Je suis Charlie… ou pas, disent mes élèves de lycée. Ils ont raison de s’interroger

Par Maiwen Leray
Professeure de philosophie

Publié le 16-01-2015

A la suite des attentats perpétrés contre « Charlie Hebdo », 200 incidents ont été recensés dans les établissements scolaires, selon le ministère de l’Education. Certains élèves n’ont pas voulu dire « Je suis Charlie ». Une réaction qui témoigne d’un questionnement intellectuel rassurant, affirme Maiwen Leray, professeure de philosophie dans un lycée de région parisienne.

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L’institution en général et certain-e-s enseignant-e-s en particulier ont mis les élèves dans une alternative absurde : « soit on est tous Charlie, soit on fait l’apologie du terrorisme ». Il n’est pas étonnant qu’elle ait produit des résultats apparemment incompréhensibles.

Nous sommes deux professeures qui livrons nos témoignages. Notre but ? dénoncer la construction médiatique de la figure de l’élève descendant de l’immigration comme menace à la République.

« Pourquoi on ne dit pas cela à la télévision madame ? »

Voilà ce que m’ont demandé mes élèves après que nous ayons ensemble discuté des événements de la semaine dernière. Et je dois moi-même retourner la question :

« Pourquoi les journalistes ne sont pas aussi sensé-e-s que mes élèves ? »

Je suis professeure en Terminale, dans un lycée de région parisienne, mixte socialement, mêlant des élèves de la bourgeoisie, à des élèves des classes populaires, des élèves blanc-he-s, à des noir-e-s, arabes, et juifs/juives. En quelques minutes, collectivement, exerçant de façon exemplaire leur esprit critique, ils/elles ont souligné et compris chacune des grosses erreurs logiques sous-jacentes aux commentaires journalistiques les plus fréquents.

Mon lycée, qui n’est pas un lycée de quartier populaire, n’est pas sous le feu des projecteurs, pourtant, ici comme ailleurs, les adolescent-e-s ne cessent de questionner le cadre lorsqu’il est imposé, sont toujours soupçonneux à l’égard du discours majoritaire, sont rétifs à certains raisonnements fallacieux. Ce qui est finalement plutôt rassurant ! Au lieu de s’indigner qu’ils ne soient pas tou-te-s « Charlie », on devrait en réalité saluer leur capacité à raisonner au-delà de l’émotion collective…

Être ou ne pas être Charlie ?

Le mouvement #JeNeSuisPasCharlie serait un mouvement qui refuse de s’associer au deuil des victimes de l’attentat perpétré à « Charlie Hebdo ».

On nous rapporte des témoignages d’enseignant-e-s désappointés parce que les élèves seraient solidaires des assassins de « Charlie Hebdo » car ils refuseraient de s’identifier au slogan « Je suis Charlie ». Ou encore des témoignages d’enseignant-e-s, ayant montré des caricatures aux élèves, et désespéré-e-s, du fond de leur vertu républicaine de voir que ces élèves, malgré leurs explications, continuent de penser que ces caricatures sont racistes, ou tout simplement blessantes et pas vraiment drôles.

Certains éditorialistes parlent même de commencer une chasse aux « #JeNeSuisPasCharlie ».

Ici, mes élèves n’ont eu aucune peine à voir le sophisme grave qu’il y a à associer la dénonciation de l’attentat à une adhésion à la ligne éditoriale du journal. Vouloir à tout prix démontrer que « Charlie Hebdo » était un journal qui ne posait aucun problème politiquement, c’est entériner de façon sous-jacente que si d’aventure c’était le cas, alors l’attentat pourrait être légitimé.

L’idée que « Charlie l’aurait bien cherché » n’est que l’autre face de ce sophisme. Il a semblé absolument évident à mes élèves que si on ne pouvait pas légitimer l’attentat par le contenu politique du journal, alors corrélativement, on pouvait tout à fait dénoncer la tuerie, tout en critiquant le contenu du journal, puisqu’il ne saurait y avoir aucun lien logique entre la ligne éditoriale du journal d’une part, et l’attentat d’autre part.

Dès lors, on peut très bien refuser de dire « Je suis Charlie », c’est-à-dire refuser de s’identifier à une ligne éditoriale, tout en dénonçant sans nuance l’attentat. J’ai commencé le cours par la mise en évidence de ce sophisme.

C’est l’institution qui est responsable, pas les élèves

Il a donc été limpide, pour ceux qui étaient arrivés en cours en disant que les dessinateurs n’étaient pas « tout à fait victimes », que finalement, si certaines prises de position des dessinateurs étaient critiquables, alors cependant rien ne pouvait légitimer leur assassinat.

A partir du moment où dans l’espace du cours, en tant que représentante de l’institution scolaire, j’ai explicitement autorisé l’expression d’une parole critique à l’égard de la ligne éditoriale du journal, les élèves qui étaient coincés dans un sophisme créé de toute pièce par l’injonction à tous « être Charlie » se sont sentis libérés. Ils ont pu alors sortir de la posture apparemment « barbare » dans laquelle ils/elles sont arrivés en cours et que d’autres enseignant-e-s auraient été prompts à rapporter, horrifiés, à la presse, sans comprendre que cette posture n’était que le résultat logique d’une injonction absurde.

Lorsqu’on enjoint tout le monde à « être Charlie », sans discussion possible de ce que ce slogan signifie et de ce que s’identifier à ce journal veut dire, qui, des élèves ou de l’institution scolaire, ne comprend pas ce qu’est la liberté d’expression et l’exercice de l’esprit critique ?

Dès lors, je ne suis guère étonnée des incidents rapportés ici et là pendant la minute de silence imposée sans discussion possible, ni des récits d’enseignant-e-s qui commencent par vouloir démontrer que « Charlie Hebdo » n’avait rien de raciste et qui ensuite ne comprennent pas pourquoi les élèves continuent à dire « Ils l’ont finalement bien cherché ».

C’est l’institution qui a produit ces réactions, par le cadre et les injonctions qu’elle a imposés et c’est encore l’institution, relayée par la presse, qui construit ces réactions comme problème public, figurant l’élève descendant-e de l’immigration comme une menace à la République.

« Pas d’amalgame » ?

Mes élèves m’ont ensuite posé la question des causes profondes de ces événements.

A émergé, dans les échanges collectifs, l’idée que si l’on partait du principe que les terroristes avaient commis un acte qui n’avait rien à voir avec l’Islam mais qui ressortait d’une idéologie politique ultra violente, alors chercher à prévenir le terrorisme en voulant réformer l’Islam était absurde.

Les capacités d’analyse logique de mes élèves devraient être mises au service de la République… et des éditorialistes qui depuis la semaine dernière se demandent comment « guérir » l’Islam de l’intérieur.

Une élève a alors posé la question de savoir quelles étaient les vraies causes de cette violence, se demandant ce qui poussait certains individus à adhérer à des idéologies terroristes, ayant donc bien compris que le vrai problème n’était pas l’idéologie qui servait de support au passage à la violence, mais les causes sociales et profondes de cette adhésion à une idéologie prônant la violence.

Les élèves ont très bien identifié que l’absence d’interrogations politiques sur ces causes effectives sociales et la focalisation sur la cause occasionnelle « religion » était la réalisation du fameux « amalgame » que l’ensemble du spectre politique disait pourtant rejeter.

Une autre élève a d’ailleurs souligné avec pertinence que si le Front National disait lui-même refuser cet amalgame, cette profession de foi du « pas d’amalgame » n’avait plus grande valeur. Un autre a également demandé si la terminologie « islamiste », pour désigner une idéologie qui n’avait rien à voir avec l’Islam même si elle s’en réclamait, ne sous-entendait pas un lien de continuité entre l’Islam et l’islamisme, le premier n’étant que la version « modérée », édulcorée du second.

Un quatrième a ajouté que dans la même veine, l’idée que les musulman-e-s devraient se désolidariser des actes terroristes sous-entendait que par défaut les musulman-e-s seraient potentiellement solidaires, ce qui participait du même fameux amalgame que tout le monde dit rejeter, tout en le reconduisant sans cesse.

« Justice a été rendue » ?

Puis mes élèves m’ont également fait part de leur perplexité face à certaines expressions employées par la presse ou par des hommes politiques :

– « Madame, dire que les terroristes, sont des « monstres », des « barbares », c’est dire qu’on ne peut pas comprendre ce qui les a conduit à agir ainsi ? »

– « En disant cela, on fait comme si ce n’étaient pas vraiment des humains, comme s’ils ne faisait pas pas partie de notre société, et on ne se donne pas les moyens de comprendre, on ne prend pas nos responsabilités ».

Plusieurs se sont souvenus d’un cours sur Hannah Arendt à propos d' »Eichmann à Jérusalem » et ont rappelé que comprendre les causes d’actes moralement injustifiables ne conduisait pas à excuser ces actes, mais qu’au contraire, c’était une manière de prendre ses responsabilités en réfléchissant à comment prévenir, à l’avenir, ce genre d’actes.

Il a alors semblé urgent aux élèves que l’Etat se pose les bonnes questions et agisse sur les vraies causes de cette violence, sans la rejeter dans l’altérité radicale du barbare, ni celle de l’Islam ou encore celle de l’immigration.

Un élève me demande en effet : « Vous pensez qu’ils vont vraiment prendre leur responsabilités et vraiment chercher les vraies causes, Madame ? ».

Il a souligné que le fait que les terroristes soient morts étaient « une perte pour nous tous », puisque les interroger auraient permis de mieux comprendre leur parcours, de mieux saisir ce qui les avait conduit là. Un deuxième s’est aussi indignée que le « Figaro » puisse titrer : « Justice a été rendue », puisqu’il lui semblait clair que la justice c’était un procès, un jugement, une peine, le tout conformément aux lois.

Paris, capitale du monde ?

Les élèves ont aussi questionné l’ampleur de la mobilisation, tant à l’échelle nationale qu’internationale.

Comment expliquer la disproportion entre cette mobilisation en France et celle ayant suivi la mort des enfants de Toulouse en 2012 ?

Comment expliquer que le monde entier vienne à Paris, quand ailleurs d’autres massacres ont eu lieu dans l’indifférence ?

Comment, si ce n’est parce que toutes les vies n’ont pas la même valeur pour tout le monde, et parce que « quand ce sont des gens connus, ça mobilise plus que quand c’est des enfants juifs ou des gens en Afrique ? ».

Que des adolescents questionnent le discours majoritaire, qu’ils interrogent ce qu’ils perçoivent comme des injustices, tout ceci est en réalité une excellente nouvelle, et ce questionnement est partagé par des élèves de milieux très différents.

La focalisation sur les élèves racisé-e-s de banlieue vise à construire la figure d’élèves descendant-e-s de l’immigration qui seraient intrinsèquement rétifs à « nos » valeurs, à savoir complaisants à l’égard de la violence terroriste.

C’est cette même perception déshumanisante de ces élèves-là qui explique que personne ne fait écho, depuis la semaine dernière, aux angoisses profondes, au mal-être des élèves s’identifiant comme musulman-es et se demandant si un avenir est encore possible pour elles/eux en France.

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