Gavage forcé, le médecin qui a osé dire non

Gavage forcé, le médecin qui a osé dire non [note]Titre original « The Doctor Who Dared to Come Out Against a Torturous Law », article de Gideon Levy publié le 13 août 2015 dans Haaretz ( ). Traduction et notes: Michel, UJFP.]]

par Gideon Levy, paru dans Haaretz le 13 août 2015.

Traduction française de Michel O.

Les médecins prêts à insérer un tube de force dans un estomac devraient être boycottés et ostracisés, en Israël comme partout ailleurs.

La mère de Mohammed ‘Allan, prisonnier palestinien en grève de la faim depuis le 18 juin, tient un portrait de son fils au cours d’un rassemblement pour sa libération à Beer Sheva le 9 août 2015 (AFP) [note]Lire à ce sujet Le Monde ( http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/08/14/les-autorites-israeliennes-vont-elles-nourrir-de-force-le-detenu-palestinien-mohammed-allan_4725409_3218.html et Al Watan https://www.elwatan.com/) ]].

Soudain il est apparu comme un rayon de lumière dans les ténèbres, celui qu’on attendait le moins. Dans ce désert il était quelqu’un : le Dr Leonid Eidelman, anesthésiste, président de l’Association médicale d’Israël (AMI). Avec son allure de bureaucrate soviétique, lui, parmi tous, a réveillé l’organe le plus anesthésié d’Israël – la conscience – et a prouvé que les choses peuvent être différentes.

Il est difficile de se rappeler la dernière fois qu’un leader travailliste a osé agir ainsi en Israël; quand une personne même pas membre du Comité d’éthique [note]Comité national d’éthique, reconnu par l’OMS: Comité de bioéthique de l’académie des sciences et de la culture d’Israël, http://bioethics.academy.ac.il/english/Main-e.html]] s’est aventurée sans se préoccuper du royaume des salaires et des avantages offerts par la médecine privée. Quand quelqu’un a osé se lever contre la loi.

D’un seul coup, l’Association médicale d’Israël s’est transformée en Médecins pour les droits humains-Israël [note]Cette association existe vraiment et publie actuellement des articles sur le gavage forcé en Israël (http://www.phr.org.il)]] avec l’objection de conscience pour arme. Sans pathos et sans bruit excessif, ce médecin droit et courageux, qui avait d’ailleurs fait lui-même fait une grève de la faim autrefois, a annoncé publiquement que l’AMI ne prêtera pas sa main à la torture et que ses membres refuseront de nourrir de force les grévistes de la faim, refusant ainsi d’appliquer la loi que la Knesset, le parlement israélien, venait de voter [note]La loi sur le gavage forcé a été votée le 30 juillet 2014 par 46 voix contre 40. Détails sur le site de la Knesset à: https://www.knesset.gov.il/spokesman/eng/PR_eng.asp?PRID=11655]]. La loi ? Le Dr Leonid Eidelman nous rappelle qu’en Chine par exemple, les médecins torturent selon les règles fixées par la loi. Bravo, Eidelman !

Sa déclaration nous fait prendre conscience de l’étendue des ténèbres chez nous. Soudainement nous réalisons combien l’occupation a de collaborateurs et combien d’agents du diable rempliraient leurs fonctions s’il n’y avait pas un Eidelman pour les arrêter. Que les syndicats auraient dû protester et devraient manifester, qu’ils auraient dû donner des instructions à leurs membres: cesser toute collaboration, refuser les ordres.

Ce n’est pas qu’un problème de Shin Bet [note]Le Service de sécurité intérieure israélien, Shabak en hébreu (שב »כ), plus connu sous son ancien nom de Shin Bet]] et d’armée, de colons avec leurs soutiens : toute la société est impliquée. Les ingénieurs et techniciens, les sous-traitants, les architectes et les entrepreneurs qui construisent sur des terres volées, les banquiers et ceux qui font le commerce de l’argent gagné de leur exploitation. Tout ceux qui pompent les ressources naturelles des Territoires occupés – une quantité innombrable de lieux de vie où les gens impliqués dans l’occupation se comportent comme si ils étaient innocents.

Et, bien sûr, les avocats ! Imaginons un Eidelman à la tête de l’Association du barreau d’Israël donnant consigne à ses membres d’arrêter de coopérer avec le summum du grotesque : les tribunaux militaires. Un rêve. Presque la fin de l’occupation.

Encore quelques Eidelman et notre quotidien va changer. Il a prouvé que c’était possible. Les autres ont montré à quel point ils s’accommodaient et étaient devenus insensibles : ils démontrent pourquoi, à l’étranger, les opposants à l’occupation doivent boycotter tous les pans de la société et pas seulement les colons.

Les médecins sont aussi contaminés. Khader Adnan [note]Haut responsable du Jihad islamique palestinien, Khader Adnan a été emprisonné 10 fois en détention administrative (sans charges). Il a été relâché le 18 avril 2012 après 66 jours de grève de la faim (il a été de nouveau arrêté en juillet 2014 et libéré un an plus tard, toujours sans aucune charge retenue contre lui).]], un gréviste de la faim, m’a raconté cette semaine à Naplouse comment ses geôliers s’installaient dans sa chambre à l’hôpital Assaf Harofeh [note]Hôpital israélien situé a une dizaine de km au sud de Tel Aviv.]], se goinfrant de shawarmas et de pizzas alors que, mains et pieds menottés à son lit, sa condition physique se détériorait. Il y a des médecins qui autorisent de tels traitements, il y a des docteurs qui n’ont pas mis un arrêt à ce manque d’humanité dans leur hôpital. Ils ont manqué à leur devoir.

Il y a des médecins dans le Shin Bet qui ont entrainé des tortionnaires et qui continuent à le faire. Il y en a dans l’administration pénitentiaire qui ont déjà préparé des « cellules d’urgence » dans les prisons pour nourrir de force. Le film d’horreur qu’a vécu Mohamed ‘Allan, transbahuté d’un hôpital à un autre, peut-être pour le « changer d’atmosphère » ou pour le nourrir de force dans un centre médical dont le directeur est un général de brigade réserviste, n’a pas soulevé suffisamment de protestations. Des docteurs qui enfoncent de force un tube dans l’estomac de quelqu’un devraient être boycottés et ostracisés, en Israël et partout dans le monde : plus de projet de recherche, plus de conférences, plus de formation continue, plus d’adhésion à l’AMI.

Ces derniers mois, deux grévistes de la faim palestiniens ont attiré l’attention dans le monde. Certains acclamaient les combattants pour la liberté, dont le supplice avait pour but de provoquer leur libération d’une détention sans jugement. En Israël, leurs cas ont été examinés uniquement par rapport au risque couru pour l’image du pays si ils venaient à mourir. Personne n’a demandé la raison de leur grève. Peut-être que leur lutte était juste ? Peut-être qu’ils devraient être admirés pour leur détermination et leur sacrifice ?

Tous les moyens sont légitimes pour éviter tout dommage à l’image d’Israël : nous enfoncerons le tube d’alimentation et sauverons l’image de l’Etat. Et alors arrive un Eidelman qui détruit ce bel arrangement avec notre conscience.

Gideon Levy, Haaretz

La mère de Mohammed 'Allan, prisonnier palestinien en grève de la faim depuis le 18 juin, tient un portrait de son fils au cours d'un rassemblement pour sa libération à Beer Sheva le 9 août 2015.