des crimes contre l’humanité : destruction d’un groupe humain pour des raisons politiques, religieuses ou raciales, et ce crime est imprescriptible, c’est-à-dire que l’action publique en matière de poursuites ou de sanctions pénales a une durée illimitée. De plus, « Fait important, la Convention engage les États parties à prendre des mesures pour prévenir et sanctionner le crime de génocide, y compris en adoptant la législation nécessaire et en prévoyant des sanctions contre les personnes coupables, « qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers » (article IV).[10]

Les grands politologues ne veulent pas parler morale ou éthique, en parler est pourtant nécessaire, parce que s’il y a génocide, outre les questions juridiques de la prévention et de la sanction, c’est une question morale qui va se poser à tout l’Occident, laisser faire et refuser de nommer ce qui se passe, va nous replacer tous dans la situation du lendemain de la 2e guerre mondiale, devant un effondrement de toutes les valeurs morales et humanistes de l’Europe et de l’Occident.

Un avocat palestinien spécialisé dans les droits humains, Rabeah Eghbariah, qui achève son doctorat de droit à Harvard, a écrit un article sur le génocide et les raisons du refus occidental de le reconnaître pour tel. Son article, finalement refusé par la revue de droit de Harvard a été publié le 21 novembre dans «The Nation » [11]. Il pose la même question : pourquoi ce déni de reconnaissance du crime de génocide en cours malgré les innombrables alertes et avertissements d’experts internationaux et de l’ONU ?

Le génocide est-il vraiment le crime de tous les crimes s’il est commis par des alliés occidentaux contre des peuples non occidentaux ? C’est la question la plus importante que la Palestine continue de poser à l’ordre juridique international. La Palestine apporte à l’analyse juridique une force de démasquage : elle dévoile et nous rappelle la condition coloniale permanente qui sous-tend les institutions juridiques occidentales. En Palestine, il y a deux catégories : les civils endeuillés et les humains-animaux sauvages. La Palestine nous aide à redécouvrir que ces catégories restent racialisées selon des critères coloniaux au XXIe siècle : la première est réservée aux Israéliens, la seconde aux Palestiniens…. Les Palestiniens deviennent les « sauvages » contemporains de l’ordre juridique international, et la Palestine devient la frontière où l’Occident redessine son discours de civilité et dépouille sa domination de la manière la plus matérielle. La Palestine est le lieu où le génocide peut être perpétré comme un combat du « monde civilisé » contre les « ennemis de la civilisation elle-même ». En fait, un combat entre les « enfants de la lumière » contre les « enfants des ténèbres ».

De quoi l’alliance est-elle aussi le nom ?

Que signifierait ou signifiera aussi l’effondrement moral d’Israël coupable de génocide ? Il faut évoquer ici une forme de perversité occidentale, fondée sur la haine chrétienne du peuple « déicide », et le désir vieux comme l’Europe de se débarrasser de Ses juifs.. jusqu’au génocide, puis jusqu’à l’État juif ailleurs, mais cette fois dans un pacte impérialiste qui engage une responsabilité tutélaire…comment se laver définitivement de cette culpabilité du crime de génocide contre les juifs… Quelle résolution idéale, s’ils en commettent un à leur tour ! Israël qui se voulait lumière des nations, deviendra leur nuit et brouillard. Et la boucle sera bouclée… croit-on..

Personne ne peut sortir indemne d’un génocide, ni les victimes ni les coupables et dans les coupables il faudra à nouveau compter l’Occident.

« Au milieu du chaos il y a aussi une opportunité » disait le philosophe : si passée l’hystérie israélienne entretenue par une propagande phénoménale, une partie au moins de la population décide au lieu de fuir, d’affronter le problème.. (Michel Warschawski décrivait en effet dans son livre : « à tombeaux ouverts » le risque d’un départ massif des classes aisées et une société pauvre, religieuse, et réactionnaire livrée à elle-même restée sur place) mais donc si une partie au moins décide de ne pas fuir et d’affronter la situation, il y a des solutions, qui passent toutes par une seule et même entrée : renoncer au suprémacisme, c’est à dire à la forme de souveraineté ethnique imposée par le sionisme et arriver d’une façon ou d’une autre à une souveraineté partagée. Ce qui devrait être évident pour toutes les démocraties occidentales pour lesquelles, sur le modèle républicain issu de la révolution française : la Souveraineté est détenue par le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens constitués en corps politique : la Nation.

Comment bloquer la lutte des populations occidentales ?

Ainsi que le rappelle utilement Azmi Bishara [12] «  L’État d’occupation n’est pas combattu parce qu’il est juif, mais parce qu’il est un État d’occupation. En accusant d’antisémitisme les personnes vivant sous occupation, on efface la spécificité de l’antisémitisme religieux, idéologique et social auquel les Juifs ont été historiquement confrontés en tant que minorités religieuses en Europe. »

Le sionisme a toujours utilisé la même arme contre ses détracteurs : identifié au judaïsme, il a toujours considéré que toute opposition constituait une forme d’antisémitisme. Cette accusation a été reprise et mise à jour en Occident pendant la 2e intifada. Les opinions occidentales révoltées s’exprimaient en effet par de grandes manifestations, mais aussi notamment par le vote du parlement européen en avril 2002 condamnant Israël et réclamant la suspension de l’accord d’association qui le lie à l’Union Européenne et fait de lui un partenaire privilégié. Le 11 septembre avait permis à Ariel Sharon d’identifier la lutte occidentale contre le terrorisme avec celle d’Israël contre les Palestiniens. En France les Arabes rejoignent massivement les manifestations de protestation.

L’amalgame est lancé : critique d’Israël et antisionisme sont autant de manifestations d’antisémitisme. Une double instrumentalisation se met en place : les juifs français assimilés aux Israéliens par le pouvoir qui les défend et les protège, servent de contre feu aux critiques d’Israël ; la communauté arabo-musulmane, associée au risque de terrorisme est accusée d’antisémitisme. Ces deux instrumentalisations étroitement articulées mettent les juifs en danger, en les exposant à la colère de ceux qui prennent acte de leur assimilation à la cause d’Israël, et aussi en les intégrant dans le camp d’un Occident judéo-chrétien fantasmé en lutte contre l’islam. Elles interdisent à la communauté arabo-musulmane qui subit un racisme d’État exprimé dans des lois islamophobes, tout accès à une critique d’ordre politique, ne lui laissant en guise d’expression, que le ressentiment et parfois pire.

La dernière séquence que nous sommes en train de vivre a montré dès le 7 octobre l’affirmation de cette double instrumentalisation par le président Macron et la plus grande partie de la classe politique, à la notable exception du parti de gauche : la France Insoumise. Cette dernière est accusée d’antisémitisme pour avoir osé rappeler le contexte de l’attaque du 7 octobre, et refusé de participer à la grande manifestation contre l’antisémitisme du 12 novembre à Paris avec le rassemblement national. Cette manifestation, outre qu’elle n’était qu’une des formes du soutien à Israël et une réplique de l’amalgame antisionisme-antisémitisme, a blanchi l’extrême droite de tout antisémitisme, tant il est vrai en Occident qu’aujourd’hui pourvu qu’on soit sioniste, on peut être antisémite.

La prise de position du philosophe allemand Jurgen Habermas [13] a suscité une réflexion intéressante sur cette passion occidentale. Voici un extrait de sa lettre :  « Nous pensons qu’en dépit de tous les points de vue contradictoires qui sont exprimés, certains principes ne devraient pas être contestés. Ils sont à la base de la solidarité bien comprise avec Israël et les Juifs d’Allemagne »… « L’éthique démocratique de la République fédérale d’Allemagne, qui est axée sur l’obligation de respecter la dignité humaine, est liée à une culture politique pour laquelle la vie juive et le droit à l’existence d’Israël sont des éléments centraux qui méritent une protection spéciale à la lumière des crimes de masse de l’ère nazie. Cet engagement est fondamental pour notre vie politique. Les droits élémentaires à la liberté et à l’intégrité physique ainsi qu’à la protection contre la diffamation raciste sont indivisibles et s’appliquent à tous de la même manière. Tous ceux qui, dans notre pays, ont cultivé des sentiments et des convictions antisémites sous toutes sortes de prétextes et qui voient aujourd’hui une occasion bienvenue de les exprimer sans entrave doivent également s’y conformer.

Outre le fait que les Palestiniens n’existent pas dans cette configuration, européano-centrée, l’expression « tous ceux qui , dans notre pays« , au lieu de citoyens ou d’Allemands, n’est pas fortuite commente Azmi Bishara qui note qu’il est ici fait référence aux immigrés arabes et musulmans en Allemagne devenus selon Habermas une source d’antisémitisme.

Évidemment Habermas ne s’intéresse guère à toutes les autres formes de racisme qui sévissent en Allemagne. Le racisme antisémite est le seul qui l’intéresse au même titre que les gouvernements occidentaux qui prétendent tous protéger les juifs. Peut-être parce qu’il reste une affaire de blancs, et donc de racisme anti-blanc puisque paradoxalement, les juifs (les asiates d’hier) sont devenus occidentaux, par l’opération du sionisme. En d’autres termes, il s’agit d’un entre soi occidental agressé par les immigrés du Sud. L’identification occidentale se fait avec les Israéliens qui depuis le début étaient destinés à représenter « le poste avancé de la civilisation dans la barbarie » selon la formule d’Herzl. La Palestine marque la ligne de démarcation nord/sud dans un clivage mortifère qui se duplique à l’infini dans nos sociétés.

Comment lutter ?

Ilan Pappe propose un élément de réponse: [14] Nous assistons à un processus de globalisation de la Palestine : une Palestine globale composée de la société civile, de citoyens, de mouvements aussi divers que les mouvements indigènes, Black Lives Matter, les féminismes : en d’autres termes, tous les mouvements anticoloniaux, qui connaissent peut-être peu la question palestinienne, mais qui savent ce que signifie l’oppression.

Cette Palestine globale doit être capable d’affronter l’Israël global, composé des gouvernements occidentaux et de l’industrie militaire. Comment ? En connectant les luttes contre les injustices du monde entier en un seul réseau…

  1. https://www.slate.fr/story/251125/israel-knesset-loi-double-peine-crimes-sexuels-debat-reforme-judiciaire
  2. https://www.la-croix.com/Monde/Israel-loi-elargit-possibilite-localites-filtrer-habitants-arabes-2023-07-31-1201277350
  3. https://fr.timesofisrael.com/colere-disrael-womens-network-contre-un-texte-de-loi-relatif-a-legalite-des-sexes/
  4. https://www.courrierinternational.com/article/radicalisation-en-israel-un-projet-de-loi-veut-interdire-l-acces-des-femmes-au-mur-des-lamentations
  5. article de 2022 : «Ben Gvir représente une sous-classe de colons exigeant tous les privilèges dérivés de la dépossession des Palestiniens»
  6. mars 2023  article : Les Israéliens libéraux et les États-Unis ont donné du pouvoir à la droite des colons. Aujourd’hui, elle échappe à tout contrôle.
  7. https://www.chroniquepalestine.com/genocide-a-gaza-biden-a-plus-que-du-sang-sur-les-mains/
  8. https://www.middleeasteye.net/opinion/israel-palestine-why-west-rally-around-last-settler-colony
  9. Conférence du 28 novembre : War on Gaza
  10. C’est ce que souligne l’appel à la ratification universelle de la convention en 2017  :https://www.un.org/en/genocideprevention/documents/Appeal-Ratification-Genocide-FactSheet-FR.PDF
  11. https://www.thenation.com/article/archive/harvard-law-review-gaza-israel-genocide/
  12. article du 23 novembre2023 : moral matters in hard times
  13. lettre publiée à the Research Center “Normative Orders” at the Goethe University Frankfurt
  14. Dans un entretien avec une journaliste de Il manifesto publié aussi sur le site de sin permiso le 8 décembre 2023