France : le débat sur l’islamogauchisme montre jusqu’où peut s’abaisser le gouvernement Macron

mee

Mardi 23 février 2021

Comment donner un sens à la stratégie du président français, à moins que le but ne soit de briser ce qui reste des idéaux français et d’ouvrir la voie à une victoire de l’extrême droite en 2022 ?
La ministre française de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal s’exprime à Mulhouse, le 1 octobre 2020 (AFP)

Lorsque la ministre française de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal est apparue sur CNews dimanche 14 février pour mettre en garde contre les dangers de l’« islamogauchisme », certains ont pu se demander si elle avait délibérément prévu de réouvrir l’un des débats les plus destructeurs en France ou si – pour des raisons structurelles liées à son privilège – elle s’est simplement sentie suffisamment en confiance pour se permettre de dire le fond de sa pensée ?  

Dans les deux cas, on est repartis dans le cycle sans fin des inepties islamophobes. Ces dernières semaines avaient été consacrées à la façon dont Trappes, banlieue populaire de l’ouest parisien, serait devenue un « territoire sous l’emprise des islamistes », tandis que selon l’extrême droite, son maire récemment élu Ali Rabeh « n’en fait pas assez » (pour se prémunir des fake news racistes, semble-t-il). 

Le prix de la pire déclaration, la plus ignorante, la plus raciste et la plus clivante liée à l’islam et aux musulmans en France est devenu, au fil des ans, une récompense particulièrement prisée.

Cela évite à nos élites politiques de s’attaquer à des problèmes sans doute moins intéressants, tels que la crise sanitaire, la lutte contre le chômage, la pauvreté ou les discriminations structurelles. Et à défaut d’apporter une contribution utile sur ces sujets, certains n’ont même pas la décence de tout simplement se taire.

Donc quand Mme Vidal a reçu une invitation pour l’émission de CNews, son conseiller en relations publiques, sûrement bien conscient de son invisibilité politique jusqu’alors, lui a probablement dit qu’il fallait saisir l’opportunité pour marquer les esprits.

Et la ministre n’a pas déçu. Lorsque Jean-Pierre Elkabbach lui demande si « l’islamogauchisme gangrène les universités », elle renchérit et explique qu’en fait, « l’islamogauchisme gangrène la société dans son ensemble ». Le présentateur demande alors à Mme Vidal si elle inclut ceux qui « lient la race, le genre, la classe sociale » dans ses critiques. « Absolument », confirme-t-elle. 

Et lorsque Elkabbach affirme qu’il y a « une sorte d’alliance entre Mao Zedong et l’ayatollah Khomeini », Vidal acquiesce résolument : « Mais vous avez raison ! »

La ministre a même fini par demander une enquête nationale sur l’« islamogauchisme » dans les universités françaises, suscitant immédiatement une réaction massive des syndicats étudiants, des chercheurs en sciences sociales et des directions d’universités.

L’idée de base derrière cette chasse aux sorcières, c’est qu’en brisant les instruments par lesquels la science identifie et problématise les formes structurelles de racisme, les dirigeants politiques n’auront plus à être vus pour ce qu’ils sont et pourront continuer à exploiter les questions de racisme, sociales et économiques à leur propre avantage.

Gestion de crise  

Le lundi suivant, l’ensemble du gouvernement était en mode gestion de crise. Ce qui était supposé n’être qu’une opportunité de participer à moindre frais à la stigmatisation des musulmans et de ceux qui ne cautionnent pas le racisme (y compris dans les universités) était allé un peu trop loin : nombre de commentateurs ont réalisé à cette occasion que construire l’islamité comme un problème, criminaliser les opinions politiques et intellectuelles et/ou empiéter sur les libertés académiques et fondamentales pourraient finir par nuire à tout le monde.  

Mercredi dernier, le Centre national pour la recherche scientifique (CNRS) a publié un communiqué de presse expliquant que le terme « islamogauchisme […] ne correspond à aucune réalité scientifique ».

Jean Chambaz, président de la Sorbonne, a estimé quant à lui qu’il était « facile de dire qu’un mouvement idéologique mal défini serait responsable de la réalité sociale du pays », et fait remarquer que le gouvernement tentait de « draguer des secteurs de l’opinion publique dans des endroits assez nauséabonds ».

Des protestataires brûlent une effigie du président Emmanuel Macron pendant une manifestation contre la France à Kolkata, en Inde, le 4 novembre 2020 (AFP)
Manifestation contre le racisme et l’islamophobie à Paris le 10 novembre 2019 (AFP)

Des universitaires et personnalités politiques réclament la démission de Mme Vidal et, comme si ce n’était pas suffisant, le Rassemblement national l’a félicitée pour sa position sur l’« islamogauchisme ».

Cette débâcle n’aurait jamais été possible sans deux facteurs clés. D’abord, il y a le rôle de certains médias. Depuis plusieurs années maintenant, CNews se consacre à fournir une audience aux idéologies les plus racistes, avec un flux constant de commentateurs d’extrême droite et de spécialistes des théories du complot concernant les musulmans, dont plusieurs ont été condamnés pour incitation à la haine. CNews s’est fièrement propulsée comme une Fox News à la française. 

D’autres organes de presse lui emboîtent souvent le pas, organisant des débats sur tout ce qui touche à l’islam, qu’il s’agisse de déterminer s’il faut interdire le foulard à l’université, « comment contrôler » les organisations musulmanes ou s’il faut interdire les écoles religieuses.

Sous prétexte de « pluralité d’opinions », ces médias, censés être moins marqués idéologiquement, valident la formulation de ces questions selon des termes le plus souvent initiés et définis par l’extrême droite. Or, il n’existe pas de bonnes réponses à des questions mal posées.  

Normalisation de l’islamophobie

Le second facteur est la normalisation de l’islamophobie. Certains commentateurs qui ont critiqué à juste titre les propos de Frédérique Vidal ne se sont pas montrés aussi actifs lorsque les mêmes processus destructeurs visaient des intellectuels ou des personnalités musulmanes, des organisations islamiques ou des cadres associatifs qualifiés d’« islamistes » pour les mêmes raisons que les universitaires qui ne valident pas le programme de l’extrême droite sont désormais qualifiés d’« islamogauchistes ».

Cela devrait nous rappeler à tous que nous devons faire preuve de solidarité lorsqu’une minorité ou un groupe quelconque est injustement stigmatisé, même si cela ne nous touche pas personnellement et directement. 

Le plan du gouvernement pour contrôler les musulmans, la loi contre le « séparatisme » et la façon dont les organisations musulmanes et contre l’islamophobie ont été criminalisées dans le pays – sans grande réaction de l’ensemble des voix progressistes – constituent une menace pour les libertés fondamentales. La polémique sur « l’islamo-gauchisme » n’est qu’un symptôme de ce que cela a produit dans la société française.

Tentant d’apaiser la situation, des « fuites » opportunes sont apparues, selon lesquelles le président Emmanuel Macron serait en fait en désaccord avec Mme Vidal – alors que c’est lui-même qui avait identifié les universitaires comme une cible politique en juin 2020. 

Comment nommer un gouvernement qui ne remédie pas à la pauvreté de masse mais qui sort une nouvelle controverse raciste chaque semaine ? Comment qualifier un gouvernement qui a été élu pour « faire barrage au Rassemblement national » mais prétend que le parti d’extrême droite fait preuve de mollesse face aux musulmans ? 

Comment donner un sens à la stratégie de Macron, qui ressemble de moins en moins à une stratégie, à moins que le but ne soit en vérité de briser ce qui reste des idéaux français et d’ouvrir la voie à une victoire de Marine Le Pen en 2022, qui apparaît comme la principale rivale pour la prochaine élection présidentielle ? 

Une chose est sûre : le gouvernement Macron a montré à tous sa véritable nature et aucune exception culturelle française ne saurait justifier ça. 

– Marwan Muhammad est un auteur et statisticien français d’origine égyptienne. Après une carrière dans la finance, il a consacré ses douze dernières années à la lutte contre l’islamophobie. Il fut le porte-parole puis le directeur du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), la plus importante ONG de défense des droits de l’homme en France dédiée aux musulmans, avant de devenir diplomate pour l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), où il a soutenu les communautés musulmanes à travers toute l’Europe, l’Asie centrale et l’Amérique du Nord. En 2018, il a mené le premier sondage auprès des musulmans de France (auquel ont participé 27 000 personnes), avant de fonder la plate-forme L.E.S Musulmans, organisation-cadre rassemblant des centaines de mosquées et d’organisations islamiques à travers la France, avec plus de 75 000 soutiens. Il travaille désormais en tant que consultant en matière de droits de l’homme pour des organisations internationales.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.