Article paru dans le dernier numéro de la revue « Émancipation »
- Avec le titre de ton dernier ouvrage « Du projet sioniste au génocide », on pouvait s’attendre à un épais et savant volume traitant de l’histoire du sionisme. Mais ton livre tient en moins de 180 pages et se développe en 20 points. Pourquoi as-tu choisi ce format court et une présentation sous cette forme ?
Dès le 7 octobre, la seule parole qui s’est imposée dans les médias a été celle des génocidaires. Le sionisme a toujours procédé avec des contre-vérités flagrantes : autrefois c’était « Nous n’avons expulsé personne, les Arabes sont partis d’eux-mêmes » ou « ils veulent jeter les Juifs à la mer, nous n’avons fait que nous défendre ». Aujourd’hui c’est « Le 7 octobre est le plus grand pogrom depuis 1945 » ou « les morts à Gaza sont presque tous des terroristes armés ». Il m’a paru indispensable de démonter, pièce par pièce, les mensonges fondateurs du sionisme. Et pour cela, j’ai dû aborder le roman national sioniste qui a utilisé la Bible comme un livre de conquête coloniale, la question de l’antisémitisme, l’instrumentalisation de la religion et le processus qui a conduit à la négation, l’enfermement et l’expulsion du peuple autochtone. Les 20 thèmes m’ont paru indispensables pour donner une cohérence et comprendre ce qui est à l’oeuvre.
- Tu consacres un chapitre à l’antijudaïsme chrétien et le suivant à l’antisémitisme racial. Peux-tu revenir sur l’articulation entre ces 2 questions ?
Entendre l’extrême droite, qui vient de se précipiter aux obsèques de Jean-Marie le Pen, se proclamer protectrice des Juifs a un côté obscène. Entendre Nétanyahou dire « qu’Hitler ne voulait pas tuer les Juifs » ou les sionistes marteler que l’antisémitisme vient des Arabes et des musulmans nécessitait des rappels historiques. Cette histoire est celle de ma famille. Je distingue trois phases : l’antijudaïsme chrétien, l’antisémitisme racial et ce que Edgar Morin appelle l’anti-israélisme. Ce sont les chrétiens (en Europe) qui ont fait des Juifs des parias stigmatisés, expulsés, massacrés et il a fallu attendre 1965 pour que les Juifs ne soient plus officiellement désignés comme un peuple déicide. Sur l’antisémitisme racial, il m’a paru indispensable de rappeler que le racialisme (l’existence et l’inégalité des races) s’est développé avec le colonialisme et l’impérialisme. Les rapports Juifs/Arabes ou juifs/musulmans avant le sionisme sont totalement différents.
- En quoi le sionisme est-il un nationaliste particulier ?
Dès la deuxième moitié du XIXème siècle, les empires russe, ottoman et austro-hongrois entrent en décadence. Des nationalismes explosent, ils prônent tous le modèle de l’État ethniquement pur et ils seront quasiment tous antisémites. Le sionisme a copié sur ces nationalismes la notion de l’État ethniquement pur et on ne comprend pas ce qui se passe à Gaza si on ne comprend pas ce qui s’est développé en Israël : « on ne veut pas vivre avec ces gens-là. Ce pays est à nous, rien qu’à nous ». En même temps j’explique que le sionisme est un nationalisme qui a inventé le peuple, la langue et la terre.
- Tu écris que la Nakba était préméditée depuis 50 ans, peux-tu rappeler ce qui le montre ? Quel rôle a tenu la Histadrout ?
Les premiers sionistes se sont comportés dès leur arrivée en Palestine comme les colons européens en Amérique, en Australie ou en Afrique du Sud. Pour eux, il n’y avait pas vraiment de peuple autochtone. Dès le début du XXème siècle, il y avait des projets de les faire partir ailleurs dans le monde arabe. Le sionisme est un colonialisme de remplacement. Il ne vise pas à « faire suer le burnous » comme le colonialisme français. Il vise à expulser le peuple autochtone dont il ne reconnaît pas l’existence et à le remplacer par de nouveaux immigrants. Les institutions sionistes qui ont expulsé le peuple palestinien de son propre pays ont été créées des décennies avant le génocide nazi. Dans ce processus, le syndicat sioniste Histadrout a joué un un rôle majeur. Il était interdit aux non Juifs. C’est lui qui a créé les banques israéliennes, les compagnies de travaux publics, des eaux, des bus, les caisses d’assurance et de retraites et même la future armée, la Haganah. Bien avant 1948, il y avait déjà, de fait, un État juif construit avec le soutien et la protection du colonisateur britannique.
- Une des questions les plus longuement développée concerne la gauche sioniste. Est-ce à dire qu’il s’agit là d’un sujet particulièrement sensible ?
Ce qu’on appelle la « gauche sioniste », c’est-à-dire le courant social-démocrate de Ben Gourion ou plus tard de Rabin a fait tout le sale boulot pendant plus d’un demi-siècle. Ils ont bâti une espèce de monstre, un État ethniquement pur. Ils sont les principaux artisans d’un nettoyage ethnique prémédité en 1948. Ce sont eux qui détruisent les villages palestiniens et interdisent le retour des expulsés. Ils sont les initiateurs de la conquête de 1967. Ce sont eux qui vont décider de coloniser les territoires conquis. Ils vont être les acteurs du « processus d’Oslo » qui s’est avéré être une gigantesque illusion. Aujourd’hui ils ont achevé leur « rôle historique ». On n’a plus besoin d’eux, ils sont devenus une force d’appoint dont le rôle essentiel est d’essayer de faire croire qu’Israël est un État démocratique et que le seul problème, c’est Nétanyahou.
Cette gauche évoque bien sûr une certaine « gauche » française qui a aussi fait le sale boulot : les guerres coloniales et, plus près de nous, les privatisations, les manifs nassées, les cadeaux aux capitalistes. Au bout du compte, les néofascistes sont aux portes du pouvoir.
- Comment expliquer le silence des dirigeants arabes face à la situation ?
Les peuples arabes ont été et sont toujours solidaires de la Palestine. Mais pas les dirigeants. Dans le livre, j’énumère tout ce que des dirigeants des pays arabes ont fait contre le peuple palestinien. Ces « trahisons » commencent pendant la guerre de 48. Elles se poursuivent pendant la guerre du Liban. Le régime syrien qui vient de tomber est responsable de nombreux crimes contre les Palestiniens. Et aujourd’hui, le monde arabe est dirigé par des pétromonarchies qui appartiennent au même camp capitaliste et impérialiste que les dirigeants israéliens. Il était normal qu’ils s’allient, ce sont les « accords d’Abraham ». Ils ne sont pas silencieux, ils sont complice du génocide. Et sans la dictature égyptienne, le blocus de Gaza aurait été impossible.
- Tu fais une comparaison entre le 7 octobre et le 1er novembre 1954 en Algérie. Cela fait débat, peux-tu préciser ton point de vue ?
Avant le 1er novembre 1954, il y avait eu plus de 120 ans de colonisation. Un tiers de la population algérienne avait été tuée entre 1830 et 1870. En 1945, 30 000 Algérien.nes ont été tué.es à Sétif et Guelma. Et le 14 juillet 1953, la police française a tiré sur les manifestant.es indépendantistes. À Gaza, 2 300 000 personnes sont bouclées par terre, par mer et par air depuis 17 ans. Le territoire est régulièrement bombardé. Quand les Gazaoui.es ont manifesté pacifiquement (les marches du retour), les soldats israéliens ont tiré comme à la foire. Bilan 350 mort.es et 10 000 estropié.es.
Le 1er novembre 1954, plusieurs dizaines de français.es, enseignant.es, médecins, pharmacien.nes, agriculteurs/trices ont été tué.es. Et le 7 octobre, ce ne sont pas les Juifs/ves qui ont été attaqué.es. C’est l’occupant. Des civil.es israélien.nes non armé.es ont été tué.es. Dans les deux cas, la société civile de l’État colonial a subi les conséquences de ce que cet État inflige.
- Pourquoi l’Occident n’est-il pas seulement complice mais bien un acteur fondamental du génocide en cours en Palestine ?
Le soutien inconditionnel occidental, alors que le génocide est flagrant, a une cause essentielle. Israël est l’État rêvé de nos dirigeants. C’est un morceau d’Occident installé au Proche-Orient, un exemple de reconquête coloniale « réussie », un pays qui donne l’exemple de la façon de traiter les populations réputées dangereuses. C’est une start-up technologique qui fabrique les armes les plus perfectionnées. Pour tenir le Proche-Orient qui est une région stratégique, l’Occident a besoin d’Israël et des monarchies du Golfe.
Du coup, Israël agit en bras armé de l’impérialisme. Le génocide, la terreur infligée aux populations du Liban, de l’Iran ou du Yémen, c’est ce que tout l’Occident espère.
Jusqu’à présent l’Occident se présentait comme vertueux et dénonçait les violations du droit commises par la Rissie, l’Iran, la Chine. En armant et en protégeant politiquement et économiquement un État génocidaire, il montre son vrai visage.
- Tu montres que la solution 2 États n’est pas envisageable, quelle perspective reste t-il pour sortir de la guerre et quelles seront d’après toi les conditions fondamentales pour la paix ?
Pour être franc, aucune paix juste n’est envisageable dans un avenir proche. La priorité, c’est d’empêcher la disparition de la société palestinienne et c’est amplifier nos actions pour imposer à nos gouvernements complices des sanctions contre Israël. Mais pour quelle solution ? Les deux États, ce n’est ni possible, ni souhaitable. Pas possible, c’est évident quand on va en Cisjordanie où il n’existe plus aucune viabilité territoriale et où 900 000 colons se sont installés. Mais ce n’est pas souhaitable. Le peuple palestinien est un peuple de réfugiés. Les descendants des victimes de la Nakba sont dix millions aujourd’hui et six millions ont la carte de l’UNRWA. La « solution à deux États » les ignore totalement. C’est donc tout sauf une paix. La question du retour des réfugiés est la question centrale. La paix juste, c’est appliquer le droit international aux Palestinien.nes. Liberté (fin de l’occupation et de la colonisation, destruction du mur, libération des prisonniers, fin du blocus de Gaza). Égalité des droits politiques et économiques pour tous les habitants de la région (quelles que soient leur origine, leur religion ou leur non religion). Justice (droit au retour des réfugiés, jugement des criminels de guerre). C’est la seule utopie raisonnable.
- Tandis que le génocide se poursuit, nous croisons lors de nos manifestations hebdomadaires des passant·es qui nous disent : « c’est bien ce que vous faites, mais cela ne sert à rien, vous ne pouvez pas empêcher le massacre de continuer.» Comment sortir de ce sentiment d’impuissance ?
On a un peu le même phénomène qu’au moment de la casse des retraites. Une majorité de l’opinion soutient, au moins en parole, la cause palestinienne. Et le gouvernement a criminalisé ce soutien et instrumentalise de façon écœurante l’antisémitisme. Soutenir la Palestine, ce n’est pas un supplément d’âme. C’est lutter pour nos propres libertés, pour l’égalité des droits, contre le colonialisme, le racisme et le suprémacisme. Ce qui se joue à présent, c’est la survie ou la disparition du droit international. Une défaite de la Palestine, ce serait une défaite de toute l’humanité, un retour à la loi de la jungle. C’est contre tout cela qu’il faut lutter.