Enterrer la Nakba : comment Israël cache systématiquement les preuves de l’expulsion des Arabes en 1948

Depuis le début de la dernière décennie, des équipes du ministère de la Défense ont nettoyé les archives locales et retiré des collections de documents historiques pour cacher les preuves de la Nakba.

Par Hagar Shezaf

5 juillet 2019

Il y a quatre ans, l’historienne Tamar Novick a été secouée à la lecture d’un document qu’elle a découvert dans le dossier de Yosef Vashitz, du département arabe du parti de gauche Mapam, dans les archives de Yad Yaari à Givat Haviva. Le document, qui semblait décrire certains événemets survenus pendant la guerre de 1948, commençait ainsi :

« Safsaf [ancien village palestinien proche de Safed] – 52 hommes ont été capturés, attachés les uns aux autres, on a creusé une fosse et on les a abattus. 10 tressaillaient encore. Des femmes sont venues, demandèrent grâce. Trouvé les corps de 6 vieillards. Il y avait 61 cadavres. 3 cas de viol, un à l’est de Safed, une fille de 14 ans, 4 hommes tués par balle. L’un d’eux, les doigts coupés au couteau pour prendre la bague. »

Le rédacteur continue à décrire d’autres massacres, pillages et abus perpétrés par les forces israéliennes pendant la Guerre d’Indépendance d’Israël. « Il n’y a pas de nom sur le document et il est difficile de savoir qui en est l’auteur », dit Dr. Novick à Haaretz. « Par ailleurs, il s’interrompt en plein milieu. J’ai trouvé cela très perturbant. Je savais que trouver un document comme celui-là me donnait la responsabilité de clarifier ce qui s’était passé. »

Le village de Safsaf en Haute Galilée a été pris par les Forces de Défense Israéliennes au cours de l’Opération Hiram vers la fin de 1948. Le moshav Safsufa a été construit sur ses ruines. On a dit au cours des années que la Septième Brigade avait commis des crimes dans ce village. Ces accusations sont étayées par le document trouvé par Novick et que les chercheurs ne connaissaient pas au préalable. Cela pourrait également constituer une preuve supplémentaire que les hauts gradés israéliens étaient au courant de ce qui se passait en temps réel.

Novick décida de consulter d’autres historiens à propos de ce document. Benny Morris, dont les livres sont des textes fondamentaux pour l’étude de la Nakba – la « calamité », terme auquel se réfèrent les Palestiniens pour évoquer l’émigration massive des Arabes hors du pays au cours de la guerre de 1948 – lui a dit que lui aussi avait vu le même genre de documents dans le passé. Il faisait référence à des notes prises par un membre du Comité Central du Mapam, Aharon Cohen, sur la base d’un exposé fait en novembre 1948 par Israel Galili, ancien chef de cabinet de la milice Haganah, qui donna ensuite les FDI. Dans ce cas, les notes de Cohen, publiées par Morris, déclaraient : « Safsaf 52 hommes attachés avec une corde. Jetés dans une fosse et abattus. 10 sont morts. Des femmes invoquèrent miséricorde. [il y a eu] 3 cas de viol. Arrêtés et relâchés. Une fille de 14 ans a été violée. 4 autres ont été tuées. prises au couteau. »

La note de bas de page de Morris (dans son ouvrage fondateur « La Naissance du problème des Réfugiés Palestiniens, 1947-1949 ») établit que ce document a également été trouvé dans les Archives de Yad Yaari. Mais quand Novick est revenue pour examiner le document, elle a été très surprise de découvrir qu’il n’était plus là.

« J’ai tout d’abord pensé que Morris n’avait pas été précis dans sa note de bas de page, que peut-être il avait fait une erreur », se souvient Novick. « Il m’a fallu du temps pour envisager la possibilité que le document avait tout simplement disparu. »
Quand elle a demandé aux personnes en charge où était le document, on lui a dit qu’il était enfermé en sécurité à Yad Yaari – par ordre du ministère de la Défense.

Depuis le début de la dernière décennie, des équipes du ministère de la Défense ont nettoyé les archives d’Israël et retiré des documents historiques. Mais ce ne sont pas que des papiers en relation avec le projet nucléaire israélien ou avec les relations étrangères du pays qui ont été transférés dans des chambres fortes : des centaines de documents ont été cachés dans un effort systématique pour dissimuler les preuves de la Nakba.

Ce phénomène a tout d’abord été détecté par l’Institut Akevot pour la Recherche sur le Conflit Israélo-Palestinien. Selon un rapport dressé par l’institut, l’opération est pilotée par le Malmab, département de sécurité opaque du ministère de la Défense (le nom est un acronyme hébreu pour « directeur de la sécurité de la fondation de la défense »), dont les activités et le budget sont classifiés. Le rapport affirme que le Malmab a retiré, illégalement et sans aucune autorité, une documentation historique et, au moins dans certains cas, a mis sous scellés des documents dont la publication avait été auparavant autorisée par la censure militaire. Certains des documents qui ont été placés dans les caves avaient déjà été publiés.

Un rapport d’enquête de Haaretz a découvert que le Malmab avait caché le témoignage de généraux des FDI sur le meurtre de civils et la démolition de villages, ainsi que de la documentation sur l’expulsion de Bédouins pendant la première décennie de l’État. Des conversations menées par Haaretz avec des directeurs d’archives publiques et privées ont elles aussi révélé que le personnel du département de la sécurité avait traité les archives comme sa propriété, en venant dans certains cas à menacer les directeurs eux-mêmes.

Yehiel Horev, à la tête du Malmab pendant deux décennies, jusqu’en 2007, a reconnu devant Haaretz avoir lancé le projet, qui est toujours en cours. Il maintient qu’il est sensé de camoufler les événements de 1948, parce que les dévoiler pourrait générer des troubles dans la population arabe du pays. Interrogé sur l’intérêt du retrait de documents qui ont déjà été publiés, il a expliqué que l’objectif est de saper la crédibilité d’études sur l’histoire du problème des réfugiés. L’idée de Horev, c’est qu’une allégation faite par un chercheur, étayée par un document original, ce n’est pas la même chose qu’une allégation qu’on ne peut prouver ou réfuter.

Le document que Novick recherchait aurait pu donner de la force à l’oeuvre de Morris. Au cours de l’enquête, Haaretz a pu en réalité trouver le mémo d’Aharon Cohen, qui résume une réunion du Comité Politique du Mapam au sujet des massacres et des expulsions de 1948. Les participants à cette réunion appelaient à la coopération avec une commission d’enquête qui mènerait une investigation sur ces événements. Un cas discuté par le comité concernait « des actes graves » perpétrés dans le village de Al-Dawayima, à l’est de Kiryat Gat. Un participant mentionnait dans ce contexte la milice occulte Lehi, dissoute depuis. On a également rapporté des actes de pillage : « Lod et Ramle, Be’er Sheva, pas un seul magasin [arabe] n’a échappé au pillage. La 9ème Brigade dit 7, la 7ème Brigade dit 8. »

« Le parti », déclare le document vers la fin, « est contre l’expulsion s’il n’y a pas de nécessité militaire. Il existe différentes façons d’évaluer la nécessité. Et il vaut mieux le clarifier ultérieurement. Ce qui s’est passé en Galilée – ce sont des actes Nazis ! Chacun de nos membres doit raconter ce qu’il sait. »

La version israélienne

L’un des documents les plus fascinants sur l’origine du problème des réfugiés palestiniens a été rédigé par un officier du Shai, précurseur du service de sécurité du Shin Bet. Il débat sur les raisons pour lesquelles le pays s’est vidé de tant de ses habitants arabes, se fondant sur les circonstances de chaque village. Rassemblé fin juin 1948, il porte le titre « L’Emigration des Arabes de Palestine ». Ce document a servi de base à un article que Benny Morris a publié en 1986. Après la parution de l’article, le document a été retiré des archives et rendu inaccessible aux chercheurs. Des années plus tard, l’équipe du Malmab a réexaminé le document et ordonné qu’il reste classifié. Ils ne pouvaient pas savoir que, quelques années plus tard, des chercheurs d’Akevot trouveraient une copie du texte et lui feraient passer la censure militaire – qui a autorisé sa publication sans condition. Maintenant, après des années de dissimulation, l’essence du document est révélée ici.

Ce document de 25 pages s’ouvre sur une introduction qui approuve sans la moindre réserve l’évacuation des villages arabes. D’après l’auteur, le mois d’avril « a excellé dans l’augmentation de l’émigration », tandis que mai « s‘est félicité de l’évacuation d’un maximum d’endroits ». Le rapport s’intéresse ensuite aux « causes de l’émigration arabe ». Selon le récit israélien qui a été répandu au cours des années, la responsabilité de l’exode hors d’Israël revient aux politiciens arabes qui ont encouragé la population à partir. Pourtant, selon le document, 70 % des Arabes sont partis à la suite des opérations militaires juives.

L’auteur anonyme de ce texte range les raisons du départ des Arabes par ordre d’importance. La première raison : « Les actions juives directement hostiles contre les lieux de vie des Arabes ». La deuxième raison a été l’impact de ces actions sur les villages avoisinants. La troisième en importance est venue des « opérations des organisations dissidentes », c’est-à-dire l’Irgoun et le Lehi occultes. La quatrième raison de l’exode arabe a été les ordres émis par les institutions arabes et les « gangs » (terme utilisé dans le document en référence à tous les groupes armés arabes). La cinquième furent les « opérations juives de ‘nouvelles chuchotées’ pour inciter les habitants arabes à fuir », et le sixième furent « les ultimatums d’évacuation ».

L’auteur affirme que « sans aucun doute, les opérations hostiles ont été la cause principale des mouvements de la population ». En plus, « des haut-parleurs en langue arabe ont prouvé leur efficacité dans les cas où ils ont été utilisés comme il faut ». Quant aux opérations de l’Irgoun et du Lehi, le rapport fait observer que « beaucoup de gens des villages du centre de la Galilée ont commencé à fuir après l’enlèvement des notables de Sheikh Muwannis [village au nord de Tel Aviv]. Les Arabes ont appris qu’il ne suffisait pas de construire un accord avec la Haganah et qu’il y avait d’autres Juifs [c’est-à-dire des milices dissidentes] dont il fallait se méfier ».

L’auteur fait remarquer que les ultimatums de départ ont été spécialement employés en Galilée centrale, moins dans la région du Mont Gilboa. « Naturellement, l’action de cet ultimatum, comme une conséquence d’un ‘conseil amical’, survenait après une certaine préparation sur le terrain au moyen d’actions hostiles dans la zone. »

Un appendice à ce document décrit les causes spécifiques de l’exode en détaillant un grand nombre de localités arabes : Ein Zeitoun – « notre destruction du village » ; Qeitiya – « harcèlement, menace d’actions » ; Almaniya – « notre action, beaucoup de tués » ; Tira – « conseil amical juif » ; Al’Amanir – « après vols et meurtres perpétrés par les dissidents » ; Sumsum – « notre ultimatum » ; Bir Salim – « attaque sur l’orphelinat » ; Bir Salim – « conquête et expulsion ».

Courte mèche

Au début des années 2000, le Centre Yitzhak Rabin a mené une série d’interviews d’anciens personnages publics et militaires dans le cadre d’un projet pour documenter leur activité au service de l’État. Le bras long du Malmab s’est également saisi de ces interviews. Haaretz, qui a obtenu les textes originaux de plusieurs de ces interviews, les a comparés aux versions qui sont maintenant accessibles au public, après que de vastes pans d’entre eux aient été déclarés classifiés.

Il y avait, par exemple, des parties du témoignage du Général de brigade Aryeh Shalev sur l’expulsion de l’autre côté de la frontière des résidents d’un village qu’il appelait « Sabra ». Plus loin dans l’interview, les phrases suivantes avaient été supprimées : « Il y a eu un problème très sérieux dans la vallée. Certains réfugiés voulaient revenir dans la vallée, jusqu’au Triangle [concentration de villes et villages arabes de la partie orientale d’Israël]. Nous les avons expulsés. Je les ai rencontrés pour les persuader de ne pas vouloir cela. J’ai des documents à ce sujet. »

Dans un autre cas, le Malmab a décidé de cacher la partie suivante d’une interview menée par l’historien Boaz Lev Tov avec le Général de division Elad Peled :

Lev Tov : « Nous parlons d’une population – femmes et enfants ? »

Peled : « Tous, oui tous. »

Lev Tov : « Vous ne faites pas de différence entre eux ? »

Peled : « Le problème est très simple. La guerre se fait entre deux populations. Ils sortent de leur maison. »

Lev Tov : « Si la maison existe, ils ont un endroit où revenir ? »

Peled : « Ce ne sont pas encore des armées, ce sont des gangs. Nous sommes aussi vraiment des gangs. Nous sortons de la maison et revenons à la maison. Ils sortent de la maison et reviennent à la maison. C’est soit leur maison, soit notre maison. »

Lev Tov : « Les scrupules appartiennent à la nouvelle génération ?

Peled : « Oui, aujourd’hui. Quand je suis assis ici dans mon fauteuil et que je pense à ce qui s’est passé, toutes sortes de pensées me viennent à l’esprit. »

Lev Tov : « Ce n’était pas le cas alors ? »

Peled : « Ecoutez, laissez moi vous raconter quelque chose de beaucoup moins joli, et cruel, à propos du grand raid sur Sasa [village palestinien de Haute Galilée]. Le but était en fait de les décourager, de leur dire : ‘Chers amis, le Palmach [« troupes de choc » de la Haganah] peut arriver partout, vous n’êtes pas à l’abri.’ C’était le coeur du peuplement arabe. Mais qu’avons-nous fait ? Ma section a fait exploser 20 maisons avec tout ce qu’il y avait dedans. »

Lev Tov : « Alors que les gens y dormaient ? »

Peled : « Oui, je suppose. Ce qui s’est passé là, nous sommes arrivés, nous sommes entrés dans le village, avons posé une bombe à côté de chaque maison, puis Homesh a sonné de la trompette, parce que nous n’avions pas de radio, et ce fut le signal de départ [pour nos forces]. Nous repartons en courant, les sapeurs restent, ils tirent, c’est très primitif. Ils allument la mèche ou tirent le détonateur et toutes ces maisons disparaissent. »

Un autre passage que le ministère de la Défense voulait cacher au public faisait partie de la conversation du Dr. Lev Tov avec le Général de division Avraham Tamir :

Tamir : « J’étais sous les ordres de Chera [Général de division Tzvi Tzur, plus tard chef d’État Major des FDI] et j’avais d’excellentes relations avec lui. Il m’a laissé toute liberté de manœuvre – je ne sais pourquoi – et je me suis retrouvé en charge des hommes et des opérations pendant deux développements qui ont découlé de la stratégie du [Premier ministre David] Ben-Gourion. Un développement se passa quand des rapports sont arrivés sur des marches de réfugiés venant de Jordanie vers les villages abandonnés [en Israël]. Et alors Ben-Gourion décide d’une stratégie selon laquelle nous devons démolir [les villages] afin qu’ils n’aient nulle part où revenir. C’est-à-dire tous les villages arabes, dont la plupart se trouvaient dans [la zone couverte par] le Commandement Central, la plupart. »

Lev Tov : « Ceux qui étaient encore debout ? »

Tamir « Ceux qui n’étaient pas encore habités par des Israéliens. Dans certains endroits, comme Zakariyya et d’autres, nous avions déjà installé des Israéliens. Mais la plupart étaient encore des villages abandonnés. »

Lev Tov : « Qui étaient debout ? »

Tamir « Debout. Il fallait alors qu’ils n’aient aucun endroit où revenir, j’ai donc mobilisé tous les bataillons du génie du Commandement Central et, en l’espace de 48 heures, j’ai réduit en ruines tous ces villages. Point. Il n’y a plus d’endroit où revenir. »

Lev Tov : « Sans hésitation, j‘imagine. »

Tamir : Sans hésitation. C’était la stratégie. J’ai mobilisé, j’ai mis à exécution et je l’ai fait. »

Des caisses dans les chambres fortes

La cave voûtée du Centre de Recherche et de Documentation Yad Yaari se trouve un niveau sous le rez-de-chaussée. Dans la cave, qui est en fait une petite pièce bien sécurisée, il y a des piles de caisses qui contiennent des documents classifiés. Les archives abritent le matériel du mouvement Hashomer Hatzair, du mouvement de kibboutz Kibboutz Ha’artzi, du Mapam, du Meretz et autres organisations telles que La Paix Maintenant.

Le directeur des archives est Dudu Amitai, qui est également le président de l’Association des Archivistes Israéliens. D’après Amitai, le personnel du Malmab est régulièrement venu aux archives entre 2009 et 2011. Le personnel des archives raconte que des équipes du département de sécurité – deux retraités du ministère de la Défense sans formation d’archiviste – se présentaient deux à trois fois par semaine. Ils recherchaient des documents sous des mots-clés tels que « nucléaire », « sécurité » et « censure » et consacraient par ailleurs un temps considérable à la Guerre d’Indépendance et au sort des villages arabes d’avant 1948.

« A la fin, lls nous ont soumis un résumé, disant qu’ils avaient localisé quelques dizaines de documents sensibles », dit Amitai. « Généralement, nous ne divisons pas les dossiers, aussi des dizaines de dossiers ont pris le chemin de notre cave et ont été retirés du catalogue public. » dossier peut contenir plus de 100 documents.

L’un des dossiers qui a été scellé traite du gouvernement militaire qui contrôlait la vie des citoyens arabes d’Israël de 1948 à 1966. Pendant des années, ces documents ont été stockés dans la même cave, inaccessible aux chercheurs. Récemment, à la suite d’une requête du Professeur Gadi Algazi, historien de l’université de Tel Aviv, Amitai a examiné lui-même le dossier et a décidé qu’il n’y avait pas de raison de ne pas le desceller, nonobstant l’opinion du Malmab.

D’après Algazi, plusieurs raisons pourraient justifier la décision du Malmab de garder le dossier classifié. L’une d’elles a à voir avec une annexe secrète qu’il contient concernant le rapport d’un comité qui a examiné l’opération du gouvernement militaire. Ce rapport traite presque entièrement de batailles entre l’État et des citoyens arabes à propos de la propriété foncière et ne concerne pour ainsi dire pas les questions de sécurité.

Une autre possibilité est un rapport de 1958 du comité ministériel qui contrôlait le gouvernement militaire. Dans l’un des appendices secrets du rapport, le colonel Mishael Shaham, officier supérieur du gouvernement militaire, explique qu’une des raisons pour ne pas démanteler le dispositif de la loi martiale, c’est le besoin de restreindre l’accès des citoyens arabes au marché du travail et d’empêcher la reconstruction des villages détruits.

Une troisième explication possible pour cacher le dossier concerne un témoignage historique non publié sur l’expulsion des Bédouins. A la veille de l’installation d’Israël, près de 100.000 Bédouins vivaient dans le Neguev. Trois ans plus tard, leur nombre était descendu à 13.000. Dans les années de la guerre d’indépendance et celles qui ont suivi, quantité d’opérations d’expulsion ont été menées dans le sud du pays. Dans l’une d’elles, les observateurs des Nations unies ont rapporté qu’Israël avait expulsé 400 Bédouins de la tribu Azazma et ont cité des témoignages sur des incendies de tentes. La lettre qui apparaît dans le dossier classifié décrit une expulsion similaire perpétrée encore en 1956, comme l’a raconté le géologue Avraham Parnes :

« Il y a un mois, nous faisions une tournée à Ramon [cratère]. Les Bédouins de la région de Mohila sont venus vers nous avec leurs troupeaux et leurs familles et nous ont demandé de rompre le pain avec eux. J’ai répondu qu’un gros travail nous attendait et que nous n‘avions pas le temps. Lors de notre visite cette semaine, nous nous dirigions à nouveau vers Mohila. Au lieu des Bédouins et de leurs troupeaux, il y avait un silence de mort. Des dizaines de carcasses de chameaux jonchaient le sol. Nous avons appris que, trois jours plus tôt, les FDI avaient ‘coincé’ les Bédouins, et leurs troupeaux ont été détruits – les chameaux par balles, les moutons avec des grenades. L’un des Bédouins, qui avait commencé à se plaindre, a été tué, les autres ont fui. »

Le témoignage s’est poursuivi : « Quinze jours plus tôt, on leur a ordonné de rester pour l’instant là où ils étaient, puis on leur a ordonné de partir et, pour accélérer les choses, 500 têtes de bétail ont été abattues…L’expulsion a été exécutée ‘efficacement’. » La lettre se poursuit en citant ce que l’un des soldats a dit à Parnes, d’après son témoignage : « Ils ne partiront pas si nous ne foutons pas en l’air leurs troupeaux. Une jeune fille d’environ 16 ans s’est approchée de nous. Elle portait un collier de perles, des serpents en cuivre. Nous avons arraché le collier et avons chacun pris une perle en souvenir. »

La lettre a d’abord été envoyée au député Yaakov Uri, du Mapai (précurseur du parti Travailliste), qui l’a transmise au ministre du Développement Mordechai Bentov (Mapam). « Sa lettre m’a choqué », a écrit Uri à Bentov. Ce dernier a fait circuler la lettre parmi tous les ministres du cabinet, avec ces mots : « A mon avis, le gouvernement ne peut simplement ignorer les faits relatés dans cette lettre ». Bentov ajoutait que, à la lumière du contenu consternant de la lettre, il demandait aux experts de la sécurité de vérifier sa crédibilité. Ils ont confirmé que le contenu « était dans l’ensemble parfaitement conforme à la vérité. »

L’excuse nucléaire

C’est pendant le mandat, de 2001 à 2004, de l’historien Tuvia Friling en tant qu’archiviste en chef d’Israël, que le Malmab a mené ses premières incursions dans les archives. Ce qui a démarré comme une opération pour prévenir la fuite de secrets nucléaires, dit-il, est devenu, avec le temps, un projet de censure à grande échelle.

« J’ai démissionné au bout de trois ans, et c’en était une des raisons », dit le Professeur Friling. « La classification mise sur les documents concernant l’émigration des Arabes en 1948 est précisément un exemple de ce que je redoutais. Le système de stockage et d’archivage n’est pas une branche des relations publiques de l’État. S’il y a quelque chose que vous n’aimez pas – bon, c’est la vie. Une société en bonne santé apprend aussi de ses erreurs. »

Pourquoi Friling a-t-il autorisé le ministère de la Défense à avoir accès aux archives ? La raison, dit-il, était de donner au public l’accès au matériel des archives via internet. En discutant des implications de la numérisation du matériel, une inquiétude a été exprimée que, dans les documents, des références à un « certain sujet » soient rendues publiques par erreur. Le sujet, bien sûr, c’est le projet nucléaire d’Israël. Friling insiste sur le fait que la seule autorisation que le Malmab ait reçue était de rechercher des documents sur ce sujet.

Mais l’activité du Malmab n’est qu’un exemple d’un problème plus vaste, fait remarcher Friling : « En 1988, la confidentialité des [plus anciens documents] des archives du Shin Bet et du Mossad est arrivée à expiration. Pendant des années, ces deux institutions ont dédaigné l’archiviste en chef. Quand je suis arrivé à ce poste, ils ont demandé que la confidentialité de tout le matériel soit étendue [de 50] à 70 ans, ce qui est ridicule – la majorité du matériel peut être ouvert. »

En 2010, la période de confidentialité a été étendue à 70 ans ; en février dernier, elle a à nouveau été étendue, à 90 ans, malgré l’opposition du Conseil Suprême des Archives. « L’État peut imposer la confidentialité à certaines parties de sa documentation », dit Friling. « La question est de savoir si le sujet de la sécurité n’agit pas comme une sorte de couverture. Dans de nombreux cas, c’est déjà devenu une blague. »

Au regard de Dudu Amitai de Yad Yaari, la confidentialité imposée par le ministère de la Défense doit être mise en question. Pendant sa période à la barre, dit-il, l’un des documents placé dans la cave était un ordre émis par un général des FDI, au cours d’une trêve dans la Guerre d’Indépendance, demandant à ses troupes de s’abstenir de violer et de piller. Amitai a maintenant l’intention d’examiner les documents qui ont été déposés dans la cave, spécialement les documents de 1948, et d’ouvrir tout ce qui est possible. « Nous le ferons avec précaution et responsabilité, mais en reconnaissant que l’État d’Israël doit apprendre comment faire face aux aspects les moins plaisants de son histoire. »

A l’opposé de Yad Yaari, où le personnel du ministère ne met plus les pieds, celui-ci continue à étudier les documents à Yad Tabenkin, centre de recherche et de documentation du Mouvement des Kibboutz Unis. Le directeur, Aharon Azatin est parvenu à un accord avec les équipes du Malmab, sous la responsabilité desquelles les documents ne seront transférés dans la cave que s’il est convaincu que c’est justifié. Mais, à Yad Tabenkin aussi, le Malmab a élargi ses recherches au-delà du domaine du projet nucléaire pour y inclure les interviews conduites par l’équipe des archivistes avec d’anciens membres du Palmach et a même pris connaissance de matériel sur l’histoire des colonies dans les territoires occupés.

Le Malmab a, par exemple, témoigné de l’intérêt pour le livre en Hébreu « Une Décennie de Discrétion : la Politique de Colonisation dans les Territoires 1967-1977 », publié par Yad Tabenkin en 1992 et écrit par Yehiel Admoni, directeur du Département Colonisation de l’Agence Juive pendant la décennie dont il parle. Le livre fait mention d’un plan pour installer les réfugiés palestiniens dans la Vallée du Jourdain et du déracinement de 1.540 familles de Bédouins de la région de Rafah dans la Bande de Gaza en 1972, dont une opération qui comportait la fermeture de puits par les FDI. Paradoxalement, dans le cas des Bédouins, Admoni cite l’ancien ministre de la Justice, Yaakov Shimshon Shapira, qui aurait dit : « Il n’est pas nécessaire de trop étendre l’argument sécuritaire. Tout l’épisode des Bédouins n’est pas un chapitre glorieux de l’État d’Israël. »

Selon Azati, « Nous nous dirigeons de plus en plus vers un rétrécissement des échelons. Bien que nous soyons dans une ère d’ouverture et de transparence, il y a apparemment des forces qui tirent dans la direction opposée. »

Secret non autorisé

Il y a environ un an, la conseillère juridique des Archives de l’État, l’avocate Naomi Aldouby, a rédigé un avis intitulé « Dossiers Fermés Sans Autorisation dans les Archives Publiques ». D’après elle, la politique d’accessibilité aux archives publiques est du ressort exclusif de chaque institution.

Cependant, en dépit de l’opinion d’Aldouby, dans la vaste majorité des cas, les archivistes qui ont été confrontés à des décisions déraisonnables du Malmab n’ont pas soulevé d’objections – c’est à dire, jusqu’en 2014, lorsque le personnel du ministère de la Défense est arrivé aux archives de l’Institut de Recherche Harry S. Truman à l’Université Hébraïque de Jérusalem. A la surprise des visiteurs, leur demande d’examen des archives – qui renferment des collections de l’ancien ministre et diplomate Abba Eban et du Général de division Shlomo Gazit – a été refusée par son directeur d’alors, Menahem Blondheim.

Selon Blondheim, « Je leur ai dit que les documents en question dataient de plusieurs dizaines d’années et que je ne pouvais imaginer qu’il y ait quelque problème de sécurité qui puisse justifier de restreindre leur accès à des chercheurs. Ils ont alors répondu, ‘Et disons qu’il y ait là un témoignage disant que des puits ont été empoisonnés pendant la Guerre d’Indépendance ?’ J’ai répondu, ‘Bon, ces gens devraient être jugés.’ »

Le refus de Blondheim a provoqué une réunion avec un plus haut responsable du ministère, mais cette fois, l’attitude face à lui fut différente et des menaces explicites proférées. Finalement, les deux parties parvinrent à un accommodement.

Benny Morris n’est pas surpris par l’activité du Malmab. « J’étais au courant », dit-il. « Pas officiellement, personne ne m’a informé, mais je suis tombé dessus quand j’ai découvert que certain documents que j’avais vus dans le passé étaient maintenant scellés. Certains documents des Archives des FDI que j’avais utilisés pour un article sur Deir Yassine sont maintenant sous scellés. Lorsque je suis arrivé aux archives, je n’étais plus autorisé à voir l’original, et alors j’ai fait remarquer dans une note de bas de page [de l’article] que les Archives d’État avaient refusé l’accès à des documents que j’avais publiés 15 ans plus tôt. »

Le cas du Malmab n’est qu’un exemple de la bataille engagée pour l’accès aux archives en Israël. Selon Lior Yavne, directeur exécutif de l’Institut Akevot, « Les Archives des FDI, qui sont les plus grandes archives d’Israël, sont scellées presque hermétiquement. Environ un pour cent du matériel est ouvert. Les archives du Shin Bet, qui renferment des matériaux d’une immense importance [pour les chercheurs], sont totalement fermées, excepté une poignée de documents. »

Un rapport rédigé, à sa prise de retraite, par Yaacov Lozowick, le précédent archiviste en chef des Archives de l’État, fait référence à la mainmise de l’établissement de la défense sur le matériel des archives du pays. Il y écrit : « Une démocratie ne doit pas cacher ses informations sous prétexte qu’elles peuvent embarrasser l’État. Dans la pratique, l’établissement de la sécurité en Israël et, dans une certaine mesure, tout autant celui des relations étrangères, entravent le débat [public]. »

Les défenseurs de la mise au secret avancent plusieurs arguments, fait remarquer Lozowick : «La mise à découvert des faits pourrait procurer à nos ennemis un bélier contre nous et affaiblir la détermination de nos amis ; cela pourrait exciter la population arabe ; cela pourrait affaiblir les arguments de l’État devant les tribunaux ; et ce qui est révélé pourrait être interprété comme des crimes de guerre d’Israël. » Cependant, dit-il « Il faut rejeter tous ces arguments. C’est une tentative pour cacher une partie de la vérité historique afin de construire une version plus acceptable. »

Ce que dit le Malmab

Yehiel Horev a été le gardien des secrets de l’établissement de la sécurité pendant plus de deux décennies. Il a dirigé le département de la sécurité du ministère de la Défense de 1986 à 2007 et s’est tenu naturellement loin des feux de la rampe. A son crédit, il a maintenant accepté de parler franchement à Haaretz du projet des archives. « Je ne me souviens pas quand il a commencé », dit Horev, « mais je sais parfaitement que je l’ai démarré. Si je ne me trompe pas, il a commencé quand des gens ont voulu publier des documents tirés des archives. Nous avons dû mettre en place des équipes pour examiner tout le matériel sortant. »

D’après les conversations avec les directeurs des archives, il est clair qu’un grand nombre de documents auxquels on a imposé la confidentialité traitent de la Guerre d’Indépendance. Cacher les événements de 1948 fait-il partie des intentions du Malmab ?

« Qu’est-ce que ‘faire partie des intentions’ veut dire ? Le sujet est examiné en se fondant sur la question de savoir s’il pourrait faire du tort aux relations étrangères d’Israël et à l’établissement de la défense. Tels sont les critères. Je pense que c’est toujours pertinent. Il n’y a pas eu de paix depuis 1948. Je peux me tromper mais, pour autant que je sache, le conflit arabo-israélien n’a pas été résolu. Alors oui, il se pourrait que des sujets problématiques demeurent. »

Lorsqu’on lui demande comment des documents de ce genre pourraient être problématiques, Horev évoque la possibilité d’agitation chez les citoyens arabes du pays. De ce point de vue, chaque document doit être lu avec attention et chaque cas décidé sur le fonds.

Si les événements de 1948 n’étaient pas connus, nous pourrions discuter pour savoir si cette approche est la bonne. Ce n’est pas le cas. Beaucoup de témoignages et d’études sont parues sur l’histoire du problème des réfugiés. A quoi sert de cacher les choses ?

« La question est, est-ce que cela peut faire du tort ou non. C’est une affaire très sensible. Tout n’a pas été publié sur la question des réfugiés et il existe toutes sorts de récits. Certains disent qu’il n’y pas eu du tout de fuite, seulement une expulsion. D’autres disent qu’il y a eu fuite. Ce n’est pas noir-et-blanc. Il y a une différence entre la fuite et ceux qui disent qu’ils ont été expulsés par la force. C’est un tableau différent. Je ne peux pas dire maintenant si cela mérite une complète confidentialité, mais c’est un sujet qui doit décidément être discuté avant de prendre une décision sur quoi publier. »

Pendant des années, le ministère de la Défense a imposé la confidentialité à un document détaillé qui décrit les raisons du départ de ceux qui sont devenus des réfugiés. Benny Morris a déjà écrit sur ce document, alors selon quelle logique le garder caché ?

« Je ne me souviens pas du document auquel vous faites référence, mais s’il l’a cité et que le document lui-même n’est pas là [c’est-à-dire là où Morris dit qu’il est], alors ses faits ne sont pas solides. S’il dit, ‘Oui, j’ai le document’, je ne peux pas le discuter. Mais s’il dit que c’est écrit là, ce pourrait être vrai, ce pourrait être faux. Si le document était déjà sorti et qu’il était scellé dans les archives, je dirais que c’est du délire. Mais si quelqu’un l’a cité – il y a une différence radicale en termes de validité de la preuve qu’il a citée. »

Dans ce cas, nous parlons du chercheur le plus cité lorsqu’il s’agit des réfugiés palestiniens.

« Le fait que vous disiez ‘chercheur’ ne m’impressionne pas. Je connais des gens à l’université qui débitent des sottises sur des sujets que je connais de A à Z. Quand l’État impose la confidentialité, l’oeuvre publiée est affaiblie, parce que l’auteur n’a pas le document. »

Mais cacher des documents en s’appuyant sur des notes de bas de page dans des livres, n’est-ce pas une tentative pour fermer la porte de l’écurie après que les chevaux aient décampé ?

« Je vous ai donné un exemple que ce ne devrait pas être le cas. Si quelqu’un écrit que le cheval est noir, si le cheval n’est pas hors de l’écurie, vous ne pouvez pas prouver qu’il est vraiment noir. »

Il existe des opinions juridiques comme quoi l’activité du Malmab dans les archives est illégale et non autorisée.

« Si je sais que des archives contiennent du matériel classifié, je suis autorisé à dire à la police d’y aller et de confisquer le matériel. Je peux aussi utiliser les tribunaux. Je n’ai pas besoin de l’autorisation de l’archiviste. S’il y a du matériel classifié, j’ai autorité pour agir. Ecoutez, il y a une stratégie politique. Des documents ne sont pas scellés sans raison. Et malgré tout, je ne vous dirai pas que tout ce qui est scellé est cent pour cent justifié [à être scellé]. »

Le ministère de la Défense a refusé de répondre aux questions spécifiques concernant les découvertes de ce rapport d’investigation et s’est contenté de la réponse suivante : « Le directeur de la sécurité de l’établissement de la défense agit en vertu de sa responsabilité pour protéger les secrets de l’État et son assise sécuritaire. Le Malmab ne fournit pas de détails sur son mode d’activité ou sur ses missions. »

Hagar Shezaf

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : Haaretz

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