« De l’éducation sarajévienne à la cause palestienne » : un portrait de l’opposante israélienne Amira Hass

Publié le 20 août sur le site de Palestine 13.

Connue pour ses articles sans concession sur la colonisation israélienne dans le journal Haaretz, Amira Hass, étant donné sa discrétion, l’est moins pour son parcours personnel, que nous fait découvrir l’article de Rémy Ourdan, envoyé spécial du Monde en Cisjordanie. Ci-dessous des extraits.

Voilà 25 ans qu’Amira Hass vit en Palestine occupée et elle est la seule journaliste juive à couvrir, de ce côté du Mur, ce qu’endurent les Palestiniens.

Rémy Ourdan, qui est allé la rencontrer dans son appartement d’El-Bireh, près de Ramallah, raconte ainsi :

« Lorsque son journal, Haaretz, lui demande en 1993 de couvrir l’actualité palestinienne, elle décide de partir à Gaza et de « vivre l’occupation ». Puisque Israéliens et Palestiniens vivent séparés, il lui faut être chaque jour au plus près de ceux dont elle raconte la vie. Quatre ans plus tard, elle déménage à Ramallah, la « capitale » d’une Palestine non reconnue et elle-même divisée en territoires et enclaves. Elle y vit toujours, dans un immeuble anonyme et sans charme du faubourg d’El-Bireh, au milieu de plantes vertes et de centaines de livres.

Amira Hass a trois raisons de vivre avec les Palestiniens plutôt qu’à Jérusalem. La première est qu’elle estime que c’est « une décision normale pour une journaliste », une question de conscience professionnelle. La deuxième est que c’est « une décision normale pour une fille de communistes : ce n’est pas un acte de rébellion mais la continuité de ce à quoi je crois », raconte la militante, qui récolte autant de prix internationaux de défense des droits de l’homme que de journalisme.

Amira Hass ne mentionne jamais la troisième raison, estimant que ni Israéliens ni Palestiniens ne la comprendraient. Elle ne les intéresserait d’ailleurs sans doute pas. Cette raison-là vient d’une culture lointaine et a une part d’irrationnel : la mère d’Amira Hass est de Sarajevo. Au-delà de ses convictions communistes et pacifistes, elle a ainsi donné à sa fille, admet la journaliste en souriant, « une éducation sarajévienne ».

Hanna Lévy-Hass est née à Sarajevo un an avant que Gavrilo Princip, du mouvement révolutionnaire lié aux services secrets serbes Jeune Bosnie, tue d’une balle de pistolet dans le cou, le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, déclenchant la première guerre mondiale. Elle est issue, comme l’immense majorité des juifs sarajéviens, d’une famille sépharade dont les ancêtres sont arrivés dans les Balkans après leur expulsion de la péninsule Ibérique par les rois catholiques en 1492. Après des études à Belgrade, elle enseigne au Monténégro lorsque la seconde guerre mondiale embrase l’Europe. Tandis que son père meurt de faim dans une cache de Sarajevo, elle est arrêtée et déportée.

L’histoire d’Hanna Lévy-Hass dans les camps nazis est connue grâce à son poignant Journal de Bergen-Belsen (Seuil, 1989). Après la Shoah, c’est sa fille qui a retracé la vie familiale dans Notes on my Mother et On my Parents, deux récits publiés en préface et postface de l’édition américaine du livre de sa mère (Diary of Bergen-Belsen, Haymarket, 2009).

Elle écrit comment la communiste Hanna Lévy a épousé la création de la Yougoslavie. « Les juifs se sentaient bien dans la nouvelle fédération, un mélange d’identités religieuses et ethniques sous un seul régime. Peut-être se sentaient-ils bien avec le potentiel non ethnique et égalitaire d’une fédération où leur identité juive n’était qu’un élément – ni inférieur ni supérieur – d’une mosaïque riche et colorée. Elle se sentait égale parmi des égaux. » C’est ainsi qu’Hanna Lévy regarde la Yougoslavie de 1945, comme une « mère patrie », écrit sa fille, ce qu’elle aura du mal à faire pendant les décennies suivantes en Israël.

La jeune communiste yougoslave émigre en 1949, un an après la création de l’Etat juif. « Après le choc des camps de concentration et comme beaucoup de survivants de l’Holocauste, elle ne s’y est pas sentie particulièrement bien accueillie », raconte Amira Hass.

Déçue, Hanna Lévy retourne à Belgrade. Elle s’y sent certes yougoslave et communiste, en harmonie avec le projet de Tito, mais elle y est également déçue par le peu de considération envers les survivants du génocide. Elle revient en Israël où, dit Amira, « elle ne s’est jamais sentie chez elle ». (…)

En Israël, Hanna Lévy adhère au Parti communiste israélien, avec le même naturel qu’elle était membre du Parti communiste de Yougoslavie. Elle y rencontre son futur mari, Abraham Hass, un réfugié roumain. Le communisme israélien est très différent du communisme européen : « En URSS et en Europe de l’Est, être communiste signifiait faire partie d’une nomenklatura ; en Israël, cela voulait dire être dissident », note Amira Hass. Le parti de l’époque réunit Juifs et Arabes « contre la politique coloniale israélienne ».

Ce communisme à l’israélienne et l’« éducation sarajévienne » infusée par sa mère font que la future journaliste d’Haaretz n’a pas une enfance classique. « Un enfant israélien apprend très jeune que l’Arabe est un ennemi, un monstre. Chez nous, il y avait toujours des étudiants palestiniens qui vivaient là. J’avais davantage tendance à m’identifier à l’opprimé… »

Après les tueries de Sabra et Chatila, au Liban, en 1982, commises par les phalangistes chrétiens libanais protégés par l’armée israélienne, sa mère décide de reprendre la route. « Elle en avait définitivement assez d’Israël », dit sa fille. Elle émigre pendant une décennie en Belgique, puis à Paris.

Finalement revenue à Jérusalem, Hanna Lévy-Hass voit, un an avant sa mort, le conflit israélo-palestinien reprendre en 2000 avec la seconde Intifada. Mère et fille ne croient de toute façon pas au processus de paix enclenché en 1993 à Oslo : pour elles, l’origine du problème est dans la colonisation israélienne de la Palestine, pas uniquement dans les pics de violence d’une guerre sans fin.

Amira Hass connaît chaque sentier, chaque recoin de la Cisjordanie occupée et fracturée. Elle raconte, au détour des collines, l’expansion des colonies juives.

Et quand elle décide d’enquêter sur un énième incendie par des colons des oliviers de Fawzi Ibrahim, à Jalud, elle ne le fait pas à moitié.
Elle rend visite aux cinq fils de Fawzi Ibrahim. Le cadet, Mahmoud, l’emmène voir l’école du village, attaquée par les colons masqués qui ont ensuite mis le feu aux champs d’oliviers. Elle récupère une vidéo de surveillance, elle compare les témoignages, les heures d’appel aux pompiers et leur intervention. Dans le reportage publié cette semaine-là, elle rappelle que les règles de l’occupation israélienne n’autorisent cette famille à se rendre dans ses champs et à récolter les olives que cinq jours par an. Elle retrace l’histoire des colonies de Shyut Rachel et d’Ahiya, établies autour de Jalud, qui demandent que l’armée israélienne interdise définitivement aux fils de Fawzi Ibrahim d’accéder à leurs champs d’oliviers, afin de pouvoir s’approprier leurs terres.

Ses éditoriaux sont également remarquables comme le fait observer l’envoyé spécial du Monde, qui cite en exemple celui où la journaliste israélienne fait comprendre la différence qui existe entre des Israéliens et des Palestiniens lorsqu’ils se masquent le visage pour mener des actions violentes.
Les hommes masqués qui attaquent un village palestinien tel que Jalud sont « affreux et méprisables », explique-t-elle, tandis que les Palestiniens qui manifestent masqués devant la barrière de séparation de Gaza sont « beaux et touchants ».
Elle note que, pour les colons, n’ayant rien à craindre de la découverte de leurs identités, l’objectif de porter un masque est d’« imposer la terreur ». Elle pense, en revanche, que les manifestants palestiniens se masquent par nécessité de dissimuler leur identité à l’armée et à la police.

Commentant l’usage de la violence, et notamment du jet de pierres devenu un phénomène commun aux jeunes colons juifs et aux jeunes Palestiniens, elle voit là aussi une différence : le colon visant les fermiers palestiniens est « un criminel qui s’inscrit dans un soutien aux crimes du gouvernement », tandis que le Palestinien visant l’armée et la police israéliennes répond à « son droit et son devoir historique de s’insurger contre un ennemi ». Pour Amira Hass, le premier se situe dans « la même tradition que le racisme pathologique du Ku Klux Klan aux Etats-Unis », tandis que le second s’inscrit dans « le continuum des combattants de la liberté ».(…)

Cette partisane de la coexistence intercommunautaire méprise profondément ce que le sionisme et la création de l’Etat juif ont entraîné pour les autres communautés sur cette terre de Palestine, écrit Rémy Ourdan.
« Avant le sionisme, avant la déclaration de Balfour [1917] et la création d’Israël [1948], à Jérusalem, il y avait différentes communautés qui vivaient sans que l’une d’elles domine les autres ».

Elle en revient aux ancêtres de sa mère, expulsés d’Espagne et accueillis dans l’Empire ottoman, à Sarajevo. Elle croit que, de même que les jeunes Israéliens grandissent aujourd’hui avec « de fausses informations sur les Palestiniens », les générations précédentes ont été abreuvées d’histoires sur « la cruauté des Ottomans ». Elle note avec satisfaction qu’une nouvelle historiographie revisitant l’époque ottomane voit actuellement le jour, reconnaissant les bienfaits qu’elle a pu avoir sur Jérusalem et la Palestine. «

Amira Hass est aujourd’hui désespérée par la situation. Celle qui, il y a vingt-cinq ans, ne croyait déjà pas au processus de paix, voit dans la colonisation israélienne un processus irréversible. « La politique d’Israël, en résumé, c’est : le plus possible de territoires, avec le moins possible de Palestiniens. » Ayant fait son deuil de la gauche israélienne, car « il ne peut pas y avoir de gauche quand on soutient la colonisation et l’apartheid », elle pense qu’Israël « tente de pousser les Palestiniens hors de leur pays par tous les moyens ». Faisant écho aux concepts politiques de la seconde guerre mondiale, elle emploie une référence apparue pour la première fois dans le New York Times en 1992 à l’occasion de la guerre de Bosnie : « C’est de l’épuration ethnique ».

De telles convictions, brandies au fil de ses chroniques – dont celles de la première décennie ont été publiées en France dans Boire la mer à Gaza et Correspondante à Ramallah (La Fabrique, 2001 et 2004) –, font qu’Amira Hass est parfois qualifiée de « traître » en Israël.

Imaginant mal de retourner vivre à Jérusalem après vingt-cinq ans passés en territoire palestinien, elle conclut en riant : « finalement, je suis une juive typique : j’aime vivre en tant que minorité, j’aime vivre dans la diaspora ». Pour une minorité, elle est servie, puisqu’elle est seule.

Amira Hass vit comme si elle avait amené les idées qu’elle partageait avec sa mère à leur paroxysme. Elle ne voit pas les descendants de son père roumain, car « ce sont des colons ». Elle ne fait aucune concession. »
[Source : Le Monde->]

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