Compte rendu du Forum Social Mondial de Tunis

Par Michèle Sibony (UJFP) et Erwan Friedling (CCIPPP)

Forum Social Mondial: L’effet Tunisie

Depuis des années on disait les FSM en perte de vitesse, le processus altermondialiste essoufflé…

Les révolutions arabes auraient-elles relancé l’espoir au nord comme au sud d’une convergence sur fond de crise économique de revendication sociale et politique?

Gus Massiah représentant du CRID au conseil international des FSM nous donne quelques chiffres : 60000 participants, dont 20 % de délégations de l’étranger, ce qui est le rapport classique des FSM. Le Forum a reçu 5045 groupes de 127 pays . Dont 1750 associations tunisiennes, 454 françaises, 350 marocaines, 200 égyptiennes 160 brésiliennes. Il y a eu 1900 propositions d’activités auto-gérées ramenées à 1070 après agglutination. 9 à 12 % des activités n’ont pu avoir lieu pour des raisons diverses en général logistiques.

Les faits marquants de ce FSM:
– La place très importante des jeunes en général et en particulier de la jeunesse tunisienne .
– La place importante des femmes aussi, c’est l’assemblée mondiale des femmes qui a ouvert le forum le 26 mars.
– La question du rapport religion-émancipation a beaucoup occupé le forum avec une trentaine d’ateliers et plénières qui lui étaient consacrés. Les trois quart de ces activités portant sur l’Islam politique. L’assemblée de convergence finale a évoqué la possibilité d’un FSM thématique: religion émancipation en 2014-15.
– Et enfin la place centrale de la Palestine, avec notamment La marche pour la Palestine du 30 mars journée de la terre, qui a rassemblé 35000 personnes. Dans le cortège de Sud Solidaire, les délégations françaises chantent leur «on lâche rien» assez vite repris par de jeunes Tunisiens , qui tout un coup hésitent se concertent et le lancent en arabe: Ma Nesh Seïbin Shaï. ; je leur dis: on vous passe notre « on lâche rien », et vous , passez nous votre « dégage » on en a besoin. Rires…

Les régions arabes Maghreb-Mashrek ont été au cœur du forum, avec 500 palestiniens présents, 500 Marocains, 250 Algériens, et de très nombreux Égyptiens, des Sahraouis, des Libyens des Syriens des Yéménites… faisant de l’université el Manar qui accueillait le forum, une grande fête arabe. A tout moment, le campus est traversé par des manifestants d’une cause ou une autre, des chants libanais adaptés aux révolutions arabes, des slogans -discours dans les micros, le forum a parfois des allures de fête de l’huma. Il faut pourtant souligner, à la marge, des frictions parfois dures entre Marocains et Sahraouis (Une partie de la délégation marocaine était clairement venue, en lien avec le gouvernement marocain dans le seul but de contrer le discours sahraoui ), et surtout des attaques régulières et violentes de l’opposition syrienne par des pro-régime en majorité tunisiens d’ailleurs. Leur slogan : Bashar Obas ! Bashar et c’est tout !

Atmosphère :

Une logistique impressionnante réalisée par les organisateurs tunisiens du forum, sur le campus ouvert et ensoleillé, bordé de mimosas.

Anecdotes rapportées par des amis tunisiens impliqués dans la logistique quotidienne du forum.
Le jour où l’on a su que l’Algérie avait bloqué une centaine de délégués opposants, une délégation de parlementaires costume-cravate -valise à roulette, est arrivée sur le campus, les étudiants volontaires qui filtrent les entrées, leur demandent d’aller prendre leur badge. Ils rétorquent qu’ils sont députés et n’ont pas le temps. Discussion, un étudiant s’énerve, et leur dit: Si Chokri Belaid vient au FSM et qu’il n’a pas son badge il n’entre pas, c’est clair ? Penauds les députés vont faire la queue comme tout le monde.

Deux délégations de pays très pauvres arrivent aux inscriptions, un camarade leur donne le tarif, 20 euros, ils se regardent gênés. Le camarade leur décline alors tout le tarif, Tunisie : 1 dinar pour les étudiants , 5 pour les non étudiants, 10 Euros pour l’Afrique, 20 pour l’Asie, 30 pour l’Europe etc… silence gêné. Il leur explique le calcul effectué à partir du SMIC tunisien de 1200 dinars ; l’un d’eux demande : mais c’est quoi le SMIC? Le camarade réfléchit et leur dit : OK vous êtes tous des étudiants tunisiens.

Les grandes tentes blanches du FSM plantées au centre de Tunis ont aussi été des lieux de fête permanente, avec musique et événements jusque tard dans la nuit. Occasion émouvante d’entendre l’Internationale en arabe un soir, ce qui fait dire à une militante libanaise, « Entendre çà ici , avenue Bourguiba, qu’on n’aille pas dire que ce n’est pas une révolution. »

Tunis, la ville du printemps

Partout dans la ville de grandes banderoles indiquent:«la révolution de la dignité souhaite la bienvenue au Forum Social Mondial.»

Après quelques jours de déambulation dans le forum et la ville on commence à appréhender mieux l’atmosphère. Des policiers prennent des photos et plaisantent avec des porteurs de badge du forum à l’entrée du campus, mais aussi des tunisiens hommes ou femmes s’engueulent avec eux en ville, dans le souk avec colère parfois; ou les abordent et discutent. Difficile à imaginer du temps de Ben Ali. Tous les chauffeurs de taxi sont de véritables chroniqueurs de la vie politique tunisienne, et de ses clivages. Beaucoup sont fiers de leur pays et de la révolution. Beaucoup sont soucieux des difficultés économiques et sociales; Certains évoquent les islamistes au pouvoir avec méfiance, un seul évoquera avec nostalgie le règne de l’ordre et de la propreté sous Ben-Ali .

On croise tous les jours sur les artères centrales des manifestations petites ou grandes devant différents ministères, pour l’emploi, contre le chômage. Deux amies se sont éclipsées un matin du forum pour rejoindre une «manif de chaussures» contre la ministre de la femme Siham Badi du CPR, le parti de M.Marzouki. Les manifestant-es lui reprochent à la fois de relativiser sans gérer, et d’interférer dans l’instruction d’une affaire de viol de petite fille de 3 ans dans un jardin d’enfant . Et comme elle a eu aussi le tort d’acheter lors d’une vente aux enchères une paire de chaussures de Leila Trabelsi – Ben Ali, les manifestant-es ont jeté sur les murs de son ministère toutes les chaussures, godasses, godillots apportés à cet effet …

L’air est léger (peut-être grâce à la présence de tant d’étrangers militants et sympathisants) les gens marchent les épaules dégagés, le regard droit, tout à coup je repense au Maroc, où l’on sent l’accablement et le poids sur l’échine d’un régime autoritaire,et d’une autre misère.

Pourtant on dit aussi qu’il y a eu récemment des salafistes emprisonnés morts sous la torture, des rafles nocturnes violentes dans un de leur quartier où une femme a été tuée par balle lors de la perquisition chez elle. Et bien sûr l’assassinat de Chokri Belaid est très présent, des affiches de lui sur le boulevard Mohamed 5, d’autres signalent un documentaire sur Ben Ali le visage barré par un « dégage » rouge. Une pièce de théâtre sur l’ancien président Bourguiba . Les murs de la ville parlent le la révolution, de la fin de ben Ali , du chômage, d’hier et de demain. Beaucoup de gens sont inquiets du résultat des prochaines élections, certains persuadés que Ennadha est prêt à tout pour rester au pouvoir, d’autres plus nuancés. Nous savons bien que les clivages et polarisations semblent se jouer autour d’une polarisation idéologique laïque versus religieux, abandonnant le terrain des enjeux majeurs de la Tunisie de demain, économiques et sociaux ; alors que l’on pourrait imaginer que cette époque nécessite plutôt un rassemblement autour d’un projet commun et pluraliste qui inclut la défense des libertés … Personne ne dit que c’est simple. La liberté c’est une responsabilité.

La Palestine, la très forte délégation de l’OLP, dont les appartenances associatives étaient difficilement identifiables, n’a pas pour autant permis d’échanges approfondis avec les mouvements de solidarité présents, hormis la réaffirmation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien et de la centralité du droit au retour des réfugiés.

Le BNC était très peu représenté ce qui n’a pas permis non plus un véritable travail de stratégie commune avec les mouvements de solidarité internationale.

Toutes les activités prévues sur la Palestine, n’ont pu se tenir pour des raisons logistiques (malgré un énorme et visible travail d’organisation du forum des salles ont manqué et des activités ont du être supprimées en dernière minute, notamment deux jours entiers de plénières sur la Palestine organisées par Alter-Inter).

ECCP a marqué une présence honorable. Gaza Arch, Tribunal Russel, Activités sur les prisonniers, présentation de la campagne Orange par l’AFPS.

Mais dans l’ensemble on peut regretter qu’il y ait eu beaucoup de bilans d’activités, et peu de perspectives et de construction stratégiques. Les agglutinations ont manqué .

Malgré tout ce fut pour les jeunes militants ou ceux n’ ayant jamais participé a un forum social un moment intense politiquement et de formation.

Pas d’israéliens anticolonialistes présents sur le forum, il est sans doute trop tôt pour penser calmement ensemble les questions posées par la normalisation et de ses limites.

L’assemblée de convergence sur la Palestine après avoir salué la Tunisie et la résistance des prisonniers palestiniens, a mis en évidence et adopté les éléments suivants:
– droit à l’autodétermination du peuple palestinien,
– dénonciation du système colonial et d’occupation israélien
Fin de l’Apartheid dans les TOP et en Israël,
– libération de tous les prisonniers
– Fin du siège de Gaza
– Agir pour obliger la communauté internationale à mettre fin à l’impunité d’Israël, sans quoi elle se rend coupable de complicité avec les crimes contre l’humanité
– Exiger l’application de toutes les résolutions de l’ONU dont celle sur le retour des réfugiés
– soutenir la résistance en Palestine (c’est le rôle du mouvement international de solidarité)
– Saisir le Tribunal Pénal International : Maintenant !

Les ajouts proposés pendant l’assemblée ont été :
– lancer un appel à tous les syndicats présents dans le FSM pour qu’ils rejoignent et s’engagent activement le mouvement international du BDS ( proposition BDS France)
– Agir dans ce cadre pour la suspension de l’Accord d’association UE-Israël, (BDS France)
– Cibler deux grandes campagnes à mener pour BDS : G4S et Orange. ( Rafeef Zihada du BNC)
– Les syndicats doivent proposer des déclarations sur la situation des travailleurs palestiniens (syndicat belge)
– Saisir l’ONU sur la notion d’Apartheid
– Commencer à établir des liens avec les mouvements des révolutions arabes rencontrés sur le forum : notamment agir ensemble sur G4S et sur les prisonniers politiques palestiniens (ECCP)
Lors de la relecture finale samedi matin, la délégation OLP a fait ajouter à la déclaration la mention de l’accession de la Palestine comme état observateur non membre à l’ONU.

La sensation persiste cependant d’avoir manqué l’occasion de véritables rencontres échanges avec les associations arabes présentes. Il faudra penser comment ouvrir le mouvement de solidarité pour la Palestine aux autres mouvements sociaux pour les prochains forums, mais aussi faire en sorte que que le prochain forum dédié à la Palestine dont l’intérêt a été acté, soit un lieu d’élaboration de stratégie commune.

– Erwan est intervenu sur la plénière BDS organisée par CONLUTAS (Brésil), l’atelier sur le rôle des mouvements de solidarité dans les mouvements sociaux organisé par la délégation des jeunes palestiniens, et la plénière ECCP.
– Michèle est intervenue sur l’atelier : « contre l’apartheid la colonisation et le racisme reconstruire une perspective judéo-arabe » organisée par l’UJFP, avec des intervenants de ATMF FTCR AIC PSM, qui a rencontré un public curieux et intéressé, et sur la plénière organisée par le collectif féministe pour l’égalité: avec un débat passionnant et relativement dépassionné des femmes tunisiennes, algériennes marocaines sont intervenues. L’idée que les ordres du jour des femmes sont suffisamment larges et importants pour permettre de faire du «nous» en évitant les clivages idéologiques finalement stériles semble avoir prévalu. Les femmes algériennes présentes ont souhaité poursuivre des contacts avec le CFPE.

La Tunisie peut être fière de nous avoir donné un grand forum, elle sera peut-être candidate pour le prochain, dans deux ans.

Erwan Frideling CCIPPP – Michèle Sibony UJFP