Par l’Agence Média Palestine, du 1er au 10 octobre 2025.
Majd Kayyal est un journaliste et écrivain palestinien habitant à Haïfa sur les territoires palestiniens de 1948. Depuis 2012, il publie des articles sur la Palestine et le sionisme. Parmi ses derniers romans « La rivière Carmel » et « À l’intérieur du silence ». Il a écrit pour l’Agence Média Palestine le récit suivant, où il partage ses réflexions depuis le 7 octobre.

J’écris ces mots à l’aube du 16 septembre 2025. L’enfer s’est ouvert à Gaza, dit-on.
Je suis en sécurité à Haïfa. Toutes mes affaires sont autour de moi, les cadres sont en place sur les murs encore debout, et ma famille va bien. Tout ce que je reçois de l’enfer, ce sont des SMS – des adieux anticipés d’amis qui ont décidé de ne pas quitter la ville.
Le langage du génocide est biblique. Les portes de l’enfer, dit-on. Amalek, Gédéon, Josué et Balaam – la lumière et les ténèbres, bien sûr. Le F16 remplace Dieu. Gaza est Tohu Bohu1. L’État génocidaire s’élève au-dessus de l’humanité. L’État génocidaire s’empare du trône de Dieu.
Après le 7 octobre, les Israéliens ont épuisé le langage et l’imagerie de l’Holocauste pour justifier leurs crimes. Des mois plus tard, lorsque le nombre de nos globules rouges versés a atteint des centaines de fois le leur, qu’ils ont rasé des villes et provoqué la famine, leur utilisation de l’Holocauste est devenue un « humour noir » pesant, même pour eux. La trace d’Auschwitz a lentement disparu du discours sioniste public. Face aux images de Gaza rayée de la carte, toute mention du nazisme est devenue un paradoxe choquant, criant la vérité plutôt que la dissimulant.
Ainsi, après deux ans, la mythologie a englouti le langage israélien. Il ne restait plus que le pouvoir des dieux et le fantasme d’un pouvoir théologique absolu.
On a souvent posé la question : « Où était Dieu pendant l’Holocauste ? »
Cette question a une fonction cachée mais centrale dans la culture européenne. Elle affirme que l’Holocauste était un acte humain. Un acte d’humains en l’absence de Dieu. L’« humanité » du nazisme a été un facteur clé dans son démantèlement et la compréhension du fascisme – sur les plans psychologique, culturel et historique – ainsi que dans la mise en place d’une résistance, son renversement et la lutte contre sa résurgence.
Israël, en revanche, s’efforce de transformer le génocide en une guerre fatidique et inhumaine qui ne peut être démantelée, arrêtée ou jugée. Elle n’est soumise à aucune norme humaine depuis que le concept de guerre a été conçu. Ni la Convention de Genève ni le Code d’Hammourabi2 ne s’appliquent. Israël dit : l’humanité tout entière ne peut freiner notre pouvoir et apporter une seule miche de pain à un enfant affamé sans notre permission. C’est une guerre inhumaine menée par des dieux contre des insectes.
Et la vérité est que c’est une guerre différente de toutes celles que l’humanité a connues jusqu’à présent. Bien que la plupart de ses crimes et de ses éléments aient été observés tout au long de l’histoire, je ne connais aucune autre guerre dans laquelle tous ces facteurs se sont réunis de manière aussi radicale, dans une zone aussi petite, pendant une période aussi courte et avec une telle disparité de forces militaires : génocide et exécutions massives, famine généralisée et systématique, destruction de 90 % de la zone de guerre, assassinat systématique de journalistes, destruction systématique d’hôpitaux et d’équipes médicales, nombre et pourcentage insensés d’enfants tués, déplacements forcés quotidiens de la population, camps de torture pour prisonniers, ciblage de tous les organismes internationaux sans exception, violences sexuelles et reproductives , et interdiction totale de la presse étrangère et de la surveillance internationale. Sans parler du bombardement d’un pays neutre qui parraine les négociations, dans le but d’assassiner la délégation chargée de négocier. Une négociation si bizarre dans l’histoire, où l’une des parties déclare que sa première condition pour parvenir à un accord est que la guerre ne doit pas cesser !
Cette persistance israélienne a une fonction idéologique dans la perpétuation d’une idée au cœur du sionisme, à savoir l’idée de « l’exceptionnalisme juif ». C’est la clé de la formation culturelle et sociale d’Israël, et de l’élaboration de ses principes politiques, diplomatiques et juridiques, à l’intérieur d’Israël et au niveau international. Mener cette guerre d’extermination avec un tel degré de violence semble inévitable dans la formulation du sionisme du XXIe siècle.
Les discours des ministres israéliens ne suffisent pas à eux seuls à façonner l’image divine de l’extermination israélienne. La source de ces discours réside plutôt dans la matérialité de cette guerre, son infrastructure, son économie et ses instruments, c’est-à-dire la technologie la plus avancée, qui touche les rives de l’avenir et dont les profondeurs sont insondables pour les humains. Il s’agit d’une guerre semi-automatique, dont bon nombre des décisions militaires sont prises par des logiciels et des modèles d’intelligence artificielle. La « banalité du mal » ne suffit pas à l’expliquer : la « digitalité du mal » est cruciale. Si les victimes de l’Holocauste ont été réduites à des numéros, alors les Palestiniens d’aujourd’hui sont réduits à rien de plus qu’un code binaire de 0 et de 1.
Cette guerre est exceptionnelle par sa capacité et sa rapidité terrifiantes à collecter, intégrer, traiter et analyser des mégadonnées et à agir en conséquence. En d’autres termes, la déshumanisation de la population de Gaza découle de la capacité d’Israël à transformer chaque détail de leur vie, leurs visages, leurs maisons, leurs mouvements et leurs conversations en valeurs numériques et en données informatisées que des logiciels utilisent pour décider, en vingt secondes, de tuer des dizaines de Palestiniens.
Lorsque Israël a commis le crime des bipers au Liban, le monde entier s’est immédiatement mobilisé, obsédé par la seule question qui préoccupait les gouvernements, la presse, les réseaux sociaux et la rue : « Comment ? ! ». La question qui a dominé le discours, face à l’une des opérations les plus criminelles de l’histoire moderne, fournit en fait un exemple frappant pour les classiques de la critique du modernisme et de la rationalité instrumentale, qui efface toutes les questions humaines et éthiques au profit de la glorification du progrès et, par conséquent, du pouvoir.
L’algorithme est la religion de ce génocide. Derrière lui se cache une structure matérielle, économique et scientifique massive, produit de notre époque sombre qui gaspille l’humanité, basée sur le gaspillage absolu de l’humanité. Une époque qui atteint son apogée, qui explose, annonçant un nouveau chapitre plus sombre de l’histoire humaine.
Je viens de réaliser que l’un des modules centraux d’IA utilisés par Israël pour prendre des décisions meurtrières à Gaza s’appelle « The Gospel » (l’Évangile).
Ce que le monde ne comprend toujours pas, c’est que le génocide à Gaza n’est ni une question palestinienne ni une simple question de « droits humains », mais un tournant radical dans l’histoire de l’humanité en général.
La compréhension commence par la notion que la Palestine d’aujourd’hui est au cœur d’une dynamique universelle, directement liée à l’avenir de chaque ville et village dans le monde entier. Cette solidarité internationale doit être perçue comme une lutte locale dans chaque pays.
Pour y parvenir, il faut démanteler le discours mythologique et l’exceptionnalisme israéliens, insister sur la prise de conscience et la lutte contre les conditions humaines et matérielles de notre monde et de notre époque qui rendent possible ce génocide.
La tâche ne consiste pas seulement à comprendre ce qui se passe à Gaza sur les plans politique, militaire et social. La question doit être plus profonde : elle doit nous inciter à repenser philosophiquement nos vies et notre époque, en nous basant sur ce dont nous sommes témoins à Gaza. Depuis le 7 octobre, rien de l’histoire et de l’avenir de l’humanité et de notre monde ne peut être compris si nous ne regardons pas le monde entier à travers le prisme de Gaza.
Note-s
- Tohu bohu: au sens biblique:« Et la terre était touhou va bohou, ténèbres sur la face de l’abîme, et le souffle d’Elohim planait sur la face des eaux. » Genèse , I, 1-2. [↩]
- Code d’Hammourabi: texte juridique babylonien daté d’environ 1750 av. J. -C. , à ce jour le plus complet des codes de lois connus de la Mésopotamie antique.[↩]