De Calais à la Turquie, quand deux étudiantes prennent la route des Balkans.
Episode I : Vintimille, la frontière qui définit les indésirables, paru dans lundimatin#111, le 17 juillet 2017.
Engagées en France dans l’accueil des étrangè.r.es, Sophie et Sarah sont deux étudiantes en géographie qui ont décidé de suivre une des principales routes migratoires, celle des Balkans. Parties de Calais à la suite du démantèlement de la jungle, elles sont désormais au Liban après être passées par la Grèce et la Turquie. Leur projet qui porte le nom de « DEROOTEES » est de prendre « à l’envers » une des routes les plus empruntées par les migrants. D’octobre 2016 à juin 2017, dans chaque pays d’Europe, elles ont documenté la fermeture des frontières, la répression des migrant.e.s et la réalité de l’accueil.
Témoignage de Sarah
Elles sont parties de leur expérience dans la jungle de Calais, pour essayer de remonter au plus près du paradoxe sur lequel repose la vie de ces milliers de personnes qui empruntent ces routes « risquer sa vie pour la sauver ». Leur récit est consigné sur un blog- qu’elles tiennent depuis le début de leur périple dont voici une carte interactive :
Elles nous ont récemment contacté pour que l’on relaie leur récit. Nous publierons chaque semaine une page de leur voyage, sous forme de feuilleton.
Pour le premier épisode nous avons choisi de commencer par le récit de leur passage à Vintimille en octobre 2016, à la frontière entre la France et l’Italie. Avant d’y arriver elles sont passées par Calais puis ont rejoint La Chapelle suite au démantèlement de la jungle, moment dont vous pouvez retrouver le témoignage sur leur blog. On y découvre comment les dispositifs de fermetures de la frontière sont mis en place et comment malgré ces derniers, certains continuent de passer au péril de leur vie.
Nous sommes nées en 1994 et 1995, après Maastricht, dans une Europe dont la construction politique était déjà avancée ; nous avons grandi avec Shenghen ; pour nous, comme pour la plupart des français de notre génération, l’Europe n’a jamais été une question – à la rigueur, quelle Europe, ou l’Europe comment – . Nous avons toutes les deux eu une expérience avec Interrail, ce pass qui permet de faire des tours d’Europe en train, et nous avons l’habitude de voyager d’un pays à l’autre sans jamais nous soucier d’un quelconque visa. Pour nous, la frontière est une notion très abstraite ; nous l’avons étudiée en cours, en histoire et en géographie, mais sa représentation dans notre esprit était extrêmement floue. On nous parle de frontière fermée : comment une frontière peut-elle être fermée ? La ligne noire qui délimite les pays sur la carte ne peut apparaître en vrai : prend-t-elle la forme seulement de postes de contrôle, auquel cas elle n’est pas fermée partout ; y-a-t-il des grillages, des murs, des barbelés, pour signifier dans l’espace la séparation immatérielle des territoires ?
C’était une des choses dont nous étions le plus curieuses de découvrir durant notre voyage. A Vintimille la question était d’autant plus intéressante qu’il s’agit des frontières de notre propre pays, la France, qui a évidemment, pour nous, toujours été ouvert. La frontière franco-italienne est même une de celles que j’ai passée le plus de fois, pas moins de deux fois encore l’été dernier. On nous dit pourtant qu’avec la crise des migrants, la France « ferme » ses frontières. Qu’est-ce que cela pouvait, concrètement, dire ? Je me souviens de cette autoroute le long de la côte avec une succession de tunnels, un vague panneau vert « ITALIA », et c’est tout. Le passage d’un pays à l’autre s’effectue, dans mon esprit, tout naturellement.
La question de la frontière, des enjeux politiques et sociaux qu’elle pose, mais aussi très concrètement de sa forme, de son incarnation dans l’espace, de sa matérialité, était une des principales questions qui ont motivé notre voyage. Nous nous attendions à trouver des frontières « fermées » en Hongrie, en Serbie, en Macédoine ; pas à Vintimille, pas dans un espace nous connaissons. Et pourtant, en explorant un peu, en continuant de faire « des pas de côté », d’aller voir là où le touriste ordinaire ne va pas voir, en se posant les bonnes questions aux bons endroits, on réussit à porter un regard tout neuf et tout différent sur des endroits que l’on pensait connaître. Ce qui a conduit par la même occasion à changer durablement notre vision de la France, ce pays qui est le nôtre et que nous pensions aussi connaître, comme un pays de l’espace Shenghen, qui pratique bien la libre circulation des capitaux et marchandises, mais, contrairement à ce que notre expérience partielle et notre naïveté avait pu nous faire croire, définitivement pas des hommes.
Visages de la frontière
Comme à Calais, notre première image de la ville est encore plus frappante que nous n’osions l’imaginer : sur le quai de Menton, quatre hommes noirs attendent ; ils sont entourés par quatre policiers ; le contrôleur sort du train, les interpelle, les policiers les remettent dans le train. Une station plus tard, en gare de Vintimille, nous sommes « accueillis » par des CRS italiens, des militaires, des voitures de police à l’entrée.
Des scènes comme celles-là sont tout sauf exceptionnelles ; chaque jour, nos trajets en TER sont ponctués d’une ou plusieurs arrestations. Avec l’impressionnant déploiement des forces policières en gare de Vintimille, il est déjà surprenant qu’une partie des réfugiés parviennent à monter dans le train : toujours autour d’une dizaine de policiers français et italiens, CRS, membre de la PAF (Police Aux Frontières), carabinieri, membres de l’armée italienne, les attendent de pied ferme dans la station et sur le quai d’où partent les TER pour Menton. Sur le quai, la PAF bloque les escaliers et arrête toutes les personnes de couleur qui cherchent à monter à bord du train, les obligeant à faire demi-tour.
Et une fois le train arrivé à Menton, il doit systématiquement s’arrêter pour laisser aux CRS le temps de le fouiller. Ils entrent, font le tour du train, ouvrent toutes les toilettes – mais malgré tout cela ils ne nous contrôlent même pas, nous jettent à peine un coup d’œil : il s’agit véritablement d’une traque des migrants ! Dans la mesure où nous avons tous les jours fraudé le trajet Menton-Vintimille, j’ai mis un peu de temps à comprendre à quoi rimait ce rituel de déploiement impressionnant des forces de l’ordre s’ils n’arrêtaient pas les personnes en faute, jusqu’à ce qu’il soit apparu très clairement à mes yeux que le seul critère sur lequel ils choisissaient d’interpeller un citoyen était sa couleur de peau et un air vaguement pauvre (vêtements de seconde main…). Ainsi, tous les soirs, le train s’arrête, ils entrent et ils arrêtent les Noirs, qu’ils embarquent s’il s’agit bel et bien (et c’est presque toujours le cas) de migrants qui tentent de passer la frontière. Le dernier jour, nous assistons à une scène d’arrestation terrible : six CRS rentrent dans le TER tandis qu’une dizaine d’autres sont présents sur le quai de Menton Garavan, la première gare après la frontière ; ils débusquent deux jeunes érythréennes que nous sommes presque sûres d’avoir vues la veille au centre Caritas, les font sortir sur le quai, les questionnent, les déshabillent de leurs manteaux et vestes, font une fouille au corps avec la quinzaine d’autres qui les encerclent et les observent, et tous les passagers du train qui regardent. Cette scène d’humiliation (mais il ne s’agit que d’une parmi d’autres !) me marque considérablement.
Comme passer par le train est donc pratiquement impossible pour les clandestins, une autre voie de passage la plus indiquée serait par la route qui longe la côté (cf des dessins et des cartes. Mais évidemment, un poste de contrôle ainsi que les habituels deux, trois, quatre cars de CRS, plus un char de l’armée, sont postés là, prêts à « accueillir » en bonne et due forme quiconque tenterait un passage illégal.
Cette frontière-là est globalement matérialisée dans la longueur, même si la montagne empêche de le faire partout. Un grillage et des barbelés bordent la route qui longe le flanc de montagne où se situe légalement cette frontière. Evidemment, ça et là, des caméras de surveillance ornent le dispositif.
Une des dernières options pour le passager clandestin est de passer par la vallée de la Roya, les petits villages de montagne français desservis par le TER et qui se trouvent au Nord de Vintimille. Mais en gare de Sospel (le premier village français sur la ligne de train), encore une fois, un arsenal de policier attendent et contrôle de pied ferme toute personne qui aurait une « tête de migrant. »
Une des grandes questions qui nous habitait à Vintimille était la suivante : une fois que les policiers ont arrêté quelqu’un, où l’emmène-t-ils ? Pour les policiers français, c’est simple : ils le reconduisent de l’autre côté de la frontière italienne. Certaines personnes tentent ainsi le passage trois fois dans la même journée, par trois voies différentes, pour se voir reconduire inlassablement au point de départ. En quelque sorte, le gouvernement français se contente sans état d’âme de déléguer le problème de l’accueil et de la prise en charge des personnes à l’Italie. C’est ce qui ressortait dans le discours du policier italien que nous sommes difficilement parvenues à interroger : « la situation est compliquée », répète-t-il plusieurs fois. Il semble remettre la faute de ce qu’il se passe à Vintimille sur la politique française des frontières ; comme à Calais, finalement, un pays ferme ses frontières et c’est le pays voisin qui doit gérer la crise humanitaire qui s’ensuit.
En ce qui concerne la police italienne, qui se contente la plupart du temps de tolérer la présence évidente des migrants dans la ville de Vintimille, le tableau est différent : tous les jours, des cars de police italiens sont envoyés par le gouvernement central afin « désengorger Vintimille ». Se faire embarquer dans ces cars qui les conduisent dans des centres temporaires d’accueil pour migrants un peu dans chaque province d’Italie (souvent des centres de rétention), c’est pour eux revenir une étape en arrière après avoir pris tant de risques pour arriver jusqu’ici.
Il faut savoir qu’une très petite proportion des réfugiés entame une procédure de demande d’asile en Italie ; le responsable de Caritas l’explique ainsi : pour beaucoup, ce n’est pas la première fois qu’ils viennent. Ils ont été déportés chez eux à plusieurs reprises et sont revenus. Ils associent l’Italie aux longues procédures d’attente, à la répression policière, à l’hostilité globale du gouvernement et des habitants. L’Italie est associée à une expérience de souffrance, ce n’est pas un pays qui peut faire rêver comme la France, l’Angleterre ou l’Allemagne. Nous avons également appris qu’en Italie, plusieurs scandales ont éclaté cette année sur des centres de rétention en province qui seraient plus ou moins contrôlés par la mafia ; des expériences d’abus, de travail forcé et sans doutes bien d’autres horreurs ont également pu marquer dans le parcours des réfugiés leur expérience de l’Italie.
Par ailleurs, la ville même de Vintimille fait tout pour donner le moins possible envie aux migrants d’y rester (ce qui n’est d’ailleurs à aucun moment leur intention). Une politique de répression invisible a été instaurée à l’échelle de la préfecture et de la municipalité : ainsi, le camp de la Croix-Rouge n’est ouvert qu’à ceux qui vont entamer une procédure de demande d’asile en Italie. Les autres, ceux qui dorment sur la place ou sous les ponts, voient les camps qu’ils installent précairement pour eux-même systématiquement démantelés au bout de quelques jours. Nous avons ainsi assisté à une scène terrifiante d’un camp qui avait été évacué sur les bords de la Roya : toutes les affaires laissées derrière, des vêtements, des caleçons, des manteaux, comme si les habitants avaient dû courir à toutes jambes, abandonnant tout, pour ne pas se faire attraper par la police.
Mais le plus révoltant est ce décret municipal datant d’il y a trois mois qui interdit aux habitants de donner à manger aux réfugiés (sous le prétexte fallacieux de « raisons sanitaires »). Cet arrêté municipal, de bonnes âmes l’enfreignent tous les jours pour s’assurer que les migrants à Vintimille ne meurent pas de faim. Nous préparons avec les habitants de Roya citoyenne, tous réunis chez l’un d’entre eux, deux cent repas pour le lundi soir, et allons ensuite à trois voitures les distribuer dans Vintimille, sous les ponts du chemin de fer où dorment la majorité des migrants qui n’ont pas la chance d’être pris en charge par la Croix-Rouge ou Caritas. En nous faisant interpeller deux fois par police, avec contrôle d’identité, alors qu’à côté des dizaines de personnes attendent que nous leur donnions à manger et que, malgré nos demandes, la police y reste insensible, nous prenons la pleine mesure de la terrible folie qui habite notre monde.
Passer quand même, à ses risques et périls
On estime que cette année, 140 000 personnes sont arrivées sur le sol italien ; aujourd’hui, en octobre, on ne compterait « plus » que moins de 100 000 personnes étrangers illégaux. Le responsable de Caritas estime qu’environs la moitié d’entre ceux qui sont arrivés depuis le début de l’année ont réussi, ou réussiront prochainement, d’une manière ou d’une autre à franchir une des frontières avec la France, la Suisse, ou l’Allemagne.
Ainsi, malgré toutes les mesures prises par le Ministère de l’Intérieur français, tous les jours, des passages ont lieu : des dizaines de personnes réussissent tous les jours à rejoindre la France. C’est une des choses qui nous a le plus étonnées à Vintimille, de nous rendre compte que dans le centre d’accueil de Caritas, les gens restent rarement plus d’une semaine ; quant à celui de la Croix-Rouge, officiellement (même si ce n’est pas respecté), la durée de séjour ne dépasse pas 7 jours ! En assurant la distribution de vêtements à Caritas, je finis par comprendre d’après leurs demandes (collants, sac à dos) qu’une partie d’entre eux s’apprête à passer la frontière ce soir (on dit ici : « ils partent ce soir »), dont les familles de certains enfants dont je me suis occupée l’après-midi. Cela a quelque chose d’à la fois excitant (s’ils réussissent à passer, ils réalisent leur rêve !) et de terrifiant à tel point que cela me glace en pensant à ce qu’ils affrontent (en plus du froid, de la pluie, de la montagne, des autoroutes à traverser au risque de leur vie, des flics, le risque, surtout, de se faire prendre).
L’impression globale est donc très différente de Calais où les gens restent coincés des mois et sont contraints de s’établir un minimum. Ici, certains hommes seuls passent la journée à tenter de passer la frontière par toutes les voies possibles. Les familles le font plutôt la nuit, et sont prêtes à le re-tenter (ainsi, un des enfants avec qui nous avons sympathisé et que nous avons retrouvé le lendemain nous explique que ce matin il était « du côté de la France »). Ils restent entre quelques jours et quelques semaines au maximum. Leur séjour à Vintimille comme les relations de solidarité qui peuvent s’y créer prennent nécessairement un caractère transitoire qui est un aspect essentiel de l’accueil des réfugiés à Vintimille.
Comment réussissent-ils à passer la frontière, nous demandons-nous, éberluées, après avoir assisté au déploiement du dispositif policier à tous les endroits possibles ? Certains réussissent toujours à passer entre les mailles du filet. Sinon, à pied. Une autre voie moins surveillée est, évidemment, la plus dangereuse : passer par l’autoroute. Ceux qui tentent ce chemin le font au péril de leur vie. La mort de Milet, une jeune fille érythréenne de 17 ans, percutée par un camion, la semaine de notre arrivée à Vintimille, hante les esprits de tout le monde sur place.
Un article très intéressant est paru il y a quelques semaines dans Libération, et qui éclaire pas mal de questions très pratique quant à la manière dont les personnes s’y prennent pour passer : deux journalistes suivent un groupe de migrants dans leur passage de la frontière. La difficulté du trajet à travers les montagnes, les risques pris sur l’autoroute, qui leur ont fait baptiser ce chemin le « sentier du désespoir » (alors que son nom est supposé être : « le sentier de l’espoir »).
Le dernier moyen est de passer par la montagne. Il y a plusieurs routes qui longent la Roya vers le Nord et finissent par déboucher en France : Grimaldi, Airole… Sophie et moi avons emprunté un de ces chemins de montagne, qui part d’Airole et arrive à Breil. Effectivement, la frontière y est marquée par une seule balise : la « passer » n’est pas en soi difficile, mais le trajet est extrêmement ardu, même pour des personnes bien équipées. Il nous a fallu six heures de marche sportive pour rejoindre Breil. Par ailleurs, les policiers, ayant cerné cette stratégie, sont malheureusement de plus en plus nombreux dans les villages français à « cueillir » les arrivants, du coup les routes choisies montent de plus en plus au Nord dans l’espoir de les éviter.
Dans ces villages français à la frontière, à Saorge, Sospel ou Breil-sur-Roya, des habitants se mobilisent quotidiennement pour aider les migrants à passer cette damnée frontière, en les hébergeant quand ils les voient arrivés, épuisés et perdus après une journée entière de marche, afin qu’ils puissent se reposer quelques jours avant de reprendre leur périple, en les accueillant avant que la police ne les récupère.
Passeurs clandestins, passeurs citoyens
En effet, le dernier moyen de passer, et le plus sûr, c’est de monter dans la voiture d’un habitant, d’un passager français ou italien, pour qui, comme nous, cette frontière n’est pas fermée. Ils sont un certain nombre, habitants locaux, français ou italien, à sympathiser profondément avec les réfugiés, assez pour risquer une lourde sanction (jusqu’à la prison) pour faire passer dans leur voiture des familles entières. Comme des gens qui viennent un matin apporter des dons venus de France à Caritas, d’autres viennent pour prendre des personnes à bord et leur faire passer la frontière. Nous avons assisté au départ d’une famille à Caritas, avec deux français qui habitent à Menton et qui les emmenaient dans leur voiture. Il est saississant de voir ce que cette scène a, en apparence, de normal, alors qu’elle a tout d’exceptionnel : quand on assiste à ce départ, cela pourrait être un simple covoiturage. Simplement, dans cette voiture, cohabitent des gens légitimes et des indésirables. D’un point de vue humain, rien ne les sépare ; du point de vue de la loi, tout, au point que les uns risquent d’être punis pour avoir manifesté de l’aide aux autres.
Ces personnes qui aident ainsi gratuitement les migrants à passer la frontière agissent la plupart du temps sur une initiative individuelle qui fait que ces héros ordinaires sont souvent anonymes. Découvrir leur existence m’a profondément bouleversée, non seulement au regard de ce qu’ils risquent du point de vue de la loi, mettant toute leur famille en jeu, mais aussi d’un point de vue éthique, de faire passer à frontière à des gens dont c’est le plus grand rêve, alors qu’ils savent ce qui les attend derrière, en France : non pas l’accueil, mais la répression, la discrimination, la rue, le bidonville ou le ghetto.
Les habitants des villages qui œuvrent pour la cause des migrants, en cuisinant collectivement des repas et faisant des maraudes dans Vintimille, hébergeant des gens, et éventuellement leur faisant passer la frontière en voiture, se sont organisés et regroupés en collectifs, notamment celui de Roya Citoyenne (afin, par exemple, qu’une maraude soit assurée chaque soir par un village). Dans leur village, officiellement, personne ne sait ce qu’ils font ; mais comme tout le monde sait tout ici, il n’est pas impossible qu’en fait tout le monde le sache. « C’est bien simple, ici, si une personne a ses volets tirés toute la journée, il n’est pas difficile de se demander si elle a quelqu’un à cacher ! » nous dit une femme qui héberge chez elle deux érythréennes, et qui en arrive même à dire qu’il faudrait peut-être qu’ils fassent leur coming out et révèlent leur activité à tout le monde, histoire de secouer un peu les autorités. Cédric, un homme de Breil dont le nom a beaucoup figuré dans la presse locale récemment, héberge chez lui une cinquantaine de personnes, et il ne s’en cache pas. Il a été arrêté l’été dernier pour conduire un camion rempli de plus de dix réfugiés, et a été sauvé lors de son procès par un procureur qui a invoqué « l’immunité humanitaire » – comme quoi certains miracles existent…
Nous avons assisté lundi soir à l’ouverture d’un squat à Saint-Dalmas, à environ une heure de Vintimille, dans le parc du Mercantour. C’est dans un immense bâtiment qui accueillait autrefois des colonies de vacances de la SNCF qu’il y a trois jours, les habitants de Roya citoyenne ont décidé d’ouvrir ce squat pour décharger Cédric des dizaines de migrants qui arrivaient quotidiennement chez lui, à tel point que la situation était ingérable. Des journalistes sont présents, car Roya citoyenne espère faire de l’ouverture de ce squat un coup de poing médiatique pour attirer l’attention sur la situation des réfugiés dans la vallée et pousser le gouvernement à les doter d’un lieu équipé pour permettre un accueil décent à ces personnes qui viennent de passer la frontière, à pied, et épuisées. 70 à 80 personnes dorment déjà ici ; une partie de ceux qui vivaient chez Cédric, l’autre, ce sont ceux qui sont arrivés aujourd’hui à Breil. Ainsi, tous les jours, une quarantaine au moins de réfugiés arrivent à passer la frontière à pied et débarquent à Breil, affamés, épuisés et perdus dans la montagne. La solidarité des habitants de Roya citoyenne, c’est cela ; elle est politique et politisée contre la cruelle indifférence du gouvernement envers ces personnes, mais elle est avant tout née d’un désir de venir en aide à des personnes qui débarquent ainsi quotidiennement chez eux, sans logement ni repères ; quelque chose de très local, très concret et humain.
Avec Sophie, nous nous sommes intéressées au rapport passionnant qu’entretient la vallée avec Vintimille, comme un lien constant (figuré par la Roya elle-même ?) entre front de mer et arrière-pays : à la fois, cet arrière-pays reculé sert comme de base arrière, à l’abris des constants contrôles de la police, aux réseaux de solidarité un peu résistants, où se préparent les repas interdits et où se mettent en place des squats illégaux ; et à la fois, parce qu’il reste un des seuls endroits où la frontière peut être franchie de manière à peu près safe, il devient un lieu de passage et de franchissement, malgré son caractère extrêmement ardu et reculé. Contrairement au stéréotype qui caractérise les habitants des montagnes comme déconnectés de la vie urbaine et vivant en autarcie dans leur « trou paumé », ces habitants de la Roya sont bien plus mobilisés sur la question des migrants (et globalement, par extension, les questions politiques en général) que la plupart des habitants de la côté. En effet, ce rôle de passage et de contact, cet arrière-pays azuréen l’a, historiquement, toujours endossé : que ce soient les italiens fuyant le fascisme, les bosniaques fuyant la guerre, ou les tunisiens fuyant la dictature il y a deux ans, les habitants de la Roya ont vu défiler les peuples en péril et leur ont, à plusieurs reprises dans l’histoire, tendu la main ou ouvert les portes, ne serait-ce que pour quelques jours de repos dans ce chaos qu’est le monde des frontières fermées.
A l’heure qu’il est, le squat de Saint-Dalmas a été évacué, les migrants emmenés en car à Menton où ils ont été cueillis par la PAF, et quatre membres de Roya citoyenne ont été en garde à vue, dont un qui est à l’heure actuelle en train de préparer son procès. Le temps est venu, depuis longtemps, pour la colère et l’indignation. Malgré tout, ces habitants de Breil, Sospel et Saorge incarnent une figure d’espoir, le visage d’une France ouverte et solidaire que justement la France refuse d’adopter (d’où les termes de « passeur-citoyen », d’ « immunité humanitaire »). Ils prouvent par des actes quotidiens, une mobilisation groupée et un véritable réseau de solidarité qu’en se serrant les coudes et mettant de la bonne volonté, l’accueil est tout sauf une utopie ; non seulement il est possible, mais il se pratique déjà, dans certains havres de paix, villages de « marginaux » tels qu’ils se définissent eux-mêmes, pourtant bien plus ancrés dans le réel que la majorité des français. Une journée avec ces citoyens-là, avec leur entrain, leur joie réelle de vivre et de rencontrer, leur énergie parfois désespérée contre un système inflexible, mais néanmoins intarissable, m’enclin à rêver que si leur action pouvait trouver des échos à l’échelle de la France, voire de l’Europe entière, alors, alors, la silhouette d’un monde un peu meilleur pourrait peut-être se dessiner à l’horizon…
Conclusion. (citant Mgr Suetta) Pourquoi ?
Ce dispositif de répression que je viens de décrire est globalement invisible, et les français sont très mal voire peu informés en ce qui concerne la situation à Vintimille, ce qui explique l’attitude mitigée et l’inaction de la majorité des gens. Mais quand on prend conscience de ce qui se passe (nourrir quelqu’un dans le besoin est désormais interdit !), il est difficile de ne pas songer à une véritable guerre contre les pauvres, un mépris pour la vie de certaines personnes, une sorte de fascisme restauré et assumé par des gouvernements qui se disent démocratiques ; parce que l’intelligence de cette répression, c’est justement d’être invisible, pour la seule raison qu’elle se dirige contre des personnes qui viennent d’un autre pays ; qu’elle transforme ainsi, par le jeu de la distinction fictive avec nous, les blancs et les européens, en citoyens de seconde zone – voire en sous-humains, puisqu’ils n’ont pas le droit de bénéficier des fameux Droits de l’Homme dont nous sommes si honteusement fiers.
Nous nous sommes rendues aux funérailles de Milet, célébrées à l’église San Antonio. Je pense à l’injustice affreuse dont Milet a été la victime qui consiste à ouvrir les frontières à certains (dont je fais partie) et pas à d’autres, à ceux qui ont pourtant le plus de désir de faire partie de ce pays ; je pense avec rage au sang que les dirigeants français ont sur les mains malgré toute la bonne conscience qu’ils conservent ; et je suis rongée par la culpabilité quand je songe que ce n’est pas en Érythrée où règne une atroce dictature qu’elle a trouvé la mort, mais ici, sur le sol français. L’homélie de l’évêque, Mgr Suella, à qui on doit l’initiative d’avoir ouvert le centre d’accueil de Caritas, est percutante et a largement été relayée depuis de la presse locale. « Victime cinq fois, la petite Milet, victime du régime injuste de son pays duquel elle s’est échappée et dont personne ne s’occupe parce que, malheureusement, l’Erythrée est un des nombreux pays pauvres (…). Milet est une victime de nos frontières, aussi légales qu’injustes quand elles sont claquées au nez des gens, surtout les plus pauvres et qu’elles se ferment inexorablement devant leur cri de demande d’aide. Milet est une victime d’une société qui se dit civilisée, qui arbore des principes comme la fraternité, la liberté, légalité. Des principes au nom desquels souvent des gens ont été poursuivis, torturés et tués, et que cette société ne sait pas appliquer, ou ne sait pas appliquer de manière équitable : il y a ceux qui sont davantage libres et ceux qui sont davantage égaux que les autres ; et ceci est une véritable injustice dont notre civilisation doit avoir honte. Milet est une victime des nombreux papiers qui demeurent pendant trop de temps sur les bureaux des responsables, et victime des procédures injustes par le seul fait qu’elles soient longues, et différées pour les pauvres gens qui demandent de l’aide. Milet est une victime de notre hypocrisie. »
Alors que le cercueil de Milet est emporté par les pompes funèbres et que résonne le dernier chant de la cérémonie, un bruit s’élève dans l’église. C’est un son un peu étrange, aigu, discontinu et dissonant, et les gens regardent autour d’eux, essayant d’en repérer la source. Puis nous comprenons petit à petit et mon cœur se serre. Ce sont des cris et des sanglots, et ils sont poussés par les jeunes filles assises au premier rang, toutes des réfugiées. Je ferme les yeux avec douleur et tente de rentrer en communion avec leur peine, mais cette souffrance étalée est bien trop insoutenable, et je ne parviens pas à rester plus de quelque minutes ; je quitte l’église comme beaucoup d’autres personnes, bouleversée. Mais au-dehors, les haut-parleurs transmettent toujours ce son terrible qu’il est impossible d’échapper. Nous restons ainsi debout, à écouter ce cri de la misère, et je me dis que je ne pourrai jamais l’oublier, que c’est la chose la plus atroce que j’ai vue de toute ma vie.
Quand je me demande pourquoi aussi peu de gens entrent en empathie avec la cause des réfugiés, je me dis qu’entendre des chiffres, voir des reportages ou des photos ne suffit sans doute pas à déclencher chez les Français cet élan d’humanité que, j’en suis profondément persuadée, tout le monde ressentirait s’ils avaient été mis ce matin-là, comme nous, face à face, avec la souffrance de ces jeunes filles à l’église.
Sarah
Épisode II à lire sur le site de Lundi matin