Et s’il était déjà minuit dans le siècle ? [1/8]
Dimanche 29 décembre 2024, par Alain Brossat
Ce n’est pas seulement la destruction totale (génocidaire1) de Gaza par l’Etat israélien, avec tout ce qui s’y enchaîne, qui est un désastre ou un grand moment de décivilisation, une plongée dans la barbarie ; c’est tout ce qui l’entoure, le silence de l’Occident, l’abandon des Palestiniens qui établit cet événement continué dans la dimension morale autant que politique. Le silence de l’Occident, durant toute cette séquence qui maintenant dure depuis plus d’un an, c’est cela, en premier lieu, pour nous, Nord global démocratique, le cœur du désastre, sa pointe avancée. Les atrocités commises par les Israéliens, comme collectivité (la population étant amplement solidaire, passivement ou activement, de l’Etat et de l’armée), en l’occurrence, cela n’est pas fait pour nous surprendre – de cet Etat voyou, criminel, nous n’attendons rien, que le pire ; tout ce qui a précédé ces exactions en masse nous y a préparés. On ne va pas s’étonner ni se déclaré accablé du fait qu’ils se croient tout permis, ils se sont toujours tout permis, aussi bien en matière de dépossession et de violences disproportionnées exercées contre les Palestiniens que dans leurs relations constamment violentes et prédatrices avec leurs voisins.
Ils se sont toujours tout permis parce qu’ils sont dépourvus de toute espèce de scrupules, en proie à une hybris qui ne se dément jamais, mais aussi surtout parce qu’ils se sentent assurés de l’impunité, protégés par des amis (au sens schmittien du terme) eux-mêmes intouchables car hégémoniques. La raison d’Etat est, chez eux, enracinée dans le fanatisme non pas de la conservation, de la survie, mais de l’expansion perpétuelle de la puissance – dans ce que l’on pourrait appeler, par antiphrase, la culture de l’impunité.
En ce sens, l’Etat israélien présente bel et bien, toutes choses égales par ailleurs et toutes les différences de circonstances et de lieu ayant et prises en compte, de solides affinités avec l’Etat nazi. Le retournement (la transfiguration) du motif de la défense légitime et de la menace vitale en droit de conquête illimité et ininterrompu se tient au fondement de cette contiguïté.
Le pire, ce n’est pas ce que nous pouvions dans ses grands traits anticiper – la destruction de Gaza trouve ses prémisses dans une politique d’attrition (le blocus) – et de saignées (les bombardements naguère définis comme « ciblés ») qui dure depuis des décennies. Le pire c’est comme toujours ce qui nous prend par surprise parce que nous ne pouvions pas l’imaginer : le silence et la passivité des Etats et des opinions publiques, de la « communauté internationale » en général et des pays occidentaux en tout premier lieu, face à la façon dont, depuis des mois et des mois, les Israéliens sèment le désastre, le chaos et la mort non plus seulement à Gaza mais désormais dans toute la région, en Cisjordanie, au Liban, en Syrie, en Iran.
Au fil des mois, l’hybris israélienne a changé d’échelle. Elle étend désormais ses ravages au niveau régional, il s’agit bien, comme cela a été noté dans la presse internationale, de bouleverser la configuration des relations entre Etats, puissances, dans tout le Proche-Orient. On ne dira pas de changer la règle du jeu (tant nous sommes éloignés ici de tout ce qui pourrait ressembler à un jeu), mais la règle tout court en opérant une démonstration de force fondée sur les méthodes et employant les moyens du terrorisme d’Etat tantôt à une échelle de masse, tantôt de manière « ciblée ». Tout ceci se destine à créer un fait accompli global en conséquence duquel Israël serait désormais le maître, l’incontestable hegemôn de la région, capable, à chaque instant, de dissuader quelque protagoniste que ce soit, étatique ou non, de contester cette hégémonie. Ici aussi, le rapprochement (la comparaison) avec l’Etat nazi s’impose – il s’agit bien d’établir la suprématie israélienne sur tout le Proche-Orient, à la manière dont l’Etat nazi a entrepris et temporairement réussi à se rendre maître de l’Europe.
Le cœur du désastre, c’est la plus-que-passivité des amis d’Israël, des gouvernements européens, des gouvernements arabes et à de rares exceptions près, de la communauté internationale, face à cette politique de terreur, de destruction et de conquête. Le cœur du désastre aussi, c’est que dans aucun de ces pays, des contre-forces suffisantes ne soient pas apparues parmi la population, capable d’imposer à leurs dirigeants un radical changement d’orientation.
On serait mal fondé à parler ici d’impuissance – rien n’empêche les dirigeants européens et d’autres pays de rappeler leurs ambassadeurs en Israël, si ce n’est de petits calculs de politique intérieure, ou pire, plutôt, leurs profondes affinités avec les dirigeants israéliens, quels que soient les crimes et les exactions dont ceux-ci se rendent coupables. Rien ne les oblige à faire semblant de croire que cette machine de mort qu’est devenu l’Etat d’Israël est l’incontournable réparation en acte de la Shoah. Rien ne les oblige à fournir sans interruption et quoi qu’il arrive, des équipements militaires et autres permettant à Israël de conduire contre les Palestiniens et ses voisins une guerre totalement asymétrique.
Le fondement du silence, ici, ce n’est pas le désarroi, l’impuissance, c’est la complicité. Les dirigeants occidentaux tentent de donner le change en affectant de vouloir modérer la violence infinie de l’appareil de terreur israélien, en allant parfois jusqu’à mimer la réprobation voire l’indignation, en brandissant la menace de la suspension des ventes d’armes, les Français et les Allemands (pour ne pas parler des Etats-Unis, bien sûr) se distinguant tout particulièrement en matière de double langage. Mais en pratique, ils sont avec constance derrière et avec la machine de guerre israélienne.
Les signes qui ne trompent pas sont en nombre : quand l’Iran fait mine de riposter (bien timidement – les dirigeants iraniens sont tétanisés à l’idée d’une confrontation directe dont l’issue, pour eux probablement défavorable, les jetterait aux poubelles de l’Histoire), les dirigeants états-uniens, britanniques, français se joignent comme un seul homme aux Israéliens pour arrêter les drones de l’ennemi commun ; quand les activistes de la colonisation israélienne en Cisjordanie organisent un grand raout à Paris auquel ils convient le suprématiste et fasciste notoire Betzalel Smotrich, rien n’est fait, officiellement du moins, pour interdire à ce fasciste l’entrée sur le territoire français et la police protège ce rassemblement infâme tandis que par contraste, tous les moyens de la police parisienne sont mis en œuvre pour retrouver le faible d’esprit qui, quelques jours plus tôt, a exhibé dans le métro un T-shirt floqué « Antijuif »…
On ne peut donc pas non plus, si l’on veut se tenir à la hauteur du désastre en cours, parler d’un Munich permanent, d’un méga-Munich orchestré par les Chamberlain et Daladier des chancelleries occidentales face à la politique de la terre brûlée et l’esprit de conquête incarnés par Netanyahou et ses généraux. On ne peut pas parler d’une capitulation perpétuelle nourrie par on ne saurait quel réalisme de mauvais aloi, ou atavique pusillanimité. Ce n’est pas de reculade, d’atermoiements, de proscrastination, d’indécision qu’il est ici question, mais bien de solidarité inaltérable et de soutien à un Etat criminel dont le principe d’action fondamental repose sur une inconcevable théorie de l’exception pure : tout lui est permis en tant qu’il est ce qu’il est – le protégé intouchable et l’enfant gâté de l’Occident – et ce droit exorbitant est sa prorogative exclusive. Ce qui, en termes pratiques de déploiement de la puissance et de la violence étatique et armée, se traduit par : dès lors qu’il s’agit d’Israël, tout est possible – y compris donc, le génocide, au demeurant supposé incarner aux yeux de la communauté internationale et de la loi internationale, depuis la Seconde guerre mondiale, le crime majeur, absolu.
Ce tout est possible prend un relief en tant qu’il est fondé sur une théorie de l’exception pure : tout est possible aux Israéliens, à ce titre, précisément : ce qu’ils peuvent se permettre, dans tous les domaines et à tous égards, est ce qui, pour les autres, pour tous les autres, relève de l’infraction pure et simple, flagrante et insupportable, aux principes élémentaires du droit international, du droit des gens, et, d’une façon plus générale, aux fondements de la vie civilisée. Quand l’armée russe bombarde un hôpital, quand des drones russes tuent, sur le territoire ukrainien, des civils, des femmes et des enfants, cela administre, aux yeux des dirigeants et des élites de pouvoir du monde occidental la preuve de l’intrinsèque barbarie des commanditaires de ces exactions – Poutine, l’Etat totalitaire et autocratique russe.
Les normes et les valeurs qui sont supposées inscrites au fondement de l’ordre international contemporain dictent les mouvements de réprobation qui prennent corps chaque fois qu’un acteur, étatique ou non, se livre à ce genre d’exaction – sauf Israël, l’exception absolue et perpétuelle.
Israël a tous les droits, peut tout se permettre – réduire en cendres la bande de Gaza, en détruire les hôpitaux, les écoles, les sites archéologiques, les équipements, y massacrer la population, affamer les survivants, pratiquer à grande échelle le nettoyage ethnique, bombarder les villages du Sud Liban et les quartiers populaires de Beyrouth, y tuer et mutiler des dizaines de personnes par le moyen de dispositifs électroniques piégés, assassiner à distance un dirigeant d’une faction palestinienne sur le territoire de l’Iran, liquider l’un après l’autre les dirigeants du Hamas et du Hezbollah, procéder périodiquement à des attaques aériennes sur des objectifs situés en Syrie, défier l’ONU et les juridictions internationales…
Pour avoir perpétré le dixième de ces crimes (incluant donc le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les actions terroristes, les assassinats ciblés…) n’importe quelle autre puissance, étatique ou non, serait placée au ban de la société humaine, désignée comme ennemi du genre humain, Etat criminel, et danger public devant être mis hors d’état de nuire de toute urgence – sauf Israël. Israël peut tout se permettre car, quoi que cette machine de mort fasse, cela passe (aux yeux des gouvernants, des élites et pour une bonne part des opinions occidentales) par pertes et profits. Cela fait l’objet d’une distraction perpétuelle, cela ne percute pas, cela n’imprime pas, par un contraste saisissant avec la façon dont les actions violentes d’autres puissances étatiques, pour ne pas parler des groupes étiquetés comme terroristes – là, au contraire, on ne laisse rien passer, les journaux en font immédiatement les gros titres, les dirigeants politiques des tonnes et des tonnes, les opinions sont chauffées à blanc, les fameuses valeurs dont l’Occident est le gardien autodésigné sont invoquées dans les tons les plus mélodramatiques, etc.
Ce régime d’immunité perpétuelle, inébranlable, accordé à un Etat terroriste, criminel, et voyou, totalement désinhibé et reclus dans le sentiment de son bon droit en toutes circonstances, ce régime d’immunité est proprement sidérant, inconcevable. C’est sans doute la raison pour laquelle, en tant qu’elle repousse les bornes de tout ce que nous pouvons imaginer, cette situation plonge les opinions et les publics dans un tel état de sidération et de stupeur. Le phénomène proprement accablant, c’est que cette exception absolue puisse tendre à susciter l’accoutumance. On s’habitue à ce que les crimes et les violences perpétrés par la puissance israéliennes soient placés sous le régime de l’exception normalisée – un régime spécial, unique, normalisé en tant qu’exception pure.
Alain Brossat
Et s’il était déjà minuit dans le siècle ? [2/8]
Samedi 4 janvier 2025, par Alain Brossat
Comment un tel scandale perpétuel peut-il être normalisé ? Comment le silence, l’abstention, l’évitement, la dérobade instituée en ligne de conduite peuvent-ils prospérer indéfiniment sous ce régime de l’événement, de la politique qu’il faut bien appeler par son nom – la terreur ou, si l’on veut, le terrorisme ? De quel poids les crimes cumulés commis par les principales franchises du terrorisme islamiste international (Al Qaida, Etat islamique…) pèsent-ils auprès de ceux que, depuis plus d’un an, massivement, mais dans le prolongement d’une suite immémoriale de violences destinées en priorité à empêcher le peuple palestinien d’exister parmi les autres peuples – sans oublier tout le reste (guerres du Liban, bombardements et actions de commando en Syrie…) ?
Le terrorisme qui trouve sa pleine mesure est étatique – et Israël en est le prophète, la tête chercheuse inlassable. Israël innove en permanence en matière non pas de contre-terrorisme mais de terrorisme d’Etat et, à ce titre, pas seulement pour son propre compte mais pour tous ses amis et alliés – en pratiquant à une échelle jusqu’ici inconnue la doctrine de l’emploi de moyens disproportionnés destinés à produire un effet de saturation sur le terrain, aussi bien à Gaza qu’au Liban, en décapitant avec une précision sélective accablante les groupes ennemis, en recourant à une technologie destructrice d’une sophistication jusqu’ici inconnue (les bippers piégés), en recourant à de nouvelles méthodes d’attrition, de démoralisation et de terrorisation de la population parés des alibis humanitaires les plus cyniques – les appels à évacuer telle ou telle zone avant bombardements, puis en ciblant les déplacés qui se sont pliés à ces injonctions, etc.
L’armée israélienne n’en finit pas d’innover en la matière, dans le registre d’une stratégie qui ne fait plus aucune différence entre opposition armée et population civile et dont le principe est très ouvertement exterminationniste – en vue d’anéantir l’adversaire, tout est permis et il faut « assécher le marais », donc s’en prendre directement aux populations dans lesquelles s’immerge l’ennemi. Les méthodes expérimentées aujourd’hui par les Israéliens à Gaza s’inscrivent dans le droit fil de celles des militaires états-uniens au Vietnam, français en Algérie, celles de la contre-insurrection dans un contexte où le lien entre les mouvements armés et la population est intime. Mais elles ne se contentent pas de s’inscrire dans cette filiation, elles la renouvellent et les radicalisent. Aussi bien les Français que les Américains s’appuyaient, avec des résultats variables, sur des supplétifs locaux dans l’idée notamment de mobiliser une partie des populations locales, par l’intermédiaire de ceux-ci, à leurs côté, contre les insurgés. Les Israéliens, eux, se contentent d’informateurs stipendiés, considérant les Palestiniens, uniformément, comme l’ennemi, ce qui est cohérent avec le déni qu’ils pratiquent constamment de leur existence comme peuple.
Dans leurs pratiques d’attrition, de destruction et d’extermination, ils ne font plus de différence entre les combattants et la population. Le massacre de plusieurs dizaines de civils pour prix de l’élimination d’un cadre du Hamas ou du Hezbollah est devenu une norme de leur stratégie contre-insurrectionnelle. Et le pire, c’est que l’opinion internationale, particulièrement occidentale, s’y accoutume et, au train où vont les choses, n’y trouvera bientôt plus rien à redire.
De ce point de vue aussi, les affinités de cette puissance étatique avec l’Etat nazi sont frappantes – l’ennemi, ce n’est pas seulement ce qui résiste activement, c’est, à l’échelle de toute population, un corps vivant collectif, en tant qu’il se contente de résister en survivant. Ce que les dirigeants et les militaires israéliens pratiquent, ce n’est plus tant une guerre que ce que Michel Foucault appelle une thanatopolitique continue, avec ses moments d’intensification et ses paroxysmes, comme c’est le cas depuis le 7 octobre 2023. Ce qu’il s’agit de réduire à une condition purement résiduelle, c’est une population dans son ensemble, assignée à sa provenance ethnique, culturelle, historique – les Palestiniens – faire en sorte que leur destin soit celui qui a échu aux peuples premiers d’Amérique du Nord – des Indiens dans leurs réserves. Les Israéliens conduisent de plus en plus ouvertement une guerre des races et, comme toutes les guerres des races, celle-ci est placée sous le signe des fantasmagories – les Palestiniens ne sont pas une race mais un peuple et les Israéliens eux-mêmes, sont tout sauf une race.
Face à cette situation, dans cette configuration, la pure et simple indignation est un piège et une impasse : il ne s’agit pas de s’indigner de ce que les gardiens des valeurs – les démocrates, les progressistes, les humanistes, les amis du peuple et des peuples assistent à cette frairie barbare sans réagir, en spectateurs passifs. C’est là une approche du problème non seulement superficielle, épidermique mais biaisée, fausse dans ses prémisses. On ne soulignera jamais trop que les démocraties occidentales, à commencer par leurs dirigeants et leurs élites, mais incluant aussi ce que l’on persiste, sans doute à mauvais escient, à appeler leurs opinions (des publics entièrement appareillés et anesthésiés par le dispositif général d’une « communication » devenue de plus en plus indistincte de la propagande, en vérité) ne sont pas, ici, les spectateurs passifs d’un « drame » à grande échelle.
Ils sont, les uns comme les autres, partie prenante, plus ou moins actifs et consciemment engagés, d’une politique conduite par un Etat criminel qui les engage tous, directement et indirectement. Ceci à commencer par tous ceux et celles qui, en France et dans les pays occidentaux, opinent que la « montée de l’antisémitisme » est vraiment la principale préoccupation du moment. Ceux qui prêtent la main à cette perpétuelle diversion sont inclus dans le champ de cette politique criminelle et de ce désastre.
Par conséquent, l’indignation dont le débouché naturel et l’adjuration perpétuelle des gouvernants à « en faire plus » en vue de modérer les passions destructrices et conquérante de l’appareil de mort israélien fourvoie en permanence les gardiens des valeurs : le problème premier n’est pas de « convaincre » les élites de pouvoir (de tout poil) de se mobiliser davantage en vue de cessez-le-feu salvateurs, il est de prendre la mesure de ce que signifie la configuration générale dans laquelle, en vérité, ces élites sont, obstinément autant qu’hyprocritement, mais activement, à un titre ou un autre, derrière les Israéliens, à leurs côtés. C’est de ce désastre qu’il importe de prendre la pleine mesure, car ce qui est ici clairement dessiné, ce sont les contours d’un désastre non pas local mais global et dont l’Occident, id est le monde essentiellement blanc, démocratique et Nord global, est à la fois le promoteur et le centre de gravité.
Le cœur du désastre, c’est cette insanité pure : ce sont les gardiens de la démocratie globale, ceux qui ont fait de ce signifiant maître le pivot de la lutte contre leurs adversaires et concurrents désignés de plus en plus ouvertement comme ennemis absolus, systémiques, ; ce sont ceux qui sont en croisade perpétuelle contre le terrorisme à l’échelle nationale et internationale, contre les Etats voyous et l’hydre totalitaire, ceux qui ont fait de la défense des droits de l’homme et de la promotion des valeurs démocratiques leur crédo indéracinable ; ce sont ceux qui se proclament vicaires de l’ordre international fondé sur le droit (ou, comme ils disent maintenant plus prudemment, sur des « règles ») ; ce sont ceux qui n’en finissent pas de mettre en avant la promotion des normes et des valeurs civilisées comme les fondements légitimes de leur hégémonie à l’échelle globale – ce sont ceux-là qui depuis le 7 octobre 2023 ont été les soutiens les plus constants, obstinés, invariants du terrorisme étatique de masse, des exterminations pratiqués par la puissance israélienne.
Le désastre actuel, c’est cet agencement du nom de la démocratie et de la démocratie comme bloc de puissance plus ou moins informel (mais appuyé sur de solides institutions comme l’OTAN) sur la politique de la terre brûlée poursuivie avec esprit de suite par l’Etat israélien. Une politique du chaos conduite par des fascistes, des suprémacistes animés d’un appétit de destruction et de conquête illimité. Par des gens dont la guerre est l’élément de prédilection. Dont la force est le seul critère, dont la destruction est devenu l’élément naturel. Le cœur du désastre contemporain, c’est cela : ce sont les puissances, les gouvernants, les « influenceurs » globaux (blancs, démocrates, Nord global) qui ont fait de la défense et la promotion des droits de l’homme, du droit en général et des « valeurs » leur oriflamme et qui sont les soutiens les plus obstinés de cette nouvelle peste brune qui se donne libre court tous azimuts au Proche-Orient ; ceci, sous les couleurs d’Israël, Etat sans constitution mais dont la légitimité se fonde sur la mémoire du génocide perpétré par les nazis ; Etat-réparation se prévalant sans fin de son capital victimaire. Ce sont ces croisés de la démocratie globale qui, au nom notamment de la cause en principe la plus vertueuse qui soit, la lutte contre l’antisémitisme, ont persévéré dans le soutien indéfectible à la machine de mort israélienne.
Il nous faut ici infléchir notre approche de la question des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, du génocide ; il nous faut, à l’épreuve de Gaza et de tout ce qui entoure sa destruction depuis le 7 octobre, changer les termes de la conversation sur la criminalité d’Etat dans son état de plus extrême concentration – avec tout ce qui s’y associe : le mal radical, l’imprescriptible, l’extrême, l’impardonnable, tous ces motifs où la morale s’entremêle au théologico-politique qui ont saturé le débat intellectuel en Occident au cours des dernières décennies du siècle dernier en référence à la Shoah et sous l’effet notamment du film du même nom réalisé par Claude Lanzmann.
Selon l’approche légitimée du génocide dont le cadre a été fixé par le promoteur du terme, Raphaël Lemkin, un juriste, celui-ci se définit selon ses caractéristiques propres, qui appellent une qualification juridique spécifique – les crimes contre l’humanité, le crime de génocide sont imprescriptibles dans la mesure même où l’objet génocide présente des traits propres distinctement identifiables ; parmi ceux-ci, l’intention de la puissance criminelle occupe une place primordiale, ainsi que les moyens qui s’y rattachent : intention de faire disparaître un groupe humain désigné selon ses caractéristiques ethniques, raciales, religieuses, sociales éventuellement, et mise en œuvre du processus exterminateur destiné à parvenir à cette fin. Les moyens employés, les procédures et techniques de la mise en œuvre de l’élimination de cette population supposée homogène peuvent varier considérablement, mais il s’agit bien toujours de retrancher un segment d’humanité considéré comme inférieur, déshumanisé, décrié comme nuisible et dangereux.
L’approche du génocide qui a imposé son autorité dans la tradition établie par Lemkin est fondée sur ces prémisses – l’intention proprement génocidaire du « perpétrateur », la systématicité du projet exterminateur et celle des moyens mis en œuvre – il s’agit bien d’éliminer le groupe visé jusqu’au bout, jusqu’au dernier, comme on dit couramment.
L’entreprise génocidaire fondée sur la combinaison de la destruction systématique du cadre de vie, des massacres, notamment par voie aérienne, et du nettoyage ethnique, telle que l’Etat israélien la conduit à Gaza, conduit à infléchir cette approche. D’une part, la destruction de la population visée, les Palestiniens, prend la forme d’une attrition de plus en plus massive et brutale destinée à réduire progressivement cette population à une condition purement résiduelle ; elle diffère en ce sens, dans sa mise en œuvre, des exterminations mises en œuvre par les nazis ou les génocidaires rwandais. Elle relève d’une autre forme de rationalisation de l’élimination de la population concernée, même si, pour l’essentiel, la visée stratégique, l’horizon « historique » de l’opération demeure la même – réduire à néant les chances, la possibilité pour un peuple ou une population de vivre parmi les autres peuples, d’occuper sa place, son espace propre sur la Terre.
D’autre part, et c’est bien là le point crucial, le trait propre de l’entreprise génocidaire conduite par Israël à Gaza est manifeste, il se détecte à l’œil nu, tant il est massif, pour peu que l’on ne se dérobe pas à son examen : ce qui rend cette œuvre de mort possible, ce qui créé ses conditions même de possibilité, ce n’est pas la puissance propre du perpétrateur, la disproportion abyssale, intrinsèque, des forces entre le criminel et sa victime (comme c’est le cas aussi bien lors de la mise en œuvre de la Shoah par les nazis qui, alors, dominent toute l’Europe ou bien lorsque s’accomplit le génocide des Tutsis au Rwanda). Ce qui créé en premier lieu les conditions du génocide, c’est un facteur externe : le soutien apporté à l’Etat d’Israël, soutien tous azimuts mais à la violence armée en premier lieu, par une vaste coalition de forces extérieures, au centre de laquelle se trouvent les démocratie occidentales.
Tout le monde sait qu’Israël dépend entièrement, aussi bien militairement, technologiquement, que politiquement de ce soutien. Privées des équipements militaires dernier cri fourni par les démocraties occidentales, les Etats-Unis en première ligne, Israël serait tout à fait incapable de conduire à bien les opérations de destruction tous azimuts qu’il conduit sur tous les fronts, à Gaza, au Liban, en Syrie, en Iran – sans parler, bien sûr, de l’indéfectible soutien moral (propagandiste) apporté par cette coalition à ces opérations.
Il y a bien longtemps déjà que l’Armée israélienne ne conduit plus que des opérations de guerre totalement asymétrique, à l’instar de l’Armée des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan, des opérations de guerre de bureau dont font les frais avant tout des populations civiles, avec des pertes toujours plus disproportionnés entre une armée disposant de tous les moyens technologiques lui permettant de frapper l’adversaire à distance, sans s’exposer et des opposants munis, au mieux, d’armes légères ou d’équipements de fortune. Il y a bien longtemps que le mythe de Tsahal, armée du peuple résistant vaillamment à l’assaut de ses voisins coalisés et bien décidés à rejeter les Juifs à la mer, il y a bien longtemps que ce mythe a volé en éclats. Pas davantage à Gaza qu’en Cisjordanie, ce n’est pas une guerre dans le sens classique du terme que conduit l’Armée israélienne contre les Palestiniens, armés ou pas, ce sont des opérations de ratissage, de « pacification » et de contre-insurrection coloniale, de plus en plus distinctement inscrites dans un horizon exterminationniste.
Ce dont il faut mesurer toute la portée, c’est donc ceci : la puissance de mort israélienne n’existe que pour autant qu’elle est portée à bout de bras par ses soutiens, notamment occidentaux. En ce sens, le génocide en cours à Gaza est une œuvre de mort en partage : les puissances qui en fournissent les moyens et en fournissent la couverture politique en partagent pleinement la responsabilité. Cette figure est nouvelle, comme formation historique – les perpétrateurs de génocide, habituellement, agissent seuls, pour leur propre compte, ce qui a pour effet qu’ils portent seuls, face à l’Histoire, la responsabilité de leurs crimes – dirigeants nazis, génocidaires rwandais, Khmers rouges, sans oublier les commanditaires et exécutants du génocide arménien de 1915…
Un pas plus loin, on pourrait aller jusqu’à dire que les dirigeants israéliens sont en mission lorsqu’ils mettent en œuvre comme ils le font actuellement la « solution » qu’ils entendent apporter à la supposée « question palestinienne » – celle qui consiste à rendre caduque d’une façon définitive toute chance pour les Palestiniens d’exister comme peuple parmi les peuples. Ils agissent ici moins en proxies qu’en délégués – c’est à eux que revient le sale boulot, mais, le faisant, ils ont toutes les raisons de se sentir assurés de leurs arrières. Avec le retour de Trump aux affaires et la montée au pouvoir dans le Nord global de néo-fascistes tous plus fans de Netanyahou et du suprémacisme israélien que les autres, ces agencements deviendront toujours plus clairs. C’est une machine de guerre globale qui s’active en vue de faire disparaître, comme ils disent, le « problème palestinien ». Mais le problème pour nous, bien sûr, ce n’est pas le peuple palestinien, c’est cette machine de mort aux multiples agencements.
Alain Brossat
à suivre…
- Voir ici la définitive mise au point de l’historien israélien Amos Goldberg : « Ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus », Le Monde, 29/10/2024.[↩]