De Auschwitz à Gaza

flyer final 25 26 janvier 354x500 png De Auschwitz à Gaza

« J’ai l’impression d’entrer à Auschwitz pour tuer des nazis » – déclaration de parachutistes en route pour Gaza.

Dans le cas du sionisme, sont particulièrement mobilisés les héritages du colonialisme et du génocide juif, néanmoins ces deux mémoires ont souvent été opposées, mises en concurrence.  La mémoire du judéocide a été convoquée dans bien d’autres situations pour lesquelles elle a servi de paradigme, en concurrence ou en référence. Elle est aujourd’hui toujours impliquée, et à l’œuvre, dans le génocide en cours contre les Palestiniens, alors que l’héritage colonial en est lui, soigneusement évacué par la presse libérale et les gouvernements.

Pourtant, il peut être utile de comprendre comment mémoire du judéocide et colonialisme interagissent dans ce contexte, se retournent en une spirale qui implique les Israéliens tantôt comme victimes, et tantôt comme exécuteurs, voire les deux en même temps. D’où l’importance  pour le mouvement décolonial de s’emparer de ce double héritage, et d’intégrer la mémoire du judéocide dans l’histoire mondiale des génocides coloniaux ou européens.

Ce qui se passe à Gaza est inacceptable d’autant plus que nié, et l’on voit parfois en réaction dans le public, une sorte d’équivalence posée entre le génocide juif et celui palestinien articulée autour du juif victime/bourreau. Une équivalence plate et grossière qui aboutirait implicitement à faire reconnaître que les juifs n’auraient pas été si victimes que ça, une sorte de concurrence victimaire anachronique. Deux exemples de cette confusion mentale :

En novembre 2023, quelques semaines après le début de la guerre sur Gaza, quatre pierres de mémoire1 qui marquaient les résidences de Juifs à Rome sont dégradées à la peinture noire ou brûlées.

Pour le premier anniversaire du 7 octobre, dix pierres en hommage aux victimes de la Shoah dans une ville allemande ont été découvertes manquantes 2.

Si Auschwitz a constitué un paradigme du génocide auquel tous les génocides suivants se sont référés, c’est aussi – outre sa concentration dans le temps, et dans l’espace européen – parce que la nomination du crime de génocide lui a succédé : tout ce qui s’était passé avant n’avait pas de nom ni de qualification juridique. La négation du génocide en cours à Gaza par les gouvernements, et sa validation de fait, contre l’avis des juridictions internationales, fait voler en éclat les règles du droit international (mises en place après le judéocide). Cette validation, même par la dénégation ou le négationnisme, marque un retour vers la possibilité du génocide sans contrainte. Michael Rothberg dans Mémoire multidirectionnelle, indique à propos du déni européen des massacres coloniaux3la notion freudienne de déni lie trauma, mémoire et savoir : elle permet ainsi une analyse du rapport entre, d’une part, les violences coloniale et continentale, et d’autre part le déni que Césaire relie à l’ensauvagement de l’Europe.

Et ce qu’écrivait Hannah Arendt en 1964 dans Responsabilité personnelle et régime dictatoria: toute action morale était illégale et […] toute action légale constituait un crime, prend tout son sens aujourd’hui : le génocide de Gaza est légal aux yeux de la communauté internationale, bien qu’immoral, et ceux qui s’y opposent sont criminalisés (mais moraux).

A quoi sert la mémoire ?

 Peut-être à rompre l’immobilité et l’enfermement dans le temps génocidaire, à réintégrer dans le temps historique, à établir des liens qui effacent les méfaits de l’unicité tout en reconnaissant la spécificité de la Shoah. C’est ce à quoi s’est attaché Michael Rothberg dans son ouvrage. Il indique : la première décennie qui suit la seconde guerre mondiale apparaît comme un moment de transition et un laboratoire pour conceptualiser la relation entre différents héritages de violence.C’est une période où de nombreux auteurs s’attachent à étudier des juxtapositions spatiales et temporelles des héritages du colonialisme et du génocide4. L’immédiat après-guerre est en effet marqué par la répression coloniale : massacres, transferts de population, et partitions Inde-Pakistan, Palestine et Bengale 1947, Corée en 1953, Viet Nam en 1954). Entre 1944 et 1950 s’additionnent des massacres coloniaux :  Sétif (1945), Haiphong (1946), Madagascar (1947), Casablanca (1947), Côte-d’Ivoire (1949-1950) et en 1948 est mis en place le régime de l’Apartheid en Afrique du Sud.

On ne peut exclure la Naqba de 47-48, ses massacres, ses expulsions et transferts de population de cet état des lieux colonial.

On a beaucoup parlé de devoir de mémoire : le devoir qui incombe aux survivants et à leurs descendants : ne pas oublier et transmettre, avec l’idée que cette mémoire devrait servir à quelque chose : éviter le retour des génocides. Cela n’a pas été le cas : depuis 1945 plusieurs génocides ont été commis y compris en Europe, le génocide en Bosnie de 1995 reconnu comme tel par la Cour internationale de justice (CIJ) en 2007 et celui du  Rwanda  en 1994 ; pour d’autres, Cambodge, Rohingyas en Birmanie, Ouïghour en Chine… (Gaza ?), la reconnaissance juridique du  génocide est encore contestée.

Le colonialisme a pratiqué aussi bien les épurations ethniques que la revendication d’un espace d’expansion vital – des notions que l’on retrouve dans le nazisme  avec le Lebensraum – espace vital et le Judenrein – épuration ethnique. Ces outils coloniaux se retrouvent appliqués en Palestine avec l’objectif d’épuration ethnique fixé à la Nakba, plus récemment dans le Néguev au sud d’Israël, puis dans l’opération militaire de Gaza,  et  la nécessité  affirmée d’espaces de sécurité, et de zones tampon.

Pourquoi Gaza

Gaza que Rabin rêvait de voir engloutie dans la mer, est peuplée aux trois quarts des réfugiés de la Nakba. Lorsqu’en 1967 Israël occupe Gaza, il récupère des centaines de milliers de réfugiés dont il ne veut à aucun prix. Ces réfugiés piégés aujourd’hui entre l’Égypte et la mer sont à la fois, le reste de la Nakba palestinienne que le sionisme a tant cherché à effacer ou nier, et la (mauvaise) conscience vivante, dont il doit à tout prix se débarrasser. Il veut la terre (espace vital) mais sans eux. C’est une constante politique en Israël.  Ainsi retrouve-t-on jusqu’à présent les invariants de toutes les politiques israéliennes : espace vital, expulsion, apartheid quand l’expulsion n’a pas été possible. On lit dans l’histoire de Gaza sous domination israélienne, ces trois étapes : expulsion/Nakba, apartheid avec un siège de 17 ans, et pour la dernière période : une nouvelle tentative d’expulsion vers l’Égypte, mais comme cela non plus n’a pas été possible, le génocide. La destruction totale s’est étendue jusqu’aux cimetières : il s’agit d’effacer même le passé, et jusqu’aux noms.

Est-il possible d’examiner le génocide en cours sans référence à Auschwitz ?

La perception construite dans la société israélienne depuis son début est celle d’une société de rescapés qui vivent un lendemain d’Auschwitz permanent, une société qui se vit en ghetto entouré d’ennemis tous qualifiés de nazis, ce qui efface les causes coloniales de la colère et des guerres. Déjà à la veille de la décision de l’ONU sur la partition, Ben Gourion déclarait au congrès général sioniste de Zurich fin août 47 : ce ne sont pas nos adversaires politiques (les Britanniques) qui se dresseront contre nous. Mais les disciples et les maîtres de Hitler qui ne connaissent qu’une manière de régler le problème juif- la destruction totale.  Aujourd’hui l’objectif de l’attaque arabe n’est pas le pillage, le terrorisme, ou l’arrêt de la colonisation sioniste, mais son éradication5. Au vocabulaire colonial : colonisation sioniste, Ben Gourion oppose celui du judéocide : éradication. En juin 1960. Il déclarait dans le Yediyot Aharonot : quand j’entends Nasser, j’ai l’impression d’entendre parler Hitler6. (C’est une référence constante dans les propos d’avant 1967).

Les mémoires croisées du colonialisme et du génocide sont pourtant particulièrement mobilisées dans le sionisme qui est l’héritier des deux. Herzl ne disait-il pas : lorsque nous serons là-bas (en Orient), les Allemands seront bien obligés de constater que nous sommes des Allemands, et que nous avons toujours été des Allemands », affirmant à la fois la dimension coloniale et le blanchiment des juifs qui en devenant colons, intègrent (enfin) l’Occident. De même, la population juive issue des colonies européennes notamment françaises, arrivée en Israël est aussi héritière des méfaits du colonialisme européen, et bénéficie du seul privilège que lui accorde l’Establishment ashkénaze de l’époque : sa supériorité sur les Palestiniens colonisés.

À partir de 1960, la société israélienne tout entière est considérée comme héritière centrale de la Shoah, ce qui ne cesse de la travailler et de la modeler jusqu’au génocide en cours. Le temps du génocide est un temps qui ne passe pas, un temps qui fige les individus comme des insectes pris dans la résine. Cette société vit enfermée dans le temps de la Shoah : hier et aujourd’hui n’ont pas de sens sous la menace permanente d’extermination.

Elle oscille aujourd’hui entre la Shoah de 39-45 et celle du 7 octobre, ce qu’il faudrait considérer comme une réplique du trauma plutôt qu’une continuité.  La construction politique et idéologique qui la maintient dans cette temporalité gelée, est ce qui légitime le génocide de Gaza. Le sionisme s’était présenté comme le mouvement qui réintégrait le peuple juif dans l’histoire, or, la perception gelée autour du judéocide qu’il impose à la société israélienne, est précisément de nature anhistorique. « Idith Zertal7 décrit :  une vision acosmique et anhistorique de la destinée juive/israélienne (qui) était présente dans le discours israélien … 

La littérature et les études abondent de documents montrant comment l’État s’est édifié autour de la centralité de la Shoah, Israël peuple victime doit se défendre à tout prix. Mais il s’agit aussi de la construction d’un long processus d’identification des Arabes aux nazis qui a servi à effacer des esprits de la population toute la question coloniale ; dès lors, contre les nazis tout est permis. C’est le fameux eux ou nous, de survivants perpétuellement menacés d’extermination.

29 avril 1956 : Moshe Dayan déclare sur la tombe de Roï Rotberg, assassiné par des Palestiniens près de son kibboutz Nahal Oz. « Des millions de Juifs, exterminés car ils n’avaient pas de pays, nous regardent des cendres de l’histoire israélienne et nous commandent de nous installer et de créer un pays pour notre peuple… »8.

Cependant, les années 1950, avaient été celles de la consolidation des bases de l’État, le temps n’était pas aux pleurs sur les victimes du judéocide, c’était le temps des héros non pas des victimes dit Zertal9. Cette époque traduit même un rejet des rescapés qui sont traités avec mépris de sabonim, les savons, évoquant la transformation des corps juifs en savon dans les camps d’extermination.  On leur reproche de « s’être laissés emmenés comme des moutons à l’abattoir », c’est un nouveau juif qu’il faut créer qui doit perdre ses caractéristiques diasporiques, sa faiblesse, ses caractères efféminés afin d’affirmer sa force.  Il suffit d’examiner les affiches de propagande israélienne de l’époque montrant ces grands hommes blonds aux yeux bleus, musclés et virils, pour comprendre le double et inconscient implicite : à la fois, valorisation coloniale du blanc et aryanisation.

C’est dans les années 60 que Ben Gourion en difficulté choisit d’associer étroitement Shoah et Israël avec le procès d’Eichmann :  il s’agit de construire et d’unifier la conscience nationale autour de la Shoah   et  la politique sioniste. Il cherche aussi à obtenir le soutien international autour de la Shoah associée à Israël. Le procès réussit à la fois à universaliser la mémoire de la Shoah centrée sur Israël, et à faire du génocide un évènement à part de la seconde guerre mondiale.

Il (le procès Eichmann) constitua aussi une étape majeure dans la formation d’une culture occidentale postérieure au génocide et dans sa confrontation avec l’histoire et la mémoire de la Shoah, écrit  Zertal10.

Dans un discours adressé à la nation lors du 13e anniversaire de l’indépendance de l’État d’Israël, en 1961, Ben Gourion souligne la responsabilité envers les victimes de la Shoah, que doit assumer l’État d’Israël en général, et le procès Eichmann en particulier : « Nous, le peuple juif majoritaire en Israël, sommes les vengeurs du sang des six millions de Juifs, qui ne furent assassinés que parce qu’ils étaient juifs. »  Et il ajoute : « Cette haine bouillonne encore au sein de la plupart de nos voisins qui complotent pour nous anéantir, des dizaines de spécialistes nazis étant à leur service en qualité d’instructeurs et de conseillers pour nourrir leur haine envers Israël et le judaïsme à travers le monde. »

En juin 1961, Yossef Almogui, l’un des dirigeants du Mapaï à Haïfa écrivait dans le Davar : « Proche de nos frontières, il existe des milliers d’Eichmann qui disent clairement : “La besogne qu’Eichmann n’a pas terminée, nous la finirons…” Nous sommes le seul peuple au monde au sujet duquel ses opposants se prononcent ouvertement pour dire qu’ils veulent l’anéantir. »11

Abba Eban, ministre des Affaires étrangères, opposé à la résolution 242 de retrait des territoires occupés en 1967 déclare devant l’ONU  que ce serait revenir aux frontières d’Auschwitz.

En avril 1988, (Yedihot Aharonot, 22 avril 88), lors de son voyage en Pologne avec un groupe d’adolescents, Avraham Sharir, ministre de la Justice du gouvernement de Shamir, affirme : « À Auschwitz, nous avons vu ce qui arrive à un peuple sans patrie, mais ce n’est qu’ici qu’il est possible de comprendre à quel point notre obsession de la sécurité est justifiée. »12

En avril 1993, lors d’un de ses voyages, le Premier ministre Itzhak Rabin a fait la promesse suivante : « Tant que le peuple d’Israël existe, un tel désastre ne pourra plus arriver. Nous protégerons chaque Juif en tout lieu. Notre sang ne sera plus répandu en vain. »

L’assimilation de la résistance au colonialisme avec le nazisme qui se construit devient le discours dominant en Israël.  D’une certaine façon c’est dire que la Shoah n’est jamais terminée et qu’elle continue à agir dans le présent d’Israël en conflit avec ses voisins et le peuple palestinien.

 C’est de cette façon, avec la terminologie de la Shoah que s’est opérée la diabolisation du peuple colonisé dans la conscience israélienne. Ce qui a fait écrire en pleine première Intifada, par Yehuda Elkana – alors à la tête de l’Institut d’histoire des sciences et des idées de l’université de Tel-Aviv –un article remarqué intitulé : « En faveur de l’oubli »13. Il écrivait : 

« Ce qui s’est produit en Allemagne pourrait se produire n’importe où et n’importe quand, y compris dans mon peuple », il déclara ensuite « Évidemment mon intention n’est pas qu’on arrête d’enseigner l’histoire du peuple, j’ai essayé seulement de combattre la volonté permanente de positionner la Shoah comme l’axe central de notre existence nationale. »

Il n’est donc pas étonnant que le 7 octobre ait pu être vécu et représenté comme un pogrom nazi et une nouvelle Shoah : toute la presse et les discours politiques publics et privés relaient cette idée.

C’est alors que se produit le retournement de victime à exécuteur : devant une 2e Shoah, on appelle au génocide : 

Amos Goldberg  historien à l’université de Jérusalem spécialiste de la Shoah, dans un article publié dans Haaretz en janvier 2024 sous le titre « Yad Vashem se dérobe à son devoir face à la rhétorique génocidaire israélienne » rappelle que « plus de 500 déclarations publiques génocidaires (aient)  ont  été faites par des dirigeants, des officiers supérieurs, des législateurs, des journalistes et d’autres personnages influençant l’opinion publique -…« un horrible discours d’anéantissement s’est développé en Israël. Il a été proféré par de hauts responsables politiques, des personnalités médiatiques, des artistes et des officiers de l’armée, et s’est répandu dans de larges pans de la société. » Où l’on retrouve le fameux « exterminez toutes ces brutes » de J. Conrad dans son roman Au cœur des ténèbres, qui inscrivait le génocide dans la rhétorique et la logique coloniales.

Alors, la horde sauvage des bataillons de fantassins déferle sur Gaza en hurlant le chant de la vengeance « Nous allons brûler vos villages », dans des lycées du sud d’Israël, des dizaines de lycéens réunis dans le préau reprennent en chantant et dansant, cet hymne à la destruction totale. Les bandes vidéo du 7 octobre projetées à l’envi devant toutes les assemblées nationales européennes et américaines, comme autant de preuve que cela a existé, servent à justifier la vengeance, et contiennent en filigrane la question du négationnisme : celui des circonstances et du contexte des tragiques massacres du 7 octobre : c’est à dire le colonialisme.

Cette négation est assumée internationalement : le 16 octobre 2023, Haaretz : « des centaines de juristes et universitaires internationaux et l’ancien ministre de la justice du Canada déclarent que le massacre du 7 octobre de plus de 1300 israéliens et citoyens étrangers, par le Hamas constitue le « crime de génocide ».

Herta Müller, prix Nobel de Littérature 2009, écrit dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitun en juin 2024 : « Les massacres du 7 octobre doivent être comparés à la Shoah » dans un article intitulé : je ne peux imaginer le monde sans Israël.

Mais, déjà en 2002 pendant l’opération Rempart, l’éditorialiste religieux de Haaretz, B. Michael avait dénoncé abasourdi, les numéros que des soldats avaient inscrits sur les bras de leurs prisonniers palestiniens.

En février 200814 : le premier ministre israélien Ehud Olmert menaçait les Palestiniens d’une Shoah s’ils continuent à lancer des rockets ; et le porte-parole du mouvement de résistance islamique déclarait de son côté : les Palestiniens sont confrontés à de nouveaux nazis.

En 2004, l’évacuation annoncée des colonies de Gaza a provoqué des manifestations de colons arborant l’étoile jaune15, de même en Cisjordanie lors de l’évacuation de la colonie Amona en 2017.

En 2014 dans l’un des bataillons qui entre à Gaza, les soldats arborent en pendentif la célèbre photo de l’enfant aux bras levés du ghetto de Varsovie, et crient vengeance. Photo, soit dit en passant, mise en scène et réalisée par les Nazis.

La prison israélienne où l’hymne israélien en boucle est hurlé dans les cellules, le camp de détention de Sde Teman où les prisonniers deviennent fous ou meurent sous la torture, la famine organisée en particulier au nord de Gaza, les déplacements de milliers de réfugiés, d’une zone à l’autre, soi-disant pour leur sécurité et où ils seront à nouveau bombardés constituent autant d’éléments de crimes coloniaux que génocidaires.

Enfin, l’incroyable lien, conscient ou non, qui fait reprendre au ministre de la défense israélien Yoav Gallant le 9 octobre 2023 une expression de Himmler :  « nous combattons des animaux humains, et nous agissons en conséquence » mérite d’être analysé. Certes Himmler ne parlait pas des juifs dans son discours de Posen en 1943, mais des femmes russes (race esclave). « Nous, Allemands, qui sommes les seuls au monde à avoir une attitude correcte envers les animaux, nous aurons également une attitude correcte envers ces animaux humains. Mais ce serait un crime contre notre race de nous soucier d’eux »

Pour autant est-il possible d’avoir oublié que le nazisme a traité les juifs d’animaux, et même plus précisément de vermine devant être exterminée ? Qualifier les Palestiniens de Gaza d’animaux humains les assimile de fait aux victimes du judéocide, tout en les traitant de nazis auteurs d’une  deuxième Shoah, et positionne les Israéliens à la fois en victimes et en exécuteurs  nettoyeurs d’animaux humains.  Cette condition interchangeable de victime/ bourreau fait partie de l’héritage traumatique où si les places peuvent changer, seule demeure la structure du trauma. Cependant Césaire (et Freud avant lui) font la différence entre trauma et victime. Le trauma, concept psychanalytique, n’implique pas automatiquement le statut de victime qui est un statut moral et juridique, rappelle Rothberg.  Le bourreau peut être traumatisé sans pour autant être victime16. Les hôpitaux israéliens sont d’ailleurs remplis de soldats en traumatisme de combat, et deux nouvelles unités psychiatriques viennent d’être construites pour abriter les plus durement atteints.

Gaza et le choc en retour dans la société israélienne

Le discours sur le colonialisme de Césaire selon Rothberg17 traite de plusieurs rencontres en particulier : celles traumatiques entre l’Europe et l’Afrique d’une part, entre le fascisme et ses victimes, de l’autre. On peut penser que les citoyens d’Israël vivent aussi à la fois une rencontre traumatique de type colonial avec les Palestiniens – habiter une villa dans la jungle n’est pas facile – et celle du souvenir traumatique du génocide juif.  Un des liens fondamentaux qu’établit Césaire dans le discours sur le colonialisme est celui qu‘il décrit comme le « choc en retour » : le colonisateur qui pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler »18. « Et alors, un beau jour la bourgeoisie  est  réveillée  par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets…  19 

Une vieille histoire chrétienne

Dans son ouvrage les Palestiniens dans le siècle, Elias Sanbar, explique que les premiers voyages et les premières photographies de la Palestine cherchaient à apporter les preuves de la réalité vivante de la terre biblique, chrétienne ; les Palestiniens en étaient soit absents, soit représentés dit-il « en silhouettes, ombres chinoises des hébreux anciens, avec une prédilection il est vrai, pour l’époque des patriarches. » … « Comme indûment là, ils n’y seraient qu’à seule fin d’apporter la preuve que leur sortie du cadre est seule, garante de la réémergence de la réalité ancienne : celle qu’il s’agit précisément de restaurer pour qu’enfin cette terre retrouve « sa rédemption »20. Plus loin, Sanbar évoque dans une perspective toute coloniale « la terrible proximité entre les images des années 1880 des Indiens de la « vanishing race » et celles de personnages palestiniens photographiés à la même époque21. L’illégitimité des habitants de la terre sainte, le peuple du livre ayant dû la quitter, était inscrite dans la chrétienté bien avant le sionisme.

On peut rapprocher cette disparition annoncée, de ce que dit Alon Confino en conclusion de son ouvrage « Un monde sans juifs »22 ; il se réfère aussi aux liens du judaïsme et de la chrétienté, avec l’idée que le nazisme et l’éradication des juifs auraient eu pour conséquence d’éradiquer les racines de la chrétienté européenne :

La nouvelle morale de la race maîtresse dépendait de l’élimination de l’ancienne morale dont témoignait le Livre des Livres.

...Tuer tous les Juifs, c’est se débarrasser des témoins, couper les racines du christianisme et le libérer de sa dépendance à l’égard de la Bible hébraïque…

Cet acte ouvrait la voie à un christianisme radicalement nouveau, peut-être sa reformulation la plus profonde depuis les premiers siècles après Jésus-Christ.

à long terme, si les nazis avaient gagné la guerre, ce ne sont pas les politiques nazies visant à limiter tel ou tel pouvoir des églises, mais plutôt la création d’un monde sans juifs   qui aurait eu une importance durable pour le christianisme.Et c’est l’une des raisons pour lesquelles l’Holocauste a été perçu par les Européens après 1945 comme une rupture profonde et un génocide à nul autre pareil.

 On peut dès lors penser que l’Europe et le monde chrétien qui avaient perçu cette menace, ont voulu ré-enraciner cette chrétienté dans sa terre d’origine, en réimplantant les juifs en Palestine ; bien au-delà des alliances politiques et stratégiques, c’est là le fondement de la fameuse civilisation judéo-chrétienne, une civilisation judéo chrétienne qui ne pouvait s’appuyer que sur la négation du peuple palestinien intrus sur la terre sainte. C’est dire que le processus génocidaire n’est sans doute pas terminé. Devant cette perspective terrifiante, assumer la complexité de nos héritages, conjugués dans une grammaire qui nous rassemble, est un outil contre le fascisme.



Note-s

  1. Stolpersteine[]
  2. https://fr.timesofisrael.com/allemagne-vol-des-pierres-commemoratives-des-victimes-du-nazisme-le-7-octobre/ 10 octobre 2024[]
  3. In Mémoire multidirectionnelle, Repenser l’Holocauste à l’aune de la décolonisation, Édition Petra, 2018, p. 109[]
  4. Idem, p. 143-144[]
  5. Idith Zertal, La nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, Éditions la Découverte, 2004 p. 141[]
  6. Ada Yurman : la « victimisation » comme élément d’une mémoire collective de la société israélienne, Revue d’histoire de la Shoah, 2005/1, n°182, p. 298[]
  7. La nation et la mort, précitée, p. 264[]
  8. Extrait du discours cité dans : La « victimisation » comme élément d’une mémoire collective de la société israélienne, Ada Yurman, précité[]
  9. Dans Zertal, La nation et la mort, précitée, p. 135[]
  10. Dans La nation et la mort, précitée, p. 132[]
  11. Idem[]
  12. Ibidem[]
  13. Haaretz, 2 mars 1988[]
  14. Le monde 1er mars 2008[]
  15. La dépêche 22 décembre 2004[]
  16. Michael Rothberg, Mémoire multidirectionnelle. Repenser l’Holocauste à l’aune de la décolonisation, Éditions Pétra, 2018, p. 124-125[]
  17. Idem p. 131[]
  18. p. 11 du document en lien[]
  19. p. 6 du document en lien[]
  20. Elias Sanbar, Les Palestiniens dans le siècle, Gallimard, 1994, p. 9[]
  21. Idem p. 13[]
  22. A world without Jews ? Yale University Press, 2024,  p. 241 et 244[]
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