« Je suis Charlie »: même pour le conflit israélo-palestinien?

Publié le mercredi 18 janvier 2017 sur le site de La Libre Belgique
Dans la rubrique OPINION
CONTRIBUTION EXTERNE

Ce lundi 9 janvier, Dyab Abou Jahjah, activiste et essayiste bruxellois, a été remercié par le quotidien De Standaard, dans lequel il tenait une chronique hebdomadaire depuis trois ans. Motif : un message posté sur Facebook, quelques heures après l’attaque au camion-bélier à Jérusalem, qui coûta la vie à quatre militaires israéliens. Ce message – « By any means necessary ! #FreePalestine » – a rapidement été précisé par un autre : « Une attaque contre des soldats occupants dans un territoire occupé n’est pas du terrorisme! C’est un acte de résistance. Il s’agit d’un droit reconnu en droit international. » Ces prises de position lui vaudront une série de tweets incendiaires du secrétaire d’Etat à l’Asile et à l’Immigration, Théo Francken, lequel enjoindra De Standaard à se séparer de l’intellectuel Belgo-Libanais.

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On peut être choqué par le message de Dyab Abou Jahjah. Après tout, trois femmes et un homme ont perdu la vie dans un attentat. Un attentat qui, selon le gouvernement israélien, doit être attribué à l’organisation « Etat islamique ». Des conclusions pour le moins hâtives, puisqu’elles ont été formulées juste après l’attaque et ne reposent, jusqu’à présent, sur aucune revendication de Daech. Elles ont malgré tout été relayées telles quelles par plusieurs médias occidentaux. Un minimum de précaution oratoire aurait pourtant dû être de mise, dans la mesure où ces conclusions collent parfaitement avec la propagande de l’Etat hébreu qui, ces dernières années, tente inlassablement d’assimiler toute forme de résistance palestinienne aux agissements terroristes de Daech. Le raisonnement est limpide : tout comme la France, la Belgique, ou l’Allemagne dernièrement, Israël est victime de la violence des terroristes islamistes qui cherchent à le détruire. Un Palestinien s’opposant à l’occupation israélienne serait donc de la même trempe qu’un djihadiste sévissant à Raqqa, ou prêt à se faire exploser en Europe.

C’est contre cet amalgame récurrent qu’a tenu à réagir Dyab Abou Jahjah. Dans un texte publié ce lundi sur son blog, il dit espérer que l’Etat islamique ne vienne pas salir le combat d’un peuple qui vit depuis des décennies sous occupation militaire étrangère. Cependant et quoi qu’il advienne, le fondateur de Movement X tient à rappeler la légitimité de la lutte pour la libération de la Palestine. Pas tant en détaillant la situation intenable dans laquelle vivent les Palestiniens, victimes de crimes de guerre et de mesures assimilables à de l’apartheid. Non, pour démontrer la légitimité de leur combat, il se contente de renvoyer le lecteur à un cadre juridique crucial pour la préservation de la paix dans le monde : le droit international. En effet, celui-ci garantit à tout peuple vivant sous occupation étrangère le droit à la résistance, en ce compris la résistance armée. L’attaque de dimanche dernier, perpétrée contre des cibles militaires dans une zone occupée, peut donc être assimilée à l’exercice d’un tel droit.

On peut ne pas être d’accord avec la méthode utilisée lors de l’attaque à Jérusalem, voire, plus largement, répugner à soutenir toute forme de recours à la violence. C’est le cas de plusieurs d’entre nous. Il n’en demeure pas moins que, dans le contexte énoncé ci-dessus et d’un point de vue strictement juridique, on peut considérer que cette violence est légitime et n’est, en tout cas, en rien assimilable à du terrorisme. L’expression publique d’un tel point de vue ne devrait donc pas être répréhensible. Elle vient pourtant de coûter sa place à un chroniqueur connu pour faire bouger les lignes du débat public et être une des rares voix issues de la diversité à véritablement compter sur la scène médiatique belge. A nos yeux, ce renvoi est donc totalement injustifié et rétrécit fortement la notion même de débat démocratique.

Deux ans presque jour pour jour après avoir défilé aux cris de « Je suis Charlie » et réaffirmé la liberté d’expression comme une valeur intangible de notre société, est-ce vraiment là le genre de signal que nous souhaitons envoyer à la jeune génération ? Voulons-nous vraiment démontrer qu’un secrétaire d’Etat de droite nationaliste peut aligner les dérapages racistes sans la moindre sanction, puis obtenir la tête d’une figure médiatique, sous prétexte que celle-ci défend la résistance palestinienne sous toutes ses formes en accord avec le droit ? Devons-nous absolument prouver que le slogan « Je suis Charlie » vaut pour tous les sujets de débat, sauf le conflit israélo-palestinien ? Si l’on voulait faire le jeu des antisémites et des adeptes des théories du complot, on ne s’y prendrait pas autrement.

Mais peut-être existe-t-il encore en Flandre ou, plus largement, en Belgique, un ou plusieurs médias capables d’offrir une tribune à des personnalités qui, certes, expriment parfois des opinions qui nous dérangent, mais toujours dans un cadre respectueux du droit et de la démocratie. C’est, en tout cas, notre espoir pour la qualité du débat public dans ce pays, la pérennité de la liberté d’expression et la construction d’une société pluriculturelle basée sur la justice et l’égalité entre ses citoyens.

(*) Voici la liste des signataires:

Dirk Adriaensens, membre du comité exécutif du BRussells Tribunal
Rachida Aziz, créatrice de mode
Marianne Blume, auteur et ancienne enseignante à Gaza
Rony Brauman, ancien directeur de MSF et professeur à l’université de Manchester
Eric Corijn, professeur de études urbaines (VUB)
Olivier Corten, professeur de droit international (ULB)
Ludo De Brabander, porte-parole de l’asbl Vrede
Jacques Bude, professeur émérite de psychologie sociale (ULB)
Barbara Delcourt, professeure en Science politique (ULB)
Lieven De Cauter, professeur de philosophie (KULeuven)
Didier de Lannoy, romancier
Ouardia Derriche, sociologue
Alexis Deswaef, président de la Ligue des Droits de l’Homme
Ludo De Witte, sociologue
Fikry El Azzouzi, auteur
Nadia Fadil, professeure-assistante en sociologie (KULeuven)
Henri Goldman, auteur
Anne Grauwels, co-présidente de l’UPJB
Alain Gresh, journaliste, directeur de « Orient XXI »
Dirk Jacobs, professeur de sociologie (ULB)
Marc Jacquemain, professeur de sociologie (ULg)
Maarten Loopmans, professeur de géographie sociale (KULeuven)
Alain Maskens, médecin et auteur
Mohsin Mouedden, président de l’asbl Les Ambassadeurs de la Paix
Mohamed Ouachen, artiste
Hamel Puissant, formateur (Centre Bruxellois d’Action Interculturelle)
Khadija Senhadji, anthropologue
Michel Staszewski, professeur d’histoire
Candice Vanhecke, journaliste
Philippe Van Parijs, professeur de philosophie politique (Université Saint-Louis)