Guerre d’agression contre l’Ukraine : qui a mis K.O. le droit international ?

La Fondation Frantz Fanon dénonce la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine, État souverain.

Plusieurs constats doivent être faits car ils questionnent à plus d’un titre : au moment où résonnaient les premiers tirs sur l’Ukraine, le monde occidental s’est levé dans une surprenante unité ; si cette unité rassure sur les capacités de solidarité s’exprimant  dans le cas d’une agression armée, elle questionne les positions de repli, les silences adoptés par ce même monde qui, du bout des lèvres, dénonce les crimes de guerre commis par l’État d’Israël et regarde depuis plus de dix ans la Bande de Gaza mourir sous ses yeux au nom du droit d’Israël à se défendre. Sans omettre les agressions subies, entre autres par le Yémen, le Sahara Occidental, l’Irak, l’Afghanistan, la Libye…

Pourquoi une telle sélection dans l’assistance aux peuples en danger et pourquoi convoquer les principes fondateurs de la Charte des Nations Unies et du jus cogens lorsqu’il s’agit de l’Ukraine et prétendre que ce n’est pas pareil quand il s’agit d’autres peuples ? Cette différence de traitement marque une fois de plus l’impéritie de la communauté internationale qui participe activement, avec cette politique du deux poids deux mesures, à la dérégulation et à la déstructuration du droit international.

Si au sortir de la deuxième guerre mondiale, la société internationale et les relations internationales étaient de facto façonnées par des rapports de forces plus ou moins équilibrés entre le bloc socialiste et le bloc capitaliste, le droit international – essentiellement dans la période où le poids des nouveaux États indépendants commençait à peser dans la balance des relations internationales — jouissait alors d’une nature hétérogène et relativement pluraliste. Avec la disparition du bloc socialiste, cet équilibre précaire a été rompu.

Après la recomposition des rapports de force, des changements de fond concernant la régulation internationale tant juridique que politique se sont produits. Le droit international, remis en cause par l’offensive idéologique et raciste du capitalisme et de son système financier, a connu dès lors une dégradation généralisée qui a affecté, entre autres, les relations et les rapports sociaux internationaux qui ont alors été façonnés par une structure unipolaire dominée principalement par les Etats-Unis, qui sont ainsi devenus l’acteur étatique principal des relations internationales grâce à leur supériorité technologique et militaire et  toujours sans aucun contrepoids stratégique.  La prééminence et la domination nord-américaines sont reflétées par son refus obstiné d’encadrer ses actions impériales dans la légalité internationale. Cette stratégie a des conséquences directes sur les règles du droit international en tant que système de régulation des rapports sociaux internationaux et sur tout le système de sécurité collective construit après la deuxième guerre mondiale.

L’ordre néo-colonial a été le plus violent en facilitant l’érosion du système de sécurité collective, notamment par les tentatives d’abolition de facto de l’interdiction générale du recours à la force consacrée par l’article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies : opération militaire « Renard du désert » (décembre 1998) contre l’Irak sans autorisation du Conseil de sécurité, agression contre l’Afghanistan et mise en place d’un gouvernement satellite, agression de l’OTAN au Kosovo sans base légale et sans mandat des Nations Unies, guerre d’agression contre l’Irak et de nouveau l’installation d’un gouvernement satellite…sans oublier la guerre d’agression contre le Liban. Toutes ces initiatives ont visé à la restructuration des relations internationales contemporaines par l’exercice de la violence afin de laisser le champ libre à la mondialisation du monde. On peut reprocher beaucoup à Poutine, mais il a bien appris la leçon de ses anciens ennemis d’hier et de ses faux amis d’aujourd’hui.

Il met en pratique le retour au jus ad bellum des temps anciens (droit de faire la guerre), logiquement le «droit» de l’exercice de la violence des plus forts contre les peuples les plus faibles d’autant qu’il sait qu’il peut bloquer le processus de décision du Conseil de sécurité puisque son pays en fait partie et qu’il a compris que l’ONU n’était plus qu’une forme molle et sans aucune direction.

Depuis ce consensus des puissances occidentales visant à se débarrasser du droit international et encore plus du droit international humanitaire est revenue avec force la notion très controversée d’Etats ‘civilisés’ (de nature occidentale et porteuse d’ordres) face à des Etats et des peuples dits ‘non civilisés’ pour lesquels la protection du droit en général et du droit international en particulier est à géométrie variable. Peu importe les peuples palestinien, libyen, sahraoui, afghan, irakien, libanais.  Avec la gestion de l’agression contre l’Ukraine est définitivement acté que ne peut exister qu’un système de droit essentiellement occidental et néo-colonial pour préserver la Modernité euro centrée.

C’est bien autour de ce manichéisme politico-idéologique, qui assure que la lumière vient de l’ouest -partout ailleurs ne régnerait que l’obscurantisme-, que les Européens et plus largement les Occidentaux ont exprimé leur solidarité avec l’Ukraine. Il n’est d’ailleurs qu’à observer la carte analysant les réactions de l’ensemble des Etats en date du 24 février 2022 pour comprendre que lorsque l’un des membres du monde blanc est attaqué,  il est majoritairement soutenu par ses alliés appartenant à la même sphère culturelle.

Et pour s’en convaincre, il n’est qu’à écouter certains politiques et journalistes français pour qui les Ukrainiens font partie de cette nation civilisée revendiquée par le suprématie blanche : «ce sont des Européens de culture, même si on n’est pas dans l’Union européenne », «  Immigration de grande qualité, ce sont des intellectuels, (…) on pourra tirer profit de cette immigration » ;  « on ne parle pas de Syriens fuyant le régime, on parle d’Européens fuyant dans des voitures ressemblant à nos voitures» ; « il y a une différence avec les Ukrainiens qui participent de notre espace civilisationnel avec d’autres qui appartiennent à d’autres civilisations».

La situation des étudiants africains cherchant à fuir de l’Ukraine est un autre signe de l’indignité de cet Occident, qui tente de se sauver tout en oubliant que face à lui, il y a l’autre, l’humain. On devrait à propos de la gravité de cette agression ne pas devoir parler de racisme structurel mais voilà, à peine la frontière polonaise franchie, ces étudiants se sont vu refuser le droit d’entrée en Pologne, tout comme quelques heures auparavant ils avaient été violemment repoussés alors qu’ils tentaient de monter dans des trains au départ de Kiev. Ils ont dû en venir aux mains pour que leurs amies et compagnes africaines accèdent aux trains spécialement réservés aux femmes et aux enfants.

A peine quelques jours après le début de cette agression illicite commise contre le peuple ukrainien, ceux qui sont supposés ne pas appartenir à cette culture sont appréhendés comme des Non Êtres et ne peuvent bénéficier de la protection due à tout humain en temps de guerre. Et l’on retourne en accéléré en arrière ; ce que ne supportent pas les Européens, après avoir refusé à l’Ukraine d’entrer dans la communauté européenne, c’est que cette agression soit commise contre leurs autres eux-mêmes, partageant la même culture : « c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, p.11). Ce sont eux qui se sentent visés dans leur soi-disant légitimité de domination ; sans oublier que certains pays européens sont à portée de fusil des troupes russes.

Que le corps noir meure sous les armes russes, ce n’est qu’un point de détail qui démontre, par ailleurs, que l’ONU n’a toujours pas voulu se doter des moyens drastiques pour gagner le combat contre la négrophobie, alors qu’elle a lancé une décennie internationale pour les Afro-descendants totalement inaudible et invisible et qu’un forum international pour les Personnes d’ascendance africaine n’a été finalement lancé qu’en 2021. Soulignons que ces deux mécanismes n’ont été rendus possibles que grâce au soutien de certains états africains et d’Amérique du Sud, et à la mobilisation des diaspora afro-descendantes et africaines, alors que la majorité des pays occidentaux les a toujours désapprouvés. 

Face à cette agression russe et à une énième incapacité de l’ONU à éviter un tel acte illicite au regard du droit international, la communauté internationale n’a d’autres choix que de  changer radicalement le fonctionnement des relations et des rapports sociaux internationaux afin que la violence ne joue plus un rôle de premier niveau dans un processus de mutation de l’ordre mondial et que le droit international retrouve ses principes et ses normes effectives -égalité souveraine, non-intervention, non recours à la force, règlement pacifique des différends, droits de l’homme et droit des peuples, droit au choix de son propre système économique et social, droit au contrôle des activités des transnationales….-.  

Dans le contexte de l’agression subie par le peuple ukrainien, la vision politico-idéologique manichéiste du monde fait son retour en force ; elle est complétée et véhiculée sur le plan des relations économiques internationales par l’imposition d’un modèle social fondé sur les lois du marché, dont le fer de lance est constitué par l’action des institutions multilatérales de nature financière et commerciale (FMI/BM/OMC) en tant qu’éléments faisant partie de la contre-révolution néo-libérale. 

Depuis un moment la question de la légitimité de l’ONU se pose tant il est évident que le système de nature politique, économique, financière et commerciale doit être reconstruit pour abolir le processus de globalisation adhérant à la régence du marché, à la primauté des intérêts privés sur les intérêts publics afin que l’exigence du respect du droit international devienne l’une des priorités sur le plan institutionnel international.

Cette nouvelle structure ne pourra émerger sans la participation effective des peuples. En même temps, dans un processus de déstructuration du droit international, où le droit à la guerre refait surface avec force et où le droit de faire la guerre ( unilatérale ou multilatérale) est de règle, le défi passe également par la construction d’un système efficace de règlement pacifique des différends, somme toute, de la paix et de la sécurité internationales de toute l’humanité et de la coopération internationale dans les domaines économique, social, du développement et de la protection de l’environnement.  Le respect intégral du droit international en général et des règles de protection des droits humains en particulier, doivent être l’une des conditions sine qua non de tout processus de transformation de l’ONU.

Cette guerre illicite engage à repenser un nouvel ordre mondial décolonial. Sur un plan institutionnel, il est temps de s’interroger sur la pertinence du maintien du Conseil de sécurité; en tout état de cause, sa composition doit être élargie; sa gestion doit être repensée entre autres, ses pouvoirs doivent être limités et ses pouvoirs de sanction doivent être transférés à l’Assemblée générale.  Un système juridictionnel international de contrôle concernant la légalité de ses actes gagnerait à être mis en place dont les compétences pourraient être attribuées à la Cour Internationale de Justice.  Mais il est impératif, pour cela, de lancer un processus de démocratisation débarrassée du racisme structurel et de l’eurocentrisme fonctionnant comme une pensée unique indépassable non seulement au sein de l’Assemblée générale mais aussi au sein des autres organes, en intégrant, notamment, les organisations non inféodées au modèle libéral et raciste et les mouvements sociaux travaillant à un projet alternatif d’un monde réellement décolonial aux délégations des Etats membres.  En résumé, il est temps que les peuples, sujets de droit international reconnus par la Charte, exercent le rôle qui leur est dû.  

Fondation Frantz Fanon

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