Par Marwan Muhammad le 14 février 2018.
Cela fait des mois que mon téléphone sonne pour à peu près la même demande :
Que pensez-vous de l’affaire Ramadan ?
N’étant ni juge, ni policier, ni témoin, ni avocat, je n’ai pas grand chose à en penser qui dépasse l’opinion d’un citoyen lambda. Étant en retrait de la vie publique depuis quelques mois pour m’occuper de mes proches et travailler sur mes projets futurs, je m’étonne d’être pressé de questions et d’injonctions, exigeant de moi, entre la préparation du goûter et le suivi des devoirs, tantôt que je « condamne », tantôt que je me « positionne ». Merci, ça va bien, et vous ? Les 364 autres jours de l’année, les mêmes qui se fichent complètement du patient et laborieux travail de terrain des associations et des acteurs de la société civile, sont subitement dans une indépassable urgence dès qu’il s’agit de participer, qui au lynchage médiatique, qui a la défense passionnelle et inconditionnelle de Tariq Ramadan, sans même avoir accès au dossier.
Ma boite mail buzze avec des alertes Google listant des articles où je suis cité, entre des spéculations débiles que je n’essaie même plus de démentir et le flot habituel des névroses médiatiques liées à l’islam.
J’ai horreur d’être pris en otage, de subir des injonctions ou des pressions de ce type, encore plus lorsque je n’ai rien à dire de décisif. Mais à mesure que cette affaire se développe et s’aggrave, il y a une question de conscience qui se pose, notamment depuis que Tariq Ramadan a été mis en détention et que les témoignages des victimes présumées ont été précisés. Cette question de conscience m’interroge cinq fois par jour et plus encore, avec une double exigence :
Ne pas être injuste envers les victimes présumées, dans l’hypothèse où elles disent vrai.
Ne pas être injuste envers Tariq Ramadan, dans l’hypothèse où il est innocent.
Je vois bien le désarroi dans lequel se trouvent de nombreuses personnes pour qui cette affaire est cause de tristesse, de doute et d’anxiété (j’en ai ma part aussi, je l’avoue). Je vois aussi le niveau pathétique que l’on atteint, quand des journalistes en sont réduits à se poster à la sortie des mosquées, non pas pour recueillir le sentiment des fidèles quant à leurs aspirations et à leurs opinions (pour cela, on demande plutôt à Gilles Kepel, Jean Pierre Chevènement et autres premiers concernés… par l’oreille du Président), mais pour leur arracher une phrase concernant la mise en cause de l’une des personnalités musulmanes les plus largement respectées, dans de sordides affaires de viol.
Donc je me suis attelé à un exercice difficile. Mais bien moins que de témoigner lorsqu’on a été victime de violences, ou de subir injustement la mise en cause et la prison, lorsqu’on clame son innocence : tenter de porter un diagnostic rationnel, humain et équilibré sur cette affaire, en élargissant le scope d’analyse d’une part à la question des violences sexuelles, d’autre part à celle du traitement des musulmans.
Prendre en charge avec sérieux les victimes d’agressions sexuelles
Déformation professionnelle : je pars en général des témoignages fournis par les victimes présumées, avant de consulter les faits et les chiffres, pour comprendre les logiques d’ensemble. Dans cette affaire, elles sont deux à déposer plainte (même si leurs avocats annoncent que d’autres femmes produisent des témoignages similaires) : Henda Ayari et « Christelle » (un prénom d’emprunt que lui ont accolé des médias). Que nous disent-elles ?
D’abord, le témoignage de Christelle est tout simplement bouleversant. Il faut lire et relire la recension qu’en fait Marion Van Renterghem, dans Vanity Fair. Autant, je trouve injuste l’analyse politique qui y est faite, du point de vue du portrait islamiste, complotiste, antisémite et des généralisations qui en sont tirées, à travers l’accusation portée à l’encontre de Tariq Ramadan, autant je pense qu’il faut s’arrêter sur ce témoignage pour comprendre, de manière plus générale, ce que représente un viol, surtout en se plaçant du point de vue des victimes.
Pour avoir à plusieurs reprises travaillé durant les dernières années sur des dossiers de violence sexuelle lourde et recueilli des témoignages de victimes dans mon entourage le plus proche, je peux dire que le viol est une monstruosité dont la seule constance est d’avoir, à travers les âges, les cultures et les appartenances, été passé largement sous silence. Il faut entendre ce silence puis le briser. Il faut voir les traces de sperme que les victimes cherchent encore, même après des heures à les frotter sous la douche, parfois jusqu’au sang. Il faut ressentir la honte et l’humiliation, qui tordent le cœur et hantent l’esprit des victimes, avec ces questions qui reviennent sans cesse dans les témoignages : Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Peut-être que j’aurais dû dire ceci, ne pas faire cela, m’habiller autrement, me tenir autrement, ne pas être là, ne pas être moi. Ou bien était-ce juste un terrible cauchemar ? Ça ne s’est jamais passé… Il faut vivre la rémanence des coups, même quand les bleus ont disparu, des années après. Il faut affronter le miroir, tous les jours. Il faut supporter le silence familial, quand 80% des coupables de viol sont des proches. Il faut endurer l’impunité, quand 98% des viols n’aboutissent à aucune sanction. Il faut (ré)apprendre à aimer quelqu’un, pour de vrai. Se croire suffisamment digne pour le mériter et le choisir. Apprendre à se respecter et peut-être, avoir le courage de témoigner un jour. Pour changer les choses. Ou ne serait-ce que pour soi-même.
C’est cette réalité du viol dans nos sociétés qui fait que les témoignages de victimes, lorsqu’elles se déclarent, ne doivent pas être pris à la légère. L’écrasant sous-report des violences sexuelles ne peut évoluer que si cette parole est traitée a priori avec bienveillance et écoute, notamment auprès des services de police.
Au passage, et de manière beaucoup plus générale sur la condition des victimes, ce type de situation interroge notre conscience. Comme je le disais plus haut, les violences sexuelles transcendent les barrières géographiques, sociales, politiques, économiques, culturelles, religieuses et temporelles. Par conséquent, elles représentent une constante injustice qu’il nous faut collectivement adresser. Il n’y a malheureusement pas d’exception musulmane face à cette réalité. Pas de « problème musulman » qui justifierait un traitement ethno-culturel voire religieux des violences sexuelles, pas plus qu’il n’y a « d’immunité musulmane » qui préserverait les communautés religieuses d’un problème qui touche toutes les sphères de la société.
Ce qu’ont traversé les communautés catholiques pendant des générations, avec la parole de centaines de victimes réduite au silence, sous pression religieuse et familiale, doit nous permettre collectivement de tirer des enseignements, quelle que soit notre appartenance, en offrant une écoute attentive et bienveillante à ceux et celles qui, demain, nous ferons suffisamment confiance pour nous dire ce qu’ils et elles ont vécu.
Il faut accueillir les victimes, les écouter, les entendre, puis patiemment démêler les témoignages dans le seul soucis d’établir les faits. Les victimes nous interrogent aussi sur la distance entre nos actes et nos discours, sur l’intégrité de nos messages et de nos comportements, ainsi que sur la notion même de pouvoir. En faisant un pas vers la vérité, on fait toujours un pas vers la justice.
Venons-en aux faits…
Maintenant revenons aux deux plaintes pour viol qui visent Tariq Ramadan.
L’une émane de Henda Ayari, l’autre de « Christelle ».
Question très concrète : est-ce que la personnalité de Henda Ayari ou ses idées portent préjudice à son témoignage ?
Non.
Le fait qu’elle soit devenue, au fil des dernières années, une égérie des groupes les plus islamophobes du pays, à mon sens (du moins, je l’espère) moins par adhésion à leurs idées que par circonstance, ne fait pas d’elle, a priori, une menteuse.
Le fait qu’elle ait varié de manière répétée dans ses opinions et ses témoignages tous azimuts sur la laïcité, sur l’islam, sur le foulard, sur la république, sur la politique et autres thèmes qui agitent de manière cyclique les réseaux sociaux, au pire, porte préjudice à son intégrité et à sa cohérence sur le plan strictement intellectuel, mais ne remet pas en cause non plus le crédit qu’il faudrait accorder à sa plainte.
Sans me risquer à un diagnostic clinique dont je n’ai pas la compétence et sans vouloir lui faire offense ou injustice le moins du monde, j’ai parfois juste l’impression que Mme Ayari se cherche et a malheureusement évolué dans une constante précarité sur tous les plans, ce qui la rend vulnérable et l’expose à toutes sortes de personnes qui voudraient l’instrumentaliser, passant des courants les plus rigoristes de l’islam aux positions les plus hostiles, diamétralement opposées, ou de l’anonymat à l’exposition médiatique constante, avec le flot de positions tranchées et parfois hostiles qu’elle suscite.
Là encore, rien de cela ne permet a priori de mettre son témoignage en cause.
A ce propos, les insultes, menaces et invectives dont elle a fait l’objet dès que cette affaire a été mise sur la place publique sont des plus condamnables, au sens propre (juridiquement) comme au figuré (sur le plan moral et humain). Rien ne justifie un tel déferlement de propos injurieux et dégradants à son égard. Et si certains de ces propos ont été tenus en défense de Tariq Ramadan, il eût été utile de renvoyer leurs auteurs vers les écrits de celui qu’ils disent ainsi soutenir, qui dénoncent avec la plus grande fermeté de tels agissements.
Par contre, dans les éléments qui ont été produits, à la fois par les avocats de Mme Ayari et par ceux de M. Ramadan, il y a un certain nombre de points qui interrogent : Mme Ayari semble incapable de dater le viol dont elle fait état. Elle ne s’est pas manifestée à la confrontation organisée par les enquêteurs, alors même que M. Ramadan s’est présenté librement à la justice. Par ailleurs, elle a régulièrement écrit à M. Ramadan, après les faits présumés, sans qu’à aucun moment des actes d’hostilité ne soient évoqués, ni même que cela n’empêche Mme Ayari de formuler des avances explicites à M. Ramadan, longtemps après les faits reprochés.
Cela rend difficile la manifestation de la vérité et ne donne pas un caractère probant aux déclarations de Mme Ayari.
La seconde victime présumée, Christelle, offre cette fois un témoignage très circonstancié et précis. C’est la nature jugée suffisamment factuelle, constante et crédible de ce témoignage, confirmé lors d’une confrontation avec Tariq Ramadan, qui a conduit la justice à le mettre en examen, tandis que M. Ramadan contestait avec une constance égale les faits qui lui étaient reprochés.
Cette fois, il a été évoqué, comme éléments probants, des messages à teneur sexuelle et une cicatrice du professeur Ramadan, qui n’aurait été visible que dans l’intimité, tandis que le témoignage de « Christelle » était sérieusement mis en cause… par les lois de la gravité : à l’heure des faits présumés (« dans l’après midi », « alors qu’il faisait jour », selon son témoignage), Tariq Ramadan n’était tout simplement pas à Lyon, disposant d’un billet au départ de Londres et le faisant atterrir à 18h35 à Lyon.
Problème : cet élément majeur dans la défense de Tariq Ramadan, puisqu’il peut le disculper, a tout simplement « disparu » pendant une partie de l’enquête et n’a fait l’objet d’aucun questionnement contradictoire lors de la confrontation.
Autre problème : l’implication de Caroline Fourest, qui a été en contact avec Christelle et aurait cherché à déclencher, par intervention directe auprès d’un juge de sa connaissance, une procédure judiciaire. Quand on connait la haine viscérale que voue Mme Fourest à M. Ramadan et ses tentatives répétées de le mettre en cause et de l’écarter du débat public par tous les moyens, parfois en prenant de larges arrangements avec la réalité, il est permis de douter qu’elle fût animée par la seule volonté de contribuer à la manifestation de la vérité.
Par conséquent, là encore, il est difficile d’établir clairement les faits.
J’ai évoqué plus haut le témoignage de Christelle, qui à titre personnel m’a profondément ému, tant il résonne avec des témoignages avérés de viol et d’agressions sexuelles, auxquels j’ai pu avoir accès. Par ailleurs, ses certificats médicaux et des photos de cette période établissent qu’elle a subi des violences physiques. Reste à déterminer si Tariq Ramadan en est l’auteur et si les faits se sont déroulés comme elle le relate. M’émeut également profondément, j’y reviendrai plus tard, la situation de la famille de Tariq Ramadan et ses conditions actuelles de détention.
En réalité, je ne sais tout simplement pas ce qui s’est passé dans ces chambres d’hôtel.
Et je n’ai pas besoin de le savoir. Pour une raison simple : il revient aux juges de l’établir avec certitude. Or notre système de justice (lorsqu’il fonctionne en conditions normales) est précisément conçu pour ce type de situation, en prévoyant deux axes d’investigation qui s’équilibrent :
D’une part on doit accueillir et prendre en compte, avec le plus grand sérieux, le témoignage de victimes qui se déclarent.
D’autre part, on doit veiller au strict respect de la présomption d’innocence des personnes mises en cause (spoiler : y compris lorsqu’il s’agit de Tariq Ramadan).
Ce que l’on sait de Tariq Ramadan
Mais au delà de la précaution juridique essentielle que constitue la présomption d’innocence (dont nous verrons plus loin comment elle fut avec constance piétinée depuis le début de cette affaire), que peut-on dire de Tariq Ramadan ?
Apparemment un tas de choses et une seule, à en juger par le flot constant et unanime des articles produits sur lui depuis le début de ces affaires. Ce monologue collectif est parfaitement résumé par Manuel Valls : « Tariq Ramadan est un ennemi de la République et de ses valeurs, un adversaire de ce que la France incarne. » A cela près que Manuel Valls confond ici la République, la France, ses valeurs et sa propre personne. Ainsi et avec une constance confinant au mouvement perpétuel, le petit rien se prend pour le grand tout, soit à peu près le titre prémonitoire de la seule biographie qui lui vaudra (tardivement, certes) l’unanimité.
Donc, à propos de Tariq Ramadan…
Je ne peux dire que ce que je sais de lui, pour avoir lu quelques uns de ses livres, écouté certaines de ses conférences quand j’étais plus jeune et l’avoir rencontré à plus d’une dizaine de reprises, en « ON » (lors de conférences et d’évènements publics) comme en « OFF » lors de réunions de travail ou d’entretiens informels. En conscience, ce qui est dit de lui dans une partie de la presse est tout simplement mensonger. Les accusations portées contre lui sont à des années lumières de la personne que j’ai côtoyée et que ses proches décrivent avec constance.
Je n’ai jamais entendu Tariq Ramadan parler de quelque volonté conquérante de l’Islam et des musulmans, sur la France ou sur l’Europe. Au contraire, je l’ai entendu à maintes reprises expliquer que les musulmans devaient dépasser leur condition minoritaire pour se soucier aussi de ce que nos peuples vivent, au delà des appartenances culturelles et religieuses de chacun.
Je n’ai jamais entendu Tariq Ramadan faire le moindre commentaire antisémite (j’ai bien dit le moindre). Il porte une critique acerbe sur la politique israélienne, c’est clair. Ce faisant, il a toujours soutenu une démarche de libération pour les Palestiniens, en ligne avec le droit international et toutes les mobilisations pour l’autonomie des peuples et la dignité. Il critique le projet sioniste, dans sa dimension politique et coloniale, mais il n’a à mon sens jamais confondu la critique politique de ce que fait Israël et la stigmatisation ou la diabolisation des Juifs, même si certains de ses supporteurs pouvaient, à la marge, franchir cette ligne, consciemment ou non.
Je n’ai jamais entendu Tariq Ramadan tenir des propos sexistes. Il est le théologien qui a été le plus critiqué pour ses interprétations quant à la place et aux responsabilités que pouvaient prendre en charge les femmes. Partisan d’une égalité totale des droits des hommes et des femmes, je l’ai vu imposer des changements à des organisateurs ou modifier des projets, pour que la parole de celles-ci soit dûment et clairement entendue, puis qu’elles soient en situation de responsabilité sur des projets d’ampleur, notamment (et surtout) lorsqu’elles sont les premières concernées par le sujet. Plus que des discours, c’est également la manière dont ils ont, avec son épouse, éduqué leurs enfants.
Sur cette question comme sur d’autres, la démarche de Tariq Ramadan est d’avoir une visée progressiste, tout en cherchant à réformer l’approche que les musulmans ont de leurs références, sans jamais trahir le texte. Il est convaincu que quand les sciences islamiques et les sciences dites « profanes » se parlent, quelque chose de bon en ressort. C’est ce qu’il qualifie de « réforme radicale », à la fois dans la place qu’occupent les finalités, mais également dans la manière de construire le savoir et les idées, du point de vue strictement épistémologique. Cela lui a valu à la fois la critique des plus « progressistes », qui voyaient en lui un timoré, voire un conservateur en mocassins, alors qu’eux-mêmes voulaient en quelque sorte plier le texte à l’instant, leur notion de la modernité commandant que les normes islamiques se soumettent aux injonctions politiques du moment ; Mais également celle des plus « traditionalistes » qui, même lorsqu’ils étaient conscients que les normes islamiques étaient temporellement et géographiquement évolutives, voyaient comme un danger la trop libre interprétation qui pouvait être faite des sources, au risque de perdre l’essence du message originel de l’islam.
Concilier ces visions, c’est le défi que Tariq Ramadan s’était fixé en fondant le CILE, même s’il aura, rétrospectivement, plus dû batailler pour défendre l’intégrité et l’indépendance opérationnelle, idéologique et politique du centre vis à vis du Qatar, plutôt que pour communiquer et rendre accessible la teneur des débats qui y étaient tenus, en les connectant notamment à ce qui se disait et se faisait ailleurs. Mais comment aurait-il pu le faire, alors même que, dans les autres espaces où auraient pu avoir lieu ces débats (notamment en Égypte, en Arabie Saoudite, en Europe…), les conditions politiques et géopolitiques rendaient difficiles un effort universitaire et théologique de haut niveau sur les questions de jurisprudence et d’intégrité du message de l’islam.
Ses détracteurs l’accusent de double discours. Il dénonce leur double audition.
Et tout cela finit en dialogue de sourds, comme souvent lorsque les mots-clés « islam » et « musulmans » sont prononcés.
Plus spécifiquement sur le comportement avec les femmes, je ne l’ai jamais vu adopter un comportement ou une attitude déplacée, même si bien entendu, s’il était le Tartuffe que certains dessinent aujourd’hui, il se serait bien gardé de le faire en ma présence. Néanmoins, j’accorde une attention particulière à ces questions et, encore une fois avec une constance sans faille, je n’ai jamais personnellement observé le moindre regard ni le moindre mot déplacé de sa part. Pendant toutes ces années d’engagement associatif, je n’ai pas eu d’alerte factuelle, substanciée.
Ou plutôt si. Comme cet épisode :
En marge d’une conférence, Tariq Ramadan dédicaçait des ouvrages sur un stand au profit d’une association. Une longue file de personnes sont venues solliciter un mot, une réponse ou une signature de l’auteur. Une jeune femme, le lendemain, me contacte :
« Tariq Ramadan m’a mis son numéro de chambre sur un papier et me l’a fait passer en me proposant de l’y rejoindre. Il me regardait de manière très suggestive. »
Des messages de toute sorte, j’en reçois beaucoup. Vraiment sur tous les sujets et de toutes les teneurs. Le plus souvent, ce sont des messages d’encouragement et de soutien, ou des questions simples. Parfois, ils sont déplacés (propos tendancieux, insultants voire de teneur sexuelle), d’autres fois hors sujet (demande d’exonération d’amendes, demande du numéro d’une célébrité, etc.). D’autres encore ne relèvent tout simplement pas de mes compétences (questions religieuses ou d’ordre familial…).
Mais ce message m’a interpellé.
Par acquis de conscience et par précaution, je me renseigne individuellement auprès des membres de l’équipe à propos de l’organisation du stand. Personne n’a rien vu. Fort heureusement, il y avait une caméra qui a filmé en plan large tout le stand, pendant toute la durée de la présence de Tariq Ramadan. J’ai fait ressortir et visionner les bandes, de la première à la dernière minute. Il n’y avait rien. Strictement. Rien. La jeune femme apparaissait bien à un moment dans le champ de vision mais à aucun moment Tariq Ramadan ne lui a pas fait passer quoi que ce soit. Et la note en question, lorsque j’ai demandé à la voir, avait tout simplement « disparu ».
Sans la démentir, j’ai encouragé la dame à, bien entendu, nous faire part de tout développement et lui ai conseillé, de manière générale, de ne jamais participer à des entretiens dans une chambre d’hôtel, avec qui que ce soit.
Tariq Ramadan déclenchait aussi des comportements d’attraction. Des femmes (et des hommes) voulaient se faire prendre en photo avec lui, poser la main sur lui, échanger avec lui de manière privilégiée. Certaines le demandaient même en mariage, d’autres lui faisaient des propositions. Dans l’exercice de la parole publique, il y a une claire dimension de séduction. Mais il y a aussi des limites à ne pas franchir. C’est ce qui en fait un exercice si périlleux.
Je me suis toujours soucié, dans mon rapport à la vie publique et par volonté de préserver le minimum de sincérité qui m’avait poussé à m’engager, d’être conscient de ces limites et de ne jamais m’en approcher. Quitte à passer pour distant ou froid, à plusieurs reprises, plutôt que de risquer l’incompréhension inverse. Et, lors des occasions où j’étais en présence de Tariq Ramadan, je ne l’ai jamais vu se comporter autrement. J’entends volontiers et sans les dénigrer les témoignages qui sont produits à ce sujet, mais ce n’est tout simplement pas quelque chose que j’ai personnellement observé. Dès lors, je ne vais pas inventer une réalité parallèle juste pour coller à l’ambiance du moment.
Est-ce que ça l’innocente d’emblée ? Non.
Est-ce que cela met en cause le témoignage des plaignantes ? Non plus.
Mais cela éclaire, à minima, la distance qu’il peut y avoir entre un tableau médiatique à charge et l’image qu’un observateur associatif peut en avoir, sur plusieurs années.
Bien entendu, Tariq Ramadan a des défauts. Si je devais lui faire des critiques, elles porteraient sur la solitude et la conflictualité de l’exercice.
Beaucoup de personnes ont découvert Tariq Ramadan sur des plateaux télévisés dans les années 2000 et ont trouvé en lui un homme capable de les défouler, face à des discours racistes et d’une ignorance tellement crasse qu’elle en devient fière d’elle-même. Ce fait est aussi une mesure de notre humiliation collective, pour celles et ceux d’entre nous qui partageraient ce sentiment que Tariq Ramadan, dans ses idées comme dans sa foi, nous représente ne serait-ce qu’un petit peu : si nous en sommes rendus à nous étonner positivement qu’un homme arabo-musulman s’exprime en français sans faire de fautes, qu’est-ce que cela dit de nous et de l’image que nous construisons de nous-mêmes ? Si pour nous, la fonction principale de l’intellectuel musulman est de claquer le bec des islamophobes sur des plateaux TV, au point où les réseaux sociaux remplacent dans notre agenda les bibliothèques, qu’est-ce que cela raconte de nous et quelle chance leur laissons-nous de produire des savoirs utiles, plutôt que du clash médiatique ?
En écrivant ces lignes, je peux objectivement dire que je pourrais m’adresser, à moi-même et en ayant une bien moindre surface médiatique, exactement la même critique. Malgré un effort de pédagogie et d’écoute, j’ai eu du mal, durant une partie de mon exercice public, à m’extraire des logiques de clash. Constater la conflictualité inhérente au sujet de l’islamophobie (mon principal sujet d’intervention durant les dernières années) et relever les biais du dispositif médiatique n’excuse pas cela.
Quant à la solitude, elle a pour Tariq Ramadan été d’abord une conséquence directe de son talent et de son expérience, puis de ses choix. Du point de vue de la combinaison entre éloquence et connaissances actionnables (sur le plan théologique, philosophique et politique), il surclassait (et surclasse toujours) la quasi-totalité des intervenants de sa génération. La conséquence directe de cela, c’est qu’il a occupé l’essentiel de l’espace d’expression autonome, dès lors que les sujets touchaient à l’islam, à la citoyenneté et aux musulmans, en environnement francophone puis anglophone. Exposé à des contextes dans des dizaines de pays différents, apprenant chaque jour plus de ces expériences de terrain, informé quotidiennement de ce qui se passe et se dit sur ses sujets, cette centralité et ces aptitudes n’ont fait que s’affirmer, faisant finalement de lui l’intellectuel musulman global qu’il souhaitait aussi être. Est-ce que Tariq Ramadan aurait pu faire plus et mieux pour permettre à ses étudiants et à la génération suivante d’émerger ? Sans doute. Et il y a eu des tentatives. De ce point de vue, Tariq Ramadan aura parfois essayé, sans vraiment toujours réussir.
Je n’ai jamais subi cette situation, tout simplement parce que nous n’occupions pas les mêmes espaces et, même si dans le regard islamophobe, deux hommes arabo-musulmans sont forcément la même personne, nous sommes très différents. Il est Suisse, je suis Français, Égyptien et Algérien. Il est littéraire, je suis matheux. Il est formé en sciences islamiques, je n’ai de l’islam que les connaissances de base d’un musulman lambda. Il est d’une famille au niveau d’éducation marqué, quand mes parents ont été les premiers à accéder à la lecture et à s’extraire de l’extrême pauvreté. Il a une culture classique, j’ai grandi avec des albums de rap et commencé à lire par choix 30 ans passés. Il peut parler d’une immense variété de sujets, je n’ai que quelques thèmes d’expertise auxquels je me tiens par soucis de légitimité et de cohérence. Il a l’éloquence et la maitrise des mots naturelle, quand j’ai dû apprendre à me servir d’une plume par pur instinct de survie.
Bref : ce n’est pas pour rien si Tariq Ramadan est l’intellectuel musulman qui marque notre génération. Mais on passe à côté de sa contribution majeure, qui ne se trouve ni dans ses débats télévisés, ni dans la lecture partielle (et souvent partiale) que l’on fait de ses idées, mais dans le lent et patient travail qu’il a réalisé dans les années 1990 et qui a posé une idée simple qui a tout changé :
Tariq Ramadan a démontré qu’on pouvait être musulman et européen.
Il a montré que l’islam se disait en français, en arabe, en allemand comme en anglais. Il a donné des clés de compréhension à des millions de personnes pour qu’ils puissent vivre à la fois leur citoyenneté et leur spiritualité, non pas comme des dimensions conflictuelles de leur identité, mais comme deux parties d’un même tout : l’existence autonome d’une conscience éclairée et humaniste.
Ceux qui minorent aujourd’hui son apport intellectuel cachent bien mal leur ressentiment.
Tariq Ramadan n’est pas un philosophe majeur. Pas un théologien majeur. Pas un historien majeur ni même un essayiste majeur. Mais c’est un éducateur majeur, capable de transformer des notions abstraites en savoirs actionnables, de construire une idée de l’éthique musulmane qui soit accessible à des personnes, sans nécessairement qu’elles aient un haut niveau d’études, ni donner une vision simpliste de l’islam. Il a été capable de donner du sens, de transmettre un message, d’incarner une aspiration. Celles de millions de personnes qui veulent vivre librement, dignement, une spiritualité qui ne les clive pas de leur peuple mais les y ancre et les y engage, avec humanisme et exigence.
Tariq Ramadan serait un opportuniste qui, par la controverse et la ruse, cherche la reconnaissance médiatique et universitaire dont son indigent travail intellectuel le priverait autrement ?
Cette idée, à mon sens profondément injuste par ailleurs, ne dit pas autre chose que la volonté de l’être humain de montrer mieux que ce qu’il vaut réellement, dans une intention toujours précaire… qui d’entre-nous peut décemment dire qu’il en est prémuni ? Qui, parmi les contempteurs à la vertu aussi soudaine que leur exigence morale, peut en conscience affirmer que ses actes et discours sont toujours fidèles à ce que recèle sont for intérieur et son intention intime ?
Pas moi. Et vous ?
Un traitement politique de l’affaire Ramadan
Maintenant revenons sur ces affaires de viol qui visent Tariq Ramadan.
J’ai décrit dans la première partie de ce texte les deux principes qui doivent nous guider : d’une part l’accueil des victimes qui se déclarent auprès de la justice, de l’autre le strict respect de la présomption d’innocence.
Or tout observateur, avec un minimum d’honnêteté, pourra constater que cette présomption d’innocence ne s’est tout simplement pas exercée, sur le plan médiatique, politique et peut être même judiciaire, s’agissant de Tariq Ramadan.
Avec constance et depuis le début de cette affaire, des journalistes et des figures politiques ont fait une lecture religieuse et parfois explicitement raciste de ces affaires. Il ne s’agissait plus d’évaluer deux plaintes pour viol, mais de porter un jugement idéologique et politique sur Tariq Ramadan et ce qu’il représente dans la société française.
Dans sa chute, Tariq Ramadan aura au moins eu le mérite de cheviller au corps de ses pires détracteurs un soudain et viscéral souci pour la condition des femmes. C’est dommage, au demeurant, que ce souci ne s’exprime qu’avec une intensité variant quantitativement en fonction de la colorimétrie et du degré d’islamité de la personne mise en cause.
L’exclusion des femmes est un problème qu’il faut dénoncer à distance. Quitte à inventer un café qui leur serait interdit à Sevran, commodément situé dans un quartier populaire et fréquenté par une surreprésentation d’Arabes et de Noirs.
Le harcèlement de rue est un problème qu’il faut dénoncer à distance. Surtout lorsqu’il est produit par des migrants, des réfugiés ou relevé dans des quartiers populaires plutôt que dans les rangs de l’Assemblée Nationale.
Les violences sexuelles sont un problème qu’il faut dénoncer à distance. On mettra Tariq Ramadan en détention « par sûreté » mais on laissera des ministres mis en cause rester au gouvernement, qu’on « assurera de notre soutien » et que l’on ovationnera dans l’assemblée.
A force d’indignations sélectives et de lectures ethnicisantes et racistes des problèmes structurels de notre société (dont le sexisme et les violences sexuelles font partie), certaines de nos élites terminent de piétiner ce qu’il restait de leur cohérence et de leur crédit politique.
Comment donner envie de participer à un projet commun, inclusif et rassembleur, si on n’est même pas capables de traiter avec égalité des pans entiers de la population, y compris face à la justice ?
Plutôt que de juger des hommes, on se retrouve à juger leurs opinions et leurs appartenances. Certains déclarent ne pas voir les couleurs ni les religions… Sauf lorsqu’il s’agit de les exclure ou de les enfermer.
Comment conjurer un sentiment de dégoût et d’immense frustration, quand on voit que tout est prétexte à une lecture raciste des questions de société, aboutissant invariablement à la constante exclusion de tout ce qui incarne la diversité ou la différence. De couleur ici, de religion là. Et d’opinion, demain. Le rouleau compresseur du « racisme imaginaire » produit des effets qui ne le sont pas :
Si la police tue Adama Traore, il faudra que la famille endure de longues années de harcèlement et de pressions pour espérer obtenir un procès. Et le plus souvent, les policiers n’iront jamais en prison. Ses frères, si. Demander la justice et la vérité ne leur est ici d’aucune utilité.
Si Rokhaya Diallo est choisie pour avoir un rôle consultatif dans une instance, il suffira de quelques tweets racistes et d’un courrier d’une élue de droite dure pour faire céder le gouvernement. Et on demandera à Mounir de virer Rokhaya, pour la « sérénité des débats ». Etre compétente et brillante ne lui est ici d’aucune utilité.
Si Mennel Ibtissem veut chanter. Il faudra la faire taire et l’exclure, juste pour quelques tweets. S’excuser et adresser un message de paix et d’amour ne lui est ici d’aucune utilité.
Si Karim Benzema veut jouer dans l’équipe de France, il faudra lui faire payer d’avoir osé mettre en cause « une partie raciste de la France » dans le traitement qui lui est fait. Être l’un des meilleurs joueurs du monde ne lui est ici d’aucune utilité.
Si Attika Trabelsi met un premier ministre en face de ses contradictions, il faudra la traiter d’islamiste (?) et la lyncher sur les réseaux sociaux, puis obtenir la mise au ban de son association. Être transparentes, talentueuses et professionnelles ne leur est ici d’aucune utilité.
Et dans le cas de Tariq Ramadan, si on venait à découvrir (dans des mois ou des années) qu’il n’est pas coupable des faits qui lui sont reprochés, être innocent ne lui serait en vérité d’aucune utilité, puisque des juges ont décidé de sa mise en détention jusqu’à nouvel ordre, alors même que des éléments tangibles permettent à tout le moins de douter des versions produites jusqu’ici.
Aujourd’hui, on découvre que Tariq Ramadan est atteint d’une maladie grave depuis deux ans et que son état de santé se dégrade de manière préoccupante depuis qu’il est incarcéré, faute de soins spécifiques. Il n’a pas accès à sa famille et à ses proches, qui se voient refuser des permis de visite, malgré la prolongation de sa détention.
Mais cela ne change rien. Les articles continuent de se succéder, sans traitement contradictoire. Les déclarations le vouant aux gémonies s’enchaînent. Le zèle dans l’entreprise dé-coordonnée de destruction va jusqu’au choix des photos d’illustration, privilégiant des postures dans lesquelles le regard de Tariq Ramadan pourrait sembler lubrique, inquisiteur ou dominant.
Il est question de l’agenda malveillant de Tariq Ramadan, de la nature mortifère de ses idées, du double discours enfin révélé, de la complicité de ceux qui l’ont accueilli, d’un danger imminent d’islamisation de la France et de l’infiltration, déjà irréversible, de tous ces musulmans, pardon de ces islamistes, qui tiennent un discours audible et dont il faudrait justement se méfier.
Pourquoi cette affaire laisse-t-elle comme un goût d’acharnement ?
Il n’y a pas de complot de la justice et du pouvoir contre Tariq Ramadan, pas de coordination secrète entre le gouvernement, les juges, les médias et je ne sais quel lobby pour veiller à le maintenir enfermé.
Et c’est bien là le pire.
Des fonctionnaires n’ont pas besoin d’instructions de leur commandement pour qu’un document pouvant disculper Tariq Ramadan disparaisse (puis réapparaisse) subitement.
Des journalistes n’ont pas besoin de recevoir d’ordres explicites pour écrire des articles à charge contre Tariq Ramadan et alimenter la surenchère à son propos, contribuant à détruire, une publication après l’autre, la réputation du mis en cause et la présomption d’innocence à laquelle il a théoriquement droit.
Et les polémistes et figures politiques qui ont si longtemps voulu sa déchéance et celles de ses idées n’ont pas besoin de se parler pour savoir comment tirer avantage de cette situation. Sitôt le scandale éclaté, ils étaient déjà prêts à purger leurs adversaires.
D’abord Ramadan. Lui, sa famille, ses proches.
Ensuite ceux qui le soutenaient, dont bon nombre avaient déjà été inscrits sur les listes noires des indésirables, selon l’extrême droite la plus dure et l’influente mouvance vallsiste, toujours alliées de circonstance quand il s’agit de mettre en cause des musulmans.
Enfin toutes celles et ceux qui par le passé ont travaillé, échangé ou dialogué avec Tariq Ramadan.
Cette chasse aux sorcières raciste, sous couvert de lutte pour la laïcité/contre l’islamisme/pour la république/pour Charlie/contre le terrorisme/… est tout simplement sans fin. Et tant qu’on y cède collectivement, elle ne fera que s’amplifier.
La cabale contre Médiapart initiée par Charlie Hebdo a été un exemple typique de ces procédés. On reprochait à Edwy Plenel d’avoir participé à des conférences en présence de Tariq Ramadan. Même procédé à l’encontre de Pascal Boniface et de l’IRIS.
Pourtant, à peine quelques semaines auparavant, c’est Gérard Biard lui-même, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, qui partageait l’estrade avec Tariq Ramadan, lors d’une rencontre en vue à Buenos Aires. Au delà du procédé, et à supposer même que M. Ramadan soit coupable, en quoi le dialogue et l’échange, y compris de points de vue contradictoires, rendrait ses interlocuteurs coupables ou complices de tels actes ? On ne sait pas. Mais apparemment, c’est cela aussi, être Charlie.
Si cette histoire de conférence partagée n’était en vérité qu’un prétexte, que reprochait-on vraiment à Edwy Plenel et à Médiapart ?
Deux choses, très précisément :
1) La réussite éclatante de Médiapart, qui par la constance de ses analyses, le développement de son lectorat, la régularité des grosses affaires qui y sont révélées et l’expertise de ses journalistes (y compris voire surtout sur les questions sensibles de sécurité, de malversations financières, etc.), renvoie une partie non négligeable de la presse à ses connivences idéologiques, à son manque d’indépendance voire tout simplement aux limites d’un modèle basé sur autre chose que la bonne information des lecteurs.
2) Le « Pour les musulmans » d’Edwy Plenel, qu’il a signé en son nom, avec l’espoir que cet ouvrage libèrerait la parole d’une partie de la gauche, trop souvent silencieuse face à l’islamophobie, et ouvrirait la voie à des causes communes plutôt qu’à des lignes de fractures. Déconfits, voici ses détracteurs accrochés à sa moustache devenue symbole de leurs moqueries, à défaut de faire pièce à ses idées.
Il n’en fallait pas plus pour que d’aucuns veuillent leur « faire rendre gorge » ; Pour n’avoir tout simplement pas partagé leur racisme. Depuis (et c’est modérément amusant), plusieurs journalistes de Médiapart ont développé comme un réflexe d’auto-préservation, en veillant à bien poster un tweet « sans complaisance » à chaque développement de l’affaire Ramadan. C’est une prévention bien compréhensible.
Ce prix que payent les journalistes qui ne partagent pas le racisme du moment dépasse de loin Médiapart. Au Monde, à Libération, à Politis, au New York Times, au Bondy Blog, dans l’Humanité, dans les chaines du service public ou dans toute autre média, le simple fait de traiter des sujets liés à l’islam, aux Arabes, aux Noirs, aux quartiers populaires sans émailler son texte des habituels poncifs racistes, vaut aux auteurs quelques jours de cyber-harcèlement. Sans grande reconnaissance, par ailleurs, pour compenser cela. A leur décharge, les personnes concernées par ces sujets ne voient peut être pas, a priori, pourquoi elles devraient être particulièrement reconnaissantes d’être traitées normalement.
Et pourtant, produire du journalisme sérieux est bel et bien devenu un acte militant.
Une seule exigence : Vérité et Justice
Une fois qu’on a dit tout cela, comment sortir par le haut de cette affaire ?
D’abord, en réaffirmant une confiance sereine dans la justice de notre pays. Pour qu’elle demeure sereine, cette confiance doit être assurée de la transparence du traitement judiciaire de Tariq Ramadan, en tant que mis en examen dans deux affaires de viol présumé.
Soyons presque audacieux mais restons polis : il serait par exemple utile que les pièces du dossier soient agrafées. Cela éviterait qu’elles disparaissent, par téléportation, loin de là où elles sont utiles à la manifestation de la vérité. L’enquête interne sur ces dysfonctionnements, requise par les avocats de Tariq Ramadan, permettrait à ce titre d’éviter toute spéculation. Malheureusement, cette simple demande aussi vient d’être rejetée, alors même qu’elle aurait pu clarifier le processus judiciaire.
Il faut libérer Tariq Ramadan, en attente de son procès.
Pour deux raisons :
1) Cela lui permettra d’avoir accès à des soins nécessaires, tout en étant auprès de sa famille. A ce stade, notre système de justice est doté de dispositifs (bracelets électroniques, etc.) permettant de garantir que M. Ramadan demeure sur le territoire français, sauf à penser qu’il faille mettre la vie de Tariq Ramadan en danger ou qu’il y ait un intérêt quelconque à le séparer de ses proches.
2) Cela lui permettra de préparer sa défense dans de bonnes conditions. L’exhaustivité des moyens de défense et la qualité d’une instruction (à charge et à décharge) contribuent à la légitimité de ce qui se décidera lors d’un procès ultérieur. Tout interférence de ce point de vue n’aura pour autre conséquence que de porter atteinte à la légitimité d’une décision de justice, en renforçant l’idée que M. Ramadan fait l’objet d’un acharnement et d’un traitement d’exception.
A n’en point douter, toute tentative d’influence auprès des plaignantes ne serait ni empêchées, ni incitées de par sa constante incarcération. Et il est raisonnable d’avoir toute confiance dans les avocats de Mmes Ayari et Christelle pour veiller aux intérêts de leurs clientes et mettre en évidence toute pression qui les viserait.
Enfin, il faut s’attacher à juger les actes d’un homme et rien d’autre. Sauf à vouloir faire de Tariq Ramadan un symbole, celui d’un prisonnier devenu politique à qui l’on reproche des idées plutôt que des actes.
Il ne s’agit pas de juger sa religion, ni ses opinions politiques, pas plus que les inimitiés que suscitent ses positions au sein de nos élites parfois si enfermées dans leurs conservatismes.
A défaut de cela, ce n’est pas uniquement envers Tariq Ramadan que nous serons injustes, mais envers nous-mêmes. Car à dénigrer avec constance les principes mêmes qui fondent notre système de justice, nous lui faisons perdre, plus que sa légitimité, son sens.
Quand il sera jugé, Tariq Ramadan sera reconnu coupable ou il sera innocenté.
Et si Tariq Ramadan est innocent de ces viols, si tout cela n’était qu’un vaste imbroglio de mensonges et de vérités, tant et si mal abordés qu’on aurait injustement et non moins méthodiquement détruit cet homme et tout ce qu’il représentait, qui viendrait réparer ? Qui restaurerait son honneur et sa dignité ? Qui consolerait son épouse et ses enfants d’avoir vu leur nom traîné dans la boue pendant de si long mois ? Que dirait-on à tous ceux que l’on cherche à convaincre qu’ils sont des citoyens comme les autres, quand on aurait accusé à tort un homme, pour des raisons d’exception ?
C’est pour ne pas avoir à répondre à ces questions demain qu’il faut être juste aujourd’hui.
Et dans la constance de nos convictions, demander justice et vérité.