Par Anaïs Flores, Paul Guillibert, Caroline Izambert, Florine Leplâtre et Jérôme Martin, membres du Cercle des enseignants laïques
Publié le 19 septembre 2016 sur le site de Libé.
Si Dieu surgit souvent dans leurs classes, ces professeurs de Seine-Saint-Denis rappellent la nécessité du dialogue et de ne pas se crisper sur les atteintes à la laïcité.
Au cours d’une sortie scolaire sur l’art au Moyen Age, Mamary et Idriss, élèves de 5e d’un collège du 93, ne veulent pas entrer dans la basilique Saint-Denis. L’un de nous est leur professeur, et parlemente avec les deux élèves pendant que le reste du groupe est déjà à l’intérieur avec un collègue. Leurs parents refuseraient qu’ils entrent dans un lieu de culte chrétien car ils sont musulmans. Leur famille a pourtant signé l’autorisation de sortie. Ils répliquent que leurs parents n’avaient pas compris de quoi il s’agissait.
Quand un miracle – laïque bien entendu – se produit. Une femme âgée portant le voile sort de l’édifice, comprend la situation, et interpelle les deux adolescents : la religion musulmane n’a jamais empêché d’entrer dans une église, et ils devraient se réjouir d’avoir la possibilité de découvrir de tels lieux grâce à l’école. Elle pique leur curiosité en décrivant la crypte et ses tombeaux royaux. Ils acceptent d’entrer, la sortie se passe pour le mieux, et il faut presser Idriss qui tient à prendre des photos des vitraux. Le soir même, l’enseignant appelle les familles : elles n’avaient effectivement pas compris l’objet de la sortie, mais n’ont aucune objection à ce que leurs enfants visitent une église dans le cadre scolaire. L’année suivante, une plaquette est éditée, détaillant le projet, et présentée lors de la réunion de rentrée. Aucun incident n’aura plus lieu.
Face au refus des élèves, aurait-il fallu hurler à l’atteinte à la laïcité, au renfermement communautaire, au refus de la culture de l’autre ? Non. Car la réaction de ces jeunes témoigne d’une méconnaissance de la séparation entre l’usage cultuel, celui des croyants, et l’usage culturel d’un lieu de culte. Or, la mission des enseignants est de faire comprendre cette distinction.
Dans nos classes surgissent des questions qui ont trait à la religion. Dieu a fait gagner le Real Madrid, a créé l’homme et permis d’avoir une bonne note. Quel est notre rôle en tant qu’enseignant ? Faire taire nos élèves ? La laïcité impose, comme il se doit, la neutralité aux personnels de l’Education nationale, mais n’interdit pas aux élèves d’exprimer un point de vue religieux. Les renvoyer à leur supposé obscurantisme et nous poser en seul détenteur de la vérité ? Quiconque a déjà dialogué avec un adolescent sait qu’il s’agit d’une impasse. Mais c’est également une confusion intellectuelle qui met sur le même plan discours religieux et discours scientifique. Ainsi, le créationnisme et le darwinisme ne sont pas deux théories alternatives de l’évolution du vivant : l’un est un récit d’inspiration religieuse, qui prend les habits de la science, l’autre est le produit d’une démarche scientifique, qui fait l’objet de discussions et qui se modifie selon l’avancée des recherches. Travailler cette distinction est l’enjeu de notre enseignement.
Il arrive que des élèves défendent des positions racistes, antisémites, homophobes, sexistes en classe, au nom de la religion. De tels propos se tiennent également dans les dîners de famille, les transports en commun et, bien sûr, les meetings politiques. Ils peuvent être tenus sans prendre pour justificatif une religion. Nos élèves en Seine-Saint-Denis, comme ailleurs, sont le produit de la société qui les a vus grandir. Jamais dans nos carrières nous n’avons vu de telles positions tenues dans l’indifférence : toujours dans les classes des voix s’élèvent contre ces prises de position et en récusent le bien-fondé religieux, politique et moral. A nous, professeurs, de nous appuyer sur ces discours de tolérance et de rappeler le cadre : la discrimination et la haine ne sont pas acceptables, quelles que soient les convictions religieuses de celui qui les porte. Et contre le fondamentalisme religieux, que faisons-nous alors ? Nous gardons la conviction que les projets contre le sexisme et l’homophobie, l’accompagnement des jeunes filles dans des projets d’orientation ambitieux et une éducation sexuelle de qualité seront toujours plus efficaces auprès des enfants et des adolescents que des éditoriaux hurlant au péril vert.
Soyons vigilants, dans la période difficile que nous traversons, à ne pas réduire nos élèves à leur seule appartenance religieuse réelle ou supposée. Derrière le refus d’une jeune fille d’aller à la piscine, y a-t-il toujours la volonté de se conformer à un dogme ? Ou est-ce simplement le désir de se protéger des moqueries de certains camarades et de ses complexes, produits des pressions sociales sur le corps des femmes ? Pour le savoir et permettre à l’élève de suivre sa scolarité, le dialogue est bien plus efficace que l’invocation désincarnée des grands principes et l’application aveugle de sanctions.
La laïcité doit rester le principe d’apaisement et de liberté pour tous et toutes qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Mais nous ne pourrons réussir si les responsables politiques et les éditorialistes continuent, par leurs propos et leurs décisions, à falsifier la laïcité, à stigmatiser nos élèves et à éloigner une partie des familles des écoles publiques. La loi de 2004 dite du voile à l’école est une loi de rupture avec les principes de 1882 et de 1905 défendus par Ferry ou Jaurès. Elle étend aux usagers du service public l’obligation de neutralité réservée à ses agents. En outre, elle obscurcit le principe de laïcité et, bien loin d’apaiser, multiplie les conflits en visant non seulement le voile, mais tout signe que l’on estime religieux : foulard, jupe, etc. Quant à la circulaire Chatel permettant d’écarter les mères voilées des sorties scolaires, elle menace notre bien le plus précieux : le lien avec les familles, où, malgré les difficultés économiques, les inégalités et le racisme, se construit quelque chose qui ressemble encore à une société. Contre les politiques d’exclusion et de stigmatisation qui dévoient la laïcité et dissimulent la réalité des inégalités sociales touchant la majorité des élèves à qui nous enseignons, renouons avec les principes de liberté, de non-stigmatisation, de dialogue et d’émancipation.
Le Cercle des enseignants laïques vient de publier Petit Manuel pour une laïcité apaisée, coécrit avec Jean Baubérot, éd. La Découverte