Interview de Pierre Stambul dans le journal Le Ravachol : « Israël, la Palestine, les Juifs et le sionisme »

Interview de Pierre Stambul dans le journal Le Ravachol : "Israël, la Palestine, les Juifs et le sionisme"

Dans le N°84 – Janvier 2024

On parle énormément de la Palestine et d’Israël dans les médias depuis le 7 octobre. Or on a tendance à oublier que cette guerre n’a pas commencé à cette date mais est en cours depuis près de soixante dix ans. Qu’en était-il avant le 7 octobre ? Comment Israël a installé cette domination dans la région avec la bénédiction des États impérialistes ?

Cette guerre a commencé à la fin du XIXième siècle. L’idéologie sioniste a été minoritaire chez les Juifs jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale. C’est une réponse à l’antisémitisme mais la pire des réponses. Le sionisme est une théorie de la séparation qui a affirmé d’entrée que Juifs et non-Juifs ne peuvent pas vivre ensemble, ni dans le pays d’origine, ni dans le futur État juif. Le sionisme n’a pas combattu l’antisémitisme, il s’est appuyé sur les antisémites avec qui il partageait l’idée que les Juifs devaient quitter l’Europe. En choisissant la Palestine, les sionistes ont inventé la théorie de « l’exil et du retour », le fait que les Juifs rentreraient chez eux après 2000 ans d’exil. C’est une pure fiction : les Juifs sont des descendants de convertis de différentes périodes et de différentes régions et les descendants des Judéens de l’Antiquité sont essentiellement les Palestiniens.

Le sionisme a été d’entrée un colonialisme de remplacement, visant à expulser le peuple autochtone. C’est un nationalisme qui a copié sur les nationalismes européens l’idée meurtrière de l’État ethniquement pur. Ce nationalisme a créé le peuple, la langue et la terre.

Il n’y a plus de débat sur la guerre de 1948-49. Cela a été un nettoyage ethnique prémédité qui a abouti à l’expulsion de la plupart des Palestiniens. La déclaration d’indépendance a créé un État juif où les Palestiniens qui ont échappé à l’expulsion sont devenus des étrangers dans leur  propre pays. Le nouvel État a violé en toute impunité la résolution 194 de l’ONU. Non seulement les réfugiés palestiniens n’ont pas pu rentrer chez eux mais Israël a détruit des centaines de villages et effacé les traces de la Palestine.

Il n’y a plus non plus de débat sur la « Guerre des six jours » (1967). Il s’est agit d’une guerre de conquête préparée à l’avance et la colonisation des territoires occupés a commencé tout de suite. Israël a violé en toute impunité la résolution 242 qui exigeait l’évacuation des territoires occupés.

En 1977, l’extrême droite sioniste est logiquement arrivée au pouvoir, les électeurs israéliens ayant préféré l’original à la copie.

Les accords d’Oslo ont été une gigantesque supercherie. La seule chose qui a été signée, c’est l’obligation pour l’occupé d’assurer la sécurité de l’occupant.

Depuis Oslo, le nombre de colons a quintuplé. Plus de 850000 Palestiniens ont connu la prison depuis 1967. Ce qui reste de la Palestine est un confetti sans unité territoriale. Les habitants de Cisjordanie sont agressés quotidiennement par les colons et l’armée. Gaza où 75% des habitants de ce minuscule territoire sont des réfugiés est bouclé par terre, par air et par mer. Il y a eu 7 bombardements massifs depuis 2008. Et les manifestations non-violentes de 2018-19 (les Marches du Retour) ont été réprimées avec une violence inouïe (350 morts, 10000 estropiés). Il était logique que la cocotte minute explose.

L’État d’Israël est souvent justifié comme une réponse au génocide nazi, cependant la colonisation en Palestine et les thèses sionistes ne sont pas apparus après la seconde guerre mondiale. D’où vient le sionisme, que porte-t-il ?

L’antisémitisme et le génocide nazi sont des crimes européens abominables. Les Palestiniens et en général le monde arabe n’ont aucune responsabilité. En 1945, il y a eu un consensus mondial pour que l’Occident se débarrasse de son crime antisémite en en faisant payer le prix aux Palestiniens. On a dit aux rescapés du génocide : « maintenant, vous avez un pays, vous partez quand vous voulez ». Israël n’est pas une réponse au judéocide : les institutions qui ont expulsé le peuple palestinien de son propre pays ont été créées des années avant Auschwitz. La banque coloniale juive date de 1898, le Fonds National Juif de 1901. La Histadrout, syndicat sioniste, date de 1920. L’article premier de ses statuts, c’est la défense du travail juif. Sa première action a été de boycotter les magasins « arabes » (1921). C’est la Histadrout qui a créé la compagnie Mekorot des eaux, la compagnie Zim de navigation, la compagnie Egged des bus, la compagnie Solel Boneh des travaux publics, les principales banques du pays, l’Agence Juive et même la future armée (la Haganah). Bien avant 1948 et avec la complicité du colonisateur britannique, il y avait déjà un État juif. Et il y avait un large consensus chez les sionistes pour expulser le peuple autochtone.

Depuis le 7 octobre, le conflit entre la Palestine et Israël est passé d’un cran avec une accentuation de l’épuration ethnique menée par l’État israélien. Comment analyser cette nouvelle phase ? Quel est l’objectif d’Israël ?

Le sionisme a toujours eu deux objectifs : un maximum de territoire et un État ethniquement pur. Actuellement, il y a entre Méditerranée et Jourdain sensiblement autant de Juifs israéliens que de Palestiniens. Mais ces derniers ont été fragmentés et privés de tout droit. Pour les dirigeants israéliens, une nouvelle « Nakba » est à portée de main. En détruisant Gaza et en massacrant indistinctement, ils espèrent qu’une bonne partie de la population fuira et que des pays accepteront leur réinstallation ailleurs. Sur ce plan, ils se trompent : la force des manifestations dans le monde arabe rend très difficile pour un chef d’État, même complice, l’acceptation d’un tel nettoyage ethnique. D’autant que parallèlement, en Cisjordanie, les agressions quotidiennes des colons et de l’armée ont le même but. Vider le territoire de sa population autochtone pour l’annexer.

Ce nettoyage ethnique n’est même plus dissimulé par les dirigeants israéliens. En ne s’y opposant pas, la « communauté internationale » piétine un peu plus les droits fondamentaux tels qu’ils ont été définis après 1945.

Des ponts sont tracés entre entre la lutte antisioniste et l’antisémitisme, les soutiens à la cause palestinienne, luttant contre la colonisation et la politique réactionnaire d’Israël sont la cible d’accusation d’antisémitisme. Pourquoi cette accusation systématique et comment lutter contre ?

Le vrai couple, c’est évidemment sionisme et antisémitisme. Dès la fin du XIXème siècle, Herzl courtise tous les dirigeants antisémites de l’Europe en leur faisant comprendre que leurs intérêts et ceux des sionistes sont les mêmes : qu’un maximum de Juifs quittent l’Europe. Drumont, le dirigeant des antidreyfusards, après avoir  lu « l’État des Juifs », écrira à propos d’Herzl : « ce Monsieur fait notre bonheur en faisant le sien ». En 1904 Herzl rencontre Plehve, l’organisateur des pogroms en Russie et celui-ci intercède en faveur du projet sioniste auprès du sultan ottoman. L’empereur allemand Guillaume II, apprenant qu’un congrès sioniste est en préparation, griffonne à son ministre de l’intérieur : « ne mettez aucun obstacle à quelqu’un qui veut nous débarrasser des Juifs ».

Balfour était un Chrétien sioniste. Premier ministre en 1905, il avait fait des déclarations virulentes contre ces Juifs qui venaient semer la révolution à Londres. Et en 1917, par la déclaration Balfour, il « offre » aux sionistes un pays. Il n’y a pas de contradiction. Pour les antisémites, les Juifs étaient des « parias asiatiques inassimilables en Europe » pour reprendre les termes d’Hannah Arendt. En partant en Palestine, ils devenaient des colons européens en Asie.

Après le génocide nazi, cette complémentarité entre sionistes et antisémites s’est à nouveau vérifiée. La « communauté internationale » a fait payer le prix de l’antisémitisme européen au peuple palestinien.

L’extrême droite partout dans le monde est aujourd’hui ouvertement pro-israélienne. Plusieurs de ses dirigeants ont fait le voyage en Israël : le néerlandais Wilders, le flamand Dewinter, le néonazi allemand Brinkmann ou le français Aliot. Les suprémacistes admirent Israël à l’image de de l’indien Modi ou du brésilien Bolsonaro. Les antisémites d’aujourd’hui comme le hongrois Orban ou les Chrétiens sionistes états-uniens qui ont financé l’essentiel de la colonisation sont des soutiens d’Israël.

On a trop tendance à oublier que les ancêtres politiques de ceux qui dirigent Israël ont fricoté avec le fascisme. Le père de Nétanyahou était le secrétaire particulier de Jabotinsky dont la milice, le Bétar, s’entraînait militairement en Italie fasciste dans les années 30.

Alors que l’antisémitisme a été une des formes les plus effroyables du racisme, les sionistes d’aujourd’hui profèrent les pires propos racistes. Pour Yoav Galant, ministre israélien, les Palestiniens sont des animaux humains. Pour Ayelet Shaked, les mères palestiniennes élèvent des serpents. Pour le maire adjoint de Jérusalem, il faut enterrer vivants les Palestiniens. En France, pour Goldnadel, « il y a des colonies de peuplement. Pas en Judée-Samarie où les Juifs sont chez eux mais dans le 9-3 ». Et pour Arno Klarsfeld, « les musulmans sont nombreux sur les chantiers. Ils ont des explosifs et vont tuer les Juifs ».

Le sionisme est un racisme qui a produit l’apartheid. Et l’antisionisme prône une idée inacceptable pour les sionistes : le « vivre ensemble dans l’égalité des droits ».

Pierre Stambul, vous êtes président de l’Union Juive Française pour la Paix. Quel sens cela a en tant que juif·ve de lutter contre la politique d’Israël ? Est-ce une façon de refuser le monopole de la parole des juif·ve·s ?

Je suis un des porte-paroles. Il n’y a plus de titres dans l’UJFP. Le terme « juif » a longtemps représenté dans l’imaginaire collectif les victimes d’un effroyable génocide ou des gens qui ont préservé une identité universaliste en considérant que leur émancipation comme minorité opprimée passait par celle de l’humanité. Aujourd’hui, le mot « juif » est associé à un État colonial, à l’apartheid, au suprémacisme, aux crimes impunis.

Il n’était pas possible pour l’UJFP de laisser le « J » à des suprémacistes et à des assassins. L’UJFP a commencé avec le slogan « pas de crime en notre nom ». Nos amis de JVP (Jewish Voice for Peace) qui ont occupé la gare centrale de New-York et la Statue de la Liberté, nous montrent la voix.

Cette guerre n’est ni raciale, ni religieuse, ni communautaire. C’est une guerre coloniale. Il est utile qu’il y ait une composante juive dans le mouvement de solidarité avec la Palestine.

L’UJFP mène depuis 2016 des actions de solidarité à Gaza, notamment avec les paysans et aujourd’hui pour secourir les sans-abris. Nos amis sillonnent la bande de Gaza avec des tee-shirts « Union Juive Française pour la Paix ». C’est une belle réponse aux assassins de l’armée israélienne.

Quant à ceux qui prétendent parler au nom des Juifs de France (le CRIF, les pseudo-philosophes, le consistoire …), ils déshonorent le judaïsme, qu’il soit laïque ou religieux. Ils somment les Juifs d’être complices. Sinon, ils sont taxés de « traîtres ».

Ils attisent l’antisémitisme par leur soutien inconditionnel aux massacres en cours. Ils montrent chaque jour que le sionisme n’est pas seulement un crime contre les Palestiniens. C’est une idéologie suicidaire pour les Juifs.

Depuis des années, on constate une évolution croissante des crimes antisémites en France. Un slogan existe : « La liberté des palestiniens c’est la liberté des juif·ve·s dans le monde ». Comment lutter efficacement contre l’antisémitisme et contre celles et ceux qui se servent de la lutte antisioniste pour masquer leur haine des juif·ve·s ?

L’antisémitisme (le terme est impropre, les Juifs ne sont pas des « sémites ») a été un racisme à part au moment de l’extermination nazie. Il ne l’est plus. Il serait faux de dire qu’il y a aujourd’hui plus d’antisémitisme que de racisme contre les Noirs, les Arabes, les Roms ou les Musulmans. L’UJFP lutte contre le racisme sous toutes ses formes. La politique du gouvernement français qui multiplie stigmatisation, répression et violences policières  contre la population postcoloniale et qui dit en même temps que contre les Juifs, c’est interdit ne protège pas les Juifs. Au contraire, elle les met en danger.

La lutte contre l’antisémitisme doit être partie prenante de la lutte contre tous les racismes. Nous avons la légitimité d’affirmer que ce qui se dit aujourd’hui contre les musulmans ressemble beaucoup à ce qui se disait des Juifs dans les années 30.

Il n’est pas du tout évident qu’il y ait une explosion d’actes antisémites en France. Et on ne peut faire aucune confiance à leur recensement par Monsieur Darmanin. Pour lui, crier « Palestine vivra, Palestine vaincra » est antisémite. En tout cas, il n’existe pas de parti politique ou de mouvement de masse ayant un programme antisémite. Par contre la confusion entretenue entre « juif » et « sioniste » attise l’antisémitisme.

Il y a eu, il y a 20 ans, quelques antisémites infiltrés dans le mouvement de solidarité avec la Palestine. Ils ont été isolés et chassés. En Palestine, l’histoire de ce pays, gardien des Lieux Saints des trois religions monothéistes, fait que la distinction entre juif et sioniste va de soi. Dans tous mes voyages en Palestine, je me suis toujours présenté comme « Union Juive Française pour la Paix ». Et on m’a répondu : « nous sommes contre l’occupation, nous n’avons rien contrte les Juifs ».

Par contre, il existe en France des mouvements, le RAAR et les JJR, qui passent leur temps à accuser la gauche d’être antisémite. Pour eux un slogan comme « séparation du CRIF et de l’État » est antisémite. Et l’UJFP est « la caution juive des antisémites ». Ces mouvements qui recopient ce que les Antideutsch ont fait en Allemagne cherchent à délégitimer la critique radicale du sionisme.

Quand l’UJFP intervient, en tant qu’association juive antisioniste, dans les « quartiers » pour défendre la Palestine et qu’elle entraîne comme réaction : « on ne savait pas qu’il y avait des Juifs comme vous », elle lutte efficacement contre l’antisémitisme.

Les forces révolutionnaires et démocratiques en Palestine sont faibles. Au sein du Ravachol, nous donnons régulièrement la parole à un groupe anarchiste palestinien, Fauda, et nous sommes bien conscient·e·s du poids politique de ce groupe. Que peut-on espérer pour l’avenir de la Palestine ?

Dans mes différents voyages en Cisjordanie ou à Gaza, je n’ai pas rencontré de gens se revendiquant de l’anarchie. Et parmi les anticolonialistes israéliens, je ne connais qu’un seul libertaire : Ilan Shalif, infatigable combattant. Il est venu à Saint-Imier en 2012.

Par contre à Gaza, j’ai rencontré les dirigeants de tous les partis politiques : Hamas, Fatah, FPLP, Jihad islamique, FDLP, PPP, FIDA … La société palestinienne est extrêmement pluraliste et il y a des forces révolutionnaires, le FPLP et (depuis une scission récente) Masar Badil.

Je vais décrire ce qu’était Gaza avant le 7 octobre : une société civile vivante, discutant avec passion. Vous entrez dans un taxi collectif et la discussion commence instantanément : « je suis pour le Hamas ». « Je suis contre le Hamas, ils sont corrompus ».

Cette société civile est souvent dégagiste : « les partis pensent à leur propre intérêt, pas au peuple ». « La division palestinienne, c’est une honte, c’est une victoire de l ‘occupant ». « Il nous manque un Mandela ». Et en 2011, une gigantesque manifestation, appelée par facebook, avait eu lieu à Gaza aux cris de « Fuck occupation, fuck Fatah, fuck Hamas ».

Cette société croit en l’avenir. Malgré des conditions que l’occupant rend terribles, elle essaie de cultiver la terre, de pêcher, de produire, de commercer, de faire la fête. Elle est altruiste. On essaie tant que possible de ne laisser personne à l’abandon. On partage. Cette société fait des efforts terribles pour éduquer les enfants. Il n’y a pas d’illétrisme. Bien que les études supérieures soient payantes (et cher) et bien que, souvent, elles ne mènent pas à un travail, il y a à Gaza 100000 étudiants dans 6 universités et 21000 diplômés chaque année.

La Palestine survit grâce à un nombre incroyable d’associations. Il y a les grosses associations : le PCHR, Al Haq (droits de l’homme), Addameer, Samidoun (prisonniers), UAWC (travailleurs de l’agriculture), comités populaires des camps de réfugiés, nombreuses associations de femmes, d’étudiants, de soignants. Et il y a un fourmillement de petites associations qui assurent le préscolaire, le périscolaire, l’entraide, le sport, les activités culturelles.

Ceux qui ont un salaire acceptent de donner plus, à l’image de cet ambulancier venu faire une conférence dans un quartier déshérité sur ce qu’il faut faire en cas de bombardement. Ceux qui ont des diplômes et pas de travail acceptent de travailler gratuitement, à l’image des psychologues de l’hôpital Al Shifa à Gaza.

172 associations de la société civile palestinienne ont signé en 2005 l’appel au BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) contre l’État d’Israël avec pour revendication l’application du droit international. L’espoir pour la Palestine est là, dans cette société civile qui résiste, même dans la pire adversité. Le peuple palestinien subit les pires coups avec la complicité honteuse des pays occidentaux. Mais il n’est pas vaincu.

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