jeudi 16 mars 2023, par Courant Alternatif
Le 21 décembre 2022, le ministre de l’Intérieur, a dévoilé son projet de loi sur l’immigration. Si il y est question de la répression d’État contre les migrants en situation irrégulière qui représenteraient une menace pour l’ordre public, le gouvernement entend « en même temps » instaurer de nouvelles cartes de séjour vers les métiers en tension dont ceux de la Santé. Dans ses bonnes intentions, le ministre Darmanin dit rendre la « France attractive » pour l’installation de médecins étrangers formés hors Union Européenne.
Néo colonialisme et siphonnage
« Il faut stopper le recrutement massif et à bas prix d’infirmier-es dans les pays pauvres ». Tel est le cri d’alerte envoyé par le CII (Conseil International des Infirmier-es), une ONG fédérant plus de 130 associations nationales de par le monde et dont le siège est à Genève. Et l’organisme de dénoncer des accords passés voici peu notamment entre le Royaume-Uni et le gouvernement Népalais pour le recrutement d’infirmières alors que celles-ci sont déjà en nombre insuffisant dans ce pays. Selon le CII, les pays les plus riches (USA, Grande Bretagne, Canada, les pays nordiques, etc) seraient à l’origine de 80 % des migrations d’infirmières internationales. « Il y a dans le monde une baisse de 20 % du nombre d’infirmières travaillant à l’hôpital » explique la présidente du CII. Pour pallier à cette baisse d’effectifs, due à l’âge ou aux désertions liées aux dégradations continues des conditions de travail et du salaire insuffisant, ces pays se tournent vers un recrutement à l’étranger.
Pour ce faire, ils puisent d’abord dans leurs bassins coloniaux évidemment. Le Royaume-Uni se tourne vers l’Afrique ou pays anglophones, la France vers les pays de la francophonie. Ainsi lors d’une conférence à Genève, le directeur général du CII, H. Catton, dénonçait les pourparlers entre le Royaume-Uni et le Ghana. Londres payerait 1000 livres (1140 euros) par infirmière recrutée alors que la Grande Bretagne connaît des grèves historiques dans la Santé avec des milliers d’infirmières et d’ambulanciers dans les rues pour des revalorisations de salaires. H. Catton dénoncera aussi l’accord entre Londres et le Népal. Alors que l’on recense 8 infirmières pour 1000 habitants en Grande Bretagne, on en dénombre 2 pour 1000 au Népal. Des recrutements à bas coût donc !
En France, entre 2002 et 2004, près de 850 professionnelles de santé espagnoles avaient été recrutées, dont 643 infirmières. Fin 2003, 8% s’en étaient retournées et bien d’autres ont suivi les années suivantes. Une infirmière sur 8, soit 3,5 millions, travaillent dans un autre pays que celui de sa naissance ou de sa formation. En France, face aux dégradations des conditions de travail, 30% des jeunes diplômées abandonnent la profession dans les 5 ans qui suivent l’octroi du diplôme.
On peut noter par ces transactions, la domination colonialiste exercée envers ces pays où l’accès aux soins, déjà limité, tendra à se tarir encore plus pour les populations locales. On mesure là la violence du capital, le cynisme et l’hypocrisie des bourgeoisies nanties qui étranglent les peuples, et qui n’hésitent pas pour prospérer et garder leurs profits à étouffer les populations déjà dépourvues du minimum social et de soins. Cette même violence qui lors de la pandémie du COVID a vu les pays les plus riches s’accaparer les doses de vaccins au détriment du reste de la planète alors que la Santé devrait être un bien commun, une préoccupation mondiale.
Pour une France attractive
Dans son nouveau projet de loi, le gouvernement prévoit de créer une carte de séjour concernant les professions médicales en tension. En concurrence avec les autres pays occidentaux, il propose d’améliorer l’attractivité que peut offrir la France. Dans le projet de loi présenté le 21 décembre, le gouvernement intègre la création d’une carte de séjour pour ces professionnels. Médecins, sages-femmes, chirurgiens-dentistes et pharmaciens ainsi que leurs familles pourraient résider en France de un à quatre ans à la condition d’avoir été recrutés par un établissement de Santé public ou privé à but non lucratif. Les personnes concernées devront avoir validé des épreuves de vérification des connaissances et avoir l’accord des Agences Régionales de Santé (ARS).
Ex pays colonisateur, la France, pour son vivier de recrutement, se tourne vers les anciennes colonies francophones : Maghreb (Algérie,Tunisie, Maroc ..) puis l’Afrique sub-saharienne.
Il est évident qu’avec les régimes politiques, les conditions de travail, les infrastructures sociales et sanitaires déplorables ou parfois inexistantes dans leurs pays, la tentation est grande pour beaucoup de ces jeunes médecins ou infirmiers de souscrire à ces appels d’offres.
Au Nigeria, la moitié des 72 000 médecins enregistrés exercent en Grande Bretagne, aux USA, voire aux Émirats. Le Ghana a perdu 50% des effectifs médicaux entre 1995 et 2005 : en 2016, il ne restait plus que 3365 praticiens soit 1 médecin pour 8500 habitants. En Égypte, plus de 15000 médecins seraient partis. D’après la presse, après l’appel des USA proposant un visa, le ratio médecin/habitant a fortement chuté alors que le pays forme plus de 7000 praticiens par an.
Un rapport paru en 2018 de la fondation « Mo Ibrahim » relate que les États Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie auraient ainsi économisé 4,6 milliards de dollars en formation depuis 2010 sur le dos des universités de médecine africaines.
Le Royaume-Uni économise 2,7 milliards de dollars sur les formations grâce à ce siphonnage de main d’œuvre. Dans le même temps, les infirmières par milliers descendent dans la rue du Royaume-Uni pour lutter contre l’inflation et demander des revalorisations de salaires et l’amélioration de leurs conditions de travail.
En France, ces médecins francophones, les « PADHUE » (1), représentent le deuxième contingent de postulants à diplômes étrangers. Les autres sont originaires des pays de l’Est, aujourd’hui dans l’UE. Bien sûr ce siphonnage colonial ne date pas d’hier. Cette nouvelle loi officialisera et encadrera leur précarité alors que cette politique discrète, souvent taboue, perdure dans les hôpitaux depuis les années 70. Déjà en décembre 2000, sous la régence de la gauche plurielle, avec E. Guigou et B. Kouchner au ministère de la Santé et de la Solidarité, ces médecins « PADHUE » dénonçaient leur situation par un fort mouvement de grève de la faim. Et si certains ont pu être intégrés, la situation n’a guère évolué. Ils restent souvent « faisant-fonction », « praticiens attachés » ou « stagiaires associés ».
Selon un rapport de l’OCDE de 2020, la France comptait plus de 24000 médecins formés dans leur pays d’origine, soit 11,5% des effectifs totaux. Le conseil de l’ordre des médecins, indique que leur nombre a été multiplié par plus de 3 entre 2007 et 2022. Ils occupent souvent des postes inférieurs pour une qualification supérieure, ont des rémunérations moindres que leurs homologues français, et voient ainsi des affectations méritées leur échapper. Pourtant, aujourd’hui ces médecins discriminés, dont certains ont obtenu la nationalité française, sont essentiels, indispensables à la survie de certains services ou d’hôpitaux de proximité.(2) Sans doute que pour la bourgeoisie, le coût des formations en France est-il moins rentable que le siphonnage médical dans les autres pays ?
Pas de petits profits pour la bourgeoisie
La carte de séjour « attractive », dite « Talent professions médicales et de pharmacie » intégrée dans le projet de loi du ministre de l’Intérieur, n’a pas été sans susciter des réactions. Elle a été dénoncée notamment dans une tribune publiée début janvier 2023 intitulée : « Ne privons pas l’Afrique des ses médecins ». Parmi les signataires, des sommités médicales mais aussi des humanitaires et défenseurs des droits de l’Homme. Ils estiment que c’est la formation en France qui doit être améliorée et répondre aux besoins du service de Santé public. Actuellement, 5000 médecins étrangers (PADHUE) exercent dans l’Hexagone et n’ont ni le même salaire ni le même statut ni les mêmes conditions que leurs homologues français. Le professeur Grimaldi, l’un des signataires de la tribune, estime qu’une fois encore la France ne peut piller les compétences scientifiques et intellectuelles du continent africain. « Voilà des gens qui ont été formés par leurs pays et qu’on veut récupérer en France parce qu’on manque de médecins sans se poser la question : « Et leurs malades dans leurs pays, qui va les soigner ? » Pourquoi ne transporte t-on pas les malades avec !
De fait, comme on déverse nos invendus, nos déchets… on transporte nos déserts médicaux vers ces pays déjà déficients dans ces domaines. L’OMS estime qu’à moins de 2,3 agents de Santé (médecins infirmiers…) pour 1000 habitants, un pays ne peut couvrir ses besoins en santé primaire.
La Tunisie illustre cette prédation capitaliste. La présidente de l’organisation des jeunes médecins tunisiens, parle « d’hémorragie ». Environ 900 médecins ont quitté leur pays en 2021, la plupart pour la France ou l’Allemagne… Avec 14000 médecins, la Tunisie compte 1 médecin pour 1000 habitants, 3 fois moins qu’en France selon la DREES (3). D’après l’INSEE, 2022 la France compterait entre 4,7 et 2,7 médecins pour 1000 habitants selon les disparités territoriales. D’après le secrétaire général des médecins pharmaciens et dentistes de santé publique, « sur les 1200 jeunes médecins tunisiens convoqués à l’examen national de spécialité en médecine familiale, seuls 70 se sont finalement présentés. La plupart des absents ont préféré émigrer à l’étranger ».
Évidemment ces migrations de classe sont aussi dues aux réalités politiques et sociales du pays d’origine. Pays décolonisés mais souvent restés sous tutelle, ils manquent cruellement de moyens, d’infrastructures avec un délabrement du système social et de santé local, lorsqu’il existe encore… Le tout sur fond d’autoritarisme et de corruption étatique. Autant de conditions qui poussent, motivent ces couches de la bourgeoisie ou petite bourgeoisie à aspirer à d’autres conditions de travail et de vie ailleurs. Au même titre que l’autre population migratoire de jeunes prolétaires rêve elle aussi d’un Eldorado ou d’un monde meilleur, mais qui parfois échouent sur les rives de la Méditerranée.
La bourgeoisie hypocrite clame vouloir arrêter l’immigration illégale, pourtant c’est en exploitant les ressources matérielles et en siphonnant les ressources intellectuelles qu’elle accroît la misère et la déshérence dans ces pays créant ainsi les conditions des migrations volontaires pour certains ou forcées pour d’autres, qu’aucuns murs autour de l’Europe n’arrêteront. Et, les nouvelles mesures du gouvernement ne changeront rien sinon de livrer « officiellement » les migrants quels que soient leurs statuts à la merci du patronat privé ou de l’État qui trouve là lui aussi une main d’œuvre docile et corvéable.
MZ Caen le 10 02 2023
Notes
1. Praticien A Diplôme Hors Union Européenne.
2. Voir ou revoir le film « Hippocrate » de Thomas Lilti sorti en 2014 dans lequel Reda Kateb interprète un médecin algérien « faisant fonction d’interne ».
3. Direction de la Recherche de l’Étude de l’Évaluation et de la Statistique.