Gaza ou l’espoir sous perfusion

A la mémoire de Marah Diab 1

Imaginez-vous un instant à Gaza. Vous vivez dans une ville isolée et exsangue, plantée sur une étroite langue de terre abritant 1,8 million de vos semblables. Trois cent-soixante kilomètres carrés de réclusion, pas un de plus. Vos enfants portent dans leur esprit, peut-être dans leur chair, les stigmates de plusieurs guerres et le souvenir angoissant des bombes, parfois injectées de phosphore, de l’été 2014.

Israël prépare déjà sa prochaine attaque après avoir justifié le carnage de sa précédente campagne militaire jusqu’à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies. Les drones bourdonnent au-dessus de votre tête, entre deux vols assourdissants de F16 qui déchirent les nuits encore fraîches de cet hiver qui n’en finit pas. Les vedettes de combat patrouillent au large et crachent leurs balles sur les bateaux de pêche qui s’aventurent dans des eaux qui ne leur appartiennent plus. A proximité des dernières terres agricoles ravagées par les bulldozers et les pulvérisations d’herbicides, les tanks Merkava sont positionnés à un jet d’obus, prêts à envoyer un feu d’enfer à la première demande d’un gouvernement qui invoquera son droit à l’autodéfense et à la sécurité.

Bientôt les caméras reviendront pour filmer le sang sous les gravats, les ambulances explosées, encore fumantes, et la panique dans le regard des enfants mutilés. Sous les néons, à l’entrée des salles d’opération, les médecins brandiront à nouveau de petits corps déchiquetés devant les flashs. Ces images feront le tour du monde sans mise en perspective ni analyse. Bien sûr, on ne parlera d’agression que pour évoquer les roquettes artisanales du Hamas, la plupart tombées dans des champs. On n’évoquera pas la brutalité de l’occupation, le blocus à titre de châtiment collectif, la colonisation, l’accaparement des ressources naturelles et les discriminations quotidiennes imprégnées de l’apartheid. On comptera les morts et les blessés, scrupuleusement. Bientôt il y aura à nouveau des badauds affalés dans des canapés sur les collines de Sderot, exultant à chaque explosion, entre deux gorgées de limonade. Les statistiques de chairs calcinées s’étaleront dans les rapports des ONG sur la situation humanitaire et ces rapports seront voués à l’oubli, comme les précédents, bien classés dans les bibliothèques des ambassades. Il y aura aussi des appels au calme lancés par des porte-paroles aux mines graves et des déclarations aux termes soigneusement choisis pour laisser croire que le conflit n’est pas asymétrique et que le terrorisme est exclusivement palestinien.

Mais surtout, bientôt vous devrez courir à perdre haleine avec, dans les bras, vos enfants saisis d’effroi, vers des abris de l’ONU, des écoles ou des hôpitaux qui eux aussi pourront être bombardés. Il n’y aura pas de sanctuaire, pas de répit, peu de secours mais, en revanche, beaucoup d’indifférence. La nausée s’estompe rapidement au-delà du quarantième parallèle nord.

En attendant l’abjection qui tarde à venir, et comme la majorité des gens d’ici, vous dépendez de l’aide internationale, sous-financée par ailleurs, pour vous loger, vous vêtir et nourrir votre famille, bref pour assurer la satisfaction de vos besoins matériels fondamentaux. Les coupures d’électricité et de la distribution d’eau non potable sont le lot quotidien des habitants de Gaza. Vos bribes de vie et de liberté sont tributaires des horaires variables de leur approvisionnement. C’est un destin de parenthèses, une vie de débrouille et d’assisté, entre deux inondations, entre deux guerres, que seule la rumeur des vagues sous le soleil couchant vous fait oublier un moment.

Impossible de trouver un travail décent, un toit à vous, d’avoir accès à des soins de santé de qualité, de jouir d’une vie culturelle exempte de censure, d’avoir un semblant de normalité dans votre existence séquestrée. Rien n’est normal ici mais vous n’en avez plus vraiment conscience. Vous connaissez finalement si peu le monde et celui-ci vous ignore en dépit de la couverture médiatique constante mais tellement approximative. Ce conflit est trop compliqué et ses causes centenaires ne valent pas une dépêche, encore moins un article éclairé susceptible de capter l’attention du grand public. Seuls le sang et le sensationnel comptent. Alors, devant le renoncement moral des sociétés qui se réclament encore des Lumières, il est illusoire de quitter cette prison à ciel ouvert, surveillée jour et nuit, et d’envisager l’espoir d’une vie meilleure, sans privations, pour votre génération et pour les suivantes.

Vos communications et vos déplacements sont scrutés à chaque seconde. On raconte que les drones ne sont parfois pas plus grands qu’une libellule, que chaque particularité de votre vie – votre enfant malade qui a besoin d’un traitement ou vos préférences sexuelles – peut être exploitée pour vous contraindre à livrer des informations sur votre voisin ou vos connaissances, à des fins de renseignement.

Tout ceci se passe sous le regard indifférent, au mieux condescendant, des gouvernements occidentaux qui perpétuent cette situation infernale pour d’obscures raisons géostratégiques et économiques mais également pour s’affranchir de leur culpabilité vis-à-vis d’un génocide que vous n’avez pas connu, qui vous est parfaitement étranger et qui a été perpétré voici trois quarts de siècle. Vous n’avez pour horizon que la souffrance de ces traumatismes et de ces restrictions permanentes pour vous et ceux que vous aimez. Cette souffrance qui cogne sous vos tempes, serre votre cœur et vous coupe parfois le souffle sous la colère et le désespoir. Celle-là même qui nourrit les cauchemars haletants des enfants et qui leur a enlevé leur innocence bien trop tôt, à la suite d’une exposition répétée à la violence et à la dévastation.

La simple évocation de votre nationalité soulève des suspicions dans l’esprit des ignorants, attisées par une propagande bien huilée et bénéficiant d’une audience dont la complaisance a été forgée lentement, en utilisant les amalgames les plus grossiers et parfois même la mémoire profanée des victimes d’une époque révolue.

Vous n’avez rien, pas même la reconnaissance de vos droits proclamés en vain par des traités internationaux ou, de manière plus prosaïque, l’intimité, la tranquillité et la possibilité de vous projeter à long terme. Il vous reste un peu de fierté mais elle s’amenuise au fil du temps. Toutes les actions de l’occupant concourent en effet pour nier votre dignité d’être humain. Car votre vie a peu de signification pour ceux qui ont le pouvoir de changer les choses, derrière les barbelés ou par-delà les océans. Au contraire, ils passent des lois pour criminaliser la liberté d’expression des citoyens du monde qui ont conscience de cette injustice et refusent d’en être complices. Les discours alimentant la haine se multiplient et agitent le spectre nauséabond de l’antisémitisme pour tenter de faire taire la critique et, plus que tout, pour cacher l’inertie voire la caution des puissants face à la barbarie devenue ordinaire, presque légitimée. Aucun amalgame, aucun effort de communication n’est épargné pour discréditer vos fragiles soutiens. A Tel Aviv, Jérusalem ou Ramallah, les derniers partisans de la paix et les organisations de défense des droits de l’homme, désormais qualifiés de « traîtres », font l’objet de procédures et d’intimidations afin de restreindre leur visibilité et de contrarier la portée de leur discours.

Vous vivez, ou plutôt vous survivez. A Gaza, terre magnifique et maudite à la fois, baignant au carrefour des civilisations, les pieds dans l’eau sur un coin de Méditerranée. Et votre rêve de retrouver votre patrie confisquée, colonisée depuis la Nakba, ne doit son hypothétique réalisation qu’à la conscience et à la probité de ceux qui, las de l’aveuglement général, oseront s’opposer au cynisme et au mensonge. Car le changement ne viendra plus de l’intérieur, vous le savez. Trop de haine de part et d’autre, trop de promesses non tenues et quelques belles occasions de paix gâchées par des calculs politiques méprisables. Les pierres de la maison familiale ont été retournées depuis longtemps et s’oublient doucement sous les herbes hautes, dans des forêts déclarées réserves naturelles ou sous le béton des nouvelles colonies. Le village de votre enfance n’apparaît plus sur les cartes et les vieillards qui pourraient le raconter, particulièrement les femmes qui transmettent la mémoire, disparaissent les uns après les autres. Certains historiens prétendent même dans des livres à succès que votre pays n’a jamais existé. Vous souriez parfois dans l’air frais du soir, en suivant du regard ces oiseaux qui vous narguent de leur liberté insolente alors que vous marchez dans la poussière grise des ruines à la recherche d’un souvenir heureux.

Vous êtes Palestinien. En réalité, vous n’êtes personne. La Palestine n’est qu’un Etat-mirage entretenu par des gens importants qui, à l’évidence, ne croient pas à leurs propres discours et ne représentent qu’eux-mêmes. La Palestine n’existe plus que pour ceux qui la rêvent encore. Mais quand on y regarde bien sous la lumière crue des illusions perdues à Oslo, elle est un État dont la valeur n’excède pas celle du papier des projets de résolution avortés du Conseil de sécurité. Un État avec un drapeau certes, comme un embryon de nation mis sous perfusion humanitaire depuis des décennies, mais dont la souveraineté est factice, un pays sans continuité territoriale, sans unité politique, sans projet national d’émancipation ni avenir. Du moins pour le moment. Car le vent tourne insensiblement et porte la volonté endurante de ceux, toujours plus nombreux, qui plaident pour une paix juste au Moyen-Orient, gage d’un renouveau démocratique de toute la région.

Un jour viendra pourtant. Oui, un jour viendra où, par une belle journée d’été, vos enfants, désormais libérés de l’oppression et maîtres de leur destin, diront à leurs enfants : « Et si on allait rendre visite à nos cousins de Hébron ? » 2.

Geoffrey Bailleux


Note-s
  1. Marah Diab, 10 ans, est décédée d’une insuffisance rénale dans un hôpital de Gaza le 17 février 2016. Marah a souffert des infrastructures médicales inadaptées de Gaza et est une victime parmi tant d’autres du blocus imposé à ses habitants par Israël. Ce texte a été écrit le soir de l’annonce de son décès et en réaction à celle-ci.[]
  2. Pour aller plus loin :
    – Conclusions du Tribunal Russell sur la Palestine, session extraordinaire de Bruxelles, 24 septembre 2014 – http://www.russelltribunalonpalestine.com/en/wp-content/uploads/2014/09/TRP-Concl.-Gaza-FR.pdf
    – Note politique de l’Association belgo-Palestinienne – Gaza, une enclave en crise, juillet 2015, http://www.association-belgo-palestinienne.be/web/wp-content/uploads/2015/07/fiche-politique_Gaza.pdf
    – Fragmented lives, Humanitarian Overview 2014, United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs – Occupied Palestinian Territory, http://www.ochaopt.org/documents/annual_humanitarian_overview_2014_english_final.pdf
    – No Safe Place – Gaza 2014, Findings of an Independent Medical Fact-Finding Mission, https://gazahealthattack.files.wordpress.com/2015/01/gazareport_eng.pdf
    – Des familles sous les décombres – Les attaques israéliennes contre des habitations, Amnesty International, novembre 2014, https://www.amnesty.org/fr/documents/MDE15/032/2014/fr/
    – Operation Protective Edge – A War Waged on Gaza’s Children, Defense for Children International, avril 2015, http://www.dci-palestine.org/operation_protective_edge_a_war_waged_on_gaza_s_children[]