Intervention de Pierre Stambul à la web-conférence : « L’affaire Georges Ibrahim Abdallah »

A l’occasion de la présentation du livre de Saïd Bouamama

Le 31 janvier 2021

La Palestine

Georges est un prisonnier politique palestinien délocalisé en France. 850 000 Palestiniens ont connu la prison depuis 1967. Quand on va en Palestine, et que les gens qui vous invitent commencent à parler de leur vie, de leur résistance, des humiliations quotidiennes qu’ils subissent, vous réalisez, si vous êtes averti, qu’il y a des trous chronologiques dans ce qu’ils racontent. Et si vous posez la question, vous découvrez l’ampleur de l’enfermement : 3 ans, 5 ans, 10 ans, 17 ans. Ils en parlent en souriant comme Georges quand on le rencontre. Ils réservent leur émotion à l’évocation de l’emprisonnement des enfants de 12 ans qui ont lancé une pierre sur l’occupant. Je me souviens du visage du jeune enfant palestinien traîné par de fiers militaires israéliens à Hébron devant le caveau des Patriarches.

Ce qui change pour Georges, c’est qu’il n’est pas palestinien mais libanais. Et qu’il n’est pas emprisonné en Israël mais en France. Depuis 37 ans.

Cette détention sans fin fait écho à ce qui se passe en Israël où il y a   6 000 prisonnierEs palestinienNEs dont des militantEs de tous les partis : Ahmed Saadat ou Khaleda Jarrar (FPLP), Marwan Barghouti (Fatah), de nombreux maires ou députés du Hamas, de nombreux combattants  du Jihad Islamique qui s’ajoutent à ceux que l’occupant a exécutés sans procès.

Georges s’est engagé jeune pour la libération de la Palestine parce qu’il a compris que cette lutte est centrale. La Palestine, c’est :

–Le nettoyage ethnique prémédité de 1948.

–La reconquête coloniale avec tous ses effets. Elias Sambar parle « d’un grand remplacement ».

–L’interdiction du retour des Palestiniens expulsés, les villages rasés et effacés de la carte.

–Le peuple palestinien dont l’existence est niée, enfermé dans des camps, version moderne de la réserve indienne.

–La nouvelle guerre de conquête de 1967 avec immédiatement une nouvelle colonisation, de nouveaux vols de terre et de nouvelles humiliations.

La Palestine est centrale pour toute l’humanité quand on refuse le colonialisme, l’impérialisme et aujourd’hui le suprématisme.

Il était logique que l’occupant s’attaque à son pays, le Liban et tout naturellement Georges est devenu un résistant à cette invasion.

Il y aura deux invasions : 1978 puis 1982. Des dizaines de milliers de morts, des zones entières rasées, la population des camps de Sabra et Chatila exterminée par l’alliance Phalanges/Israël, tout le sud du Liban occupé. L’occupant trouve des collabos (l’ALS) et transforme aussitôt la population occupée en travailleurs immigrés. Voyageant en 1994 à la frontière Liban/Israël, j’ai vu de mes yeux la file ininterrompue de ces citoyens libanais transformés en auxiliaires à bas prix de l’économie israélienne comme le sont à la même époque les habitants de la Cisjordanie et de Gaza.

« Les hommes naissent libres et égaux » dit la déclaration universelle des droits de l’homme, mais jamais avec le colonialisme ou l’impérialisme.

Les révolutionnaires comme Georges ont tout de suite perçu (lui depuis sa prison) que les accords d’Oslo étaient une mascarade dont l’occupant sioniste allait s’emparer pour amplifier la colonisation et la destruction de la Palestine.

Le cœur et l’esprit de Georges sont en Palestine. Quand les prisonniers politiques palestiniens entament une n-ième grève de la faim parce que l’occupant ne respecte même pas ses propres lois, Georges entame immédiatement un jeûne de solidarité. Quand une déclaration importante est faite par la Résistance palestinienne, Georges s’en fait l’écho aussitôt et la popularise. Il a gardé les analyses de l’époque où il combattait. Il parle de bourgeoisie compradore, de masses populaires, il nous rappelle que le changement de vocabulaire a bien souvent été un évitement de la réalité. En particulier, il sait que la question de l’antisionisme est centrale.

Georges suit de près le mouvement de solidarité avec la Palestine. Bien avant qu’André Rosevègue ou moi-même viennent le visiter, il connaissait l’UJFP. Quand en 2015 un hacker d’extrême droite franco-israélien pirate ma ligne de téléphone et que le RAID débarque violemment chez moi, la première lettre de soutien que je reçois vient de Georges, depuis Lannemezan. Georges diffuse nos communiqués ou nos publications. Il se tient au courant de nos actions de solidarité, notamment en direction des paysans de la bande de Gaza. Cela correspond à sa vision de l’internationalisme.

Quand je le rencontre et que je lui dis qu’à mon sens, la solution à cette guerre, ce n’est pas de réparer un nettoyage ethnique par un autre nettoyage ethnique, c’est le démantèlement total de l’État sioniste mais pas « Les Juifs à la mer », Georges approuve : « si ça se terminait comme ça, on aura perdu ».

Terroriste ou Résistant ?

Au moment de l’invasion israélienne de 1982, l’Occident va sauter sur l’occasion. Les armées états-unienne et française débarquent à Beyrouth avec un but simple : en accord avec Israël, imposer un régime fantoche aux Libanais, dirigé par les Phalanges, milice fasciste alliée d’Israël.

Puisque les impérialistes débarquent à Beyrouth, les FARL, groupe auquel appartient Georges, décident de porter la guerre chez les impérialistes. Tout le monde sait que les deux exécutions à Paris ont frappé la CIA et le Mossad. Le procès de Georges va donner lieu à une incroyable manipulation. On est à l’époque d’une vague d’attentats venant d’Iran et conséquence de l’aide militaire massive que la France a apportée à Saddam Hussein au moment de la guerre Iran Irak. Alors que Georges va se défendre à son procès comme combattant anti-impérialiste et Saïd a retranscrit ses déclarations magistrales qui ne souffrent d’aucune ambiguïté, les juges et les médias, dans une belle unanimité, vont lui coller l’étiquette de « terroriste ».

Comme Georges, dans sa déclaration au tribunal, fait référence à l’instrumentalisation de la mémoire d’Auschwitz et aux combattants de l’Affiche Rouge, j’y ajoute une touche familiale. Il se trouve que mon père, Jacov Stambul, juif bessarabien communiste à l’époque, a fait partie du groupe Manouchian dans le « triangle » Boczor-Glasz-Stambul. Le groupe tombe en novembre 1943. Mon père est torturé par la police française et livré à l’occupant. Il aura plus de chance que Boczor et Glasz, fusillés au Mont Valérien ou que sa compagne de l’époque Menica Chilici, gazée dès son arrivée à Auschwitz. Il sera déporté à Buchenwald et reviendra affaibli mais vivant.

Aujourd’hui et surtout après ce qu’a écrit Aragon ou ce qu’a chanté Léo Ferré, l’Affiche Rouge symbolise le courage d’une résistance légitime et absolue. Mais à l’époque, ces résistants étaient qualifiés d’armée du crime comme plus tard les « fellaghas » algériens seront traînés dans la boue pour mieux justifier les « corvées de bois » ou les noyades du 17 octobre 1961. Si les Nazis avaient gagné la guerre, les résistants au nazisme seraient restés l’armée du crime.

Alors oui, Georges est un résistant, comme tous les résistants palestiniens. Il est juste délocalisé dans une prison française. Et comme on le dit dans les manifs : « sionistes, c’est vous les terroristes ». Il est vrai que le palmarès de Begin, Shamir, Sharon ou Nétanyahou en matière de terrorisme est éloquent.

Complicité française et défense de Georges

La France est un « petit » pays impérialiste, surtout actif dans son ancienne zone coloniale (l’Afrique), mais son alliance avec le sionisme s’est considérablement renforcée ces dernières années. On a eu droit à la tentative de criminaliser le BDS (Boycott, Désinvestissement, sanctions) et l’antisionisme. On a eu droit à l’invitation obscène de Nétanyahou à la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv. La France arme plusieurs États contre-révolutionnaires de la région (Égypte, Arabie Saoudite). Elle est un des moteurs du positionnement de l’Union Européenne : accords économiques et militaires avec Israël et condamnation de toute forme de résistance armée palestinienne.

Cette complicité et une politique « sécuritaire » de plus en plus violente, expliquent la détention sans fin de Georges. Lui-même en est totalement conscient, il sait que sa libération sera forcément liée à un changement du rapport de force international.

Il est évident que les partisans de la révolution socialiste, les internationalistes, les anti impérialistes, les soutiens à la résistance palestinienne sont dans le combat pour sa libération. Le livre de Saïd et les deux films faits sur Georges sont fondamentaux.

Je plaide pour qu’on élargisse ce soutien aux « démocrates », à celles et ceux qui défendent une conception humaine du droit.

Car enfin, dans quel pays, quand au soir du procès, l’avocat de la défense de celui qui vient d’être condamné reconnaît être un agent des services secrets, on ne refait pas le procès ? Ce pays, c’est la France.

Dans quel pays, quand celui qui a arrêté un « dangereux terroriste » affirme qu’il a monté les preuves de toutes pièces (je parle d’Yves Bonnet), on ne refait pas le procès ? Ce pays, c’est la France.

Dans quel pays qui se vante d’avoir aboli la peine de mort et la détention perpétuelle réelle, un prisonnier libérable depuis 1999 et jugé « exemplaire » par les autorités pénitentiaires, est toujours en prison 22 ans plus tard ? Ce pays, c’est la France.

Dans quel pays, la décision d’une cour de justice de libérer Georges et de l’expulser dans son pays est cassée par un ministre de l’intérieur (Manuel Valls) qui refuse de signer ? Ce pays, c’est la France.

On pourrait continuer. Sur ces bases-là, des partis politiques et des associations de défense des droits humains doivent nous rejoindre.

Quand on rencontre Georges, il aime à dire : « ne dis pas que je suis innocent ». Rassure-toi, Georges. Vis-à-vis de l’impérialisme et du colonialisme que tu veux renverser, tu ne le seras jamais. Mais vis-à-vis des lois que la bourgeoisie a été contrainte de se donner, tu l’es. Et nous l’utiliserons pour te sortir de là.

Pierre Stambul, préfacier du livre de Saïd


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