Que reste-il de la Palestine ? Je suis parmi les millions de citoyens du monde qui vous suivent du regard. Vous, les gardiens de l’ordre mondial. Nous cherchons les mots pour dire l’horreur, l’écœurement. Mais je suis romancière. J’écris la Palestine, la vie, l’avenir. J’écris l’utopie qui nous verra construire une société ensemble avec les vivants.
Romancière et anthropologue d’origine palestinienne
Bientôt un an de génocide à Gaza. Et la Cisjordanie assiégée par les colons et les bulldozers. Que reste-il de la Palestine ? Je suis parmi les millions de citoyens du monde qui vous suivent du regard. Vous, les gardiens de l’ordre mondial. Vous qui indiquez le terroriste parmi les milliers de victimes, vous qui éduquez sur le droit d’un État colonisateur de se défendre et le devoir des colonisés de mourir. Vous qui martelez qui est humain et qui ne l’est pas. Nous sommes une constellation de pays, langues, religions, continents. Nous cherchons les mots pour dire l’horreur, l’écœurement.
J’écris 7 octobre, et on m’ordonne d’ajouter les mots terrorisme, Hamas, antisémitisme. Ai-je le droit de citer cette date sans avoir à justifier le massacre de 40000 Palestiniens, taire les milliers de disparus, ignorer la violence des colons, escamoter sept décennies d’expulsion, de colonisation, d’occupation, d’apartheid ? 1139 Israéliens tués le 7 octobre. J’ai eu froid dans le dos. En réponse, le droit d’anéantir un peuple entier. Tapisser Gaza de bombes, lâcher la haine débridée des colons en Cisjordanie. Je me demande alors, avez-vous froid dans le dos ?
Je suis romancière. J’écris la Palestine, la vie, l’avenir. J’écris qu’Ariel Sharon et moi partageons la même histoire, même si nous ne pouvions partager cette histoire que l’espace d’un roman. J’écris l’utopie qui nous verra construire une société ensemble avec les vivants. Malgré tout ce que les Palestiniens subissent depuis 76 ans, je refuse l’identité du peuple persécuté. Cette catégorie qui nous réduit en victimes de l’histoire. Qui élève la souffrance par-dessus l’humanité commune. Quand ma souffrance rend le visage de l’autre monstrueux, je répète les mots de Darwich :
Si tu avais contemplé le visage de la victime / Et réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambre à gaz / Tu te serais délivré de la sagesse du fusil / Et tu aurais changé d’avis : Ce n’est pas ainsi que l’on recouvre son identité (1).
Je vois les visages des otages tués partout sur les écrans, et je me demande s’il y a assez d’écrans pour les 16000 enfants massacrés à Gaza. Terrorisme, Hamas, antisémitisme, Yara. Ne dis pas que le 7 octobre c’est aussi le début d’un génocide. Que ce jour-là, le mot liberté avait aussi résonné dans l’esprit de tout Palestinien victime du régime colonial israélien. Qu’à côté des scènes horribles d’Israéliens fuyant pour leur vie, il y avait l’image du mur de séparation abattu, de Palestiniens qui pour la première fois depuis des décennies frôlaient leurs terres volées, transformées en colonies et banlieues bien manucurées. ERREUR. Terrorisme, Hamas, antisémitisme, Yara. Enferme-toi dans l’utopie, oublie la vérité.
Pourtant, un autre monde existe. Ce monde où habite la vaste majorité des peuples de la Terre : les 147 États de l’ONU qui reconnaissent la Palestine; les millions qui voient l’évidence du droit des Palestiniens de lutter contre l’oppression; pour qui le 7 octobre est une date dans une longue histoire de violence coloniale dont ils ont été aussi victimes. Le reste du monde crie : Sortez de votre labyrinthe de miroirs, contemplez l’horreur que vous produisez. Vous n’êtes pas le monde, vous êtes des naufragés, aliénés de votre propre humanité. Vous ne trompez personne. Nous entendons ce que vos discours emmitouflés de vertus camouflent. Pourquoi suffoquer lentement Gaza, quand les bombes de deux tonnes sont si efficaces ? Pourquoi soumettre Israël à la lourdeur de l’entreprise coloniale en Cisjordanie, alors que l’État peut tout accaparer et nous débarrasser de cette épine dans le pied qui traîne depuis cent ans ?
Comme ils semblent bénins aujourd’hui ces mots : blocus, occupation, colonisation, même apartheid. À côté des massacres quotidiens, de la famine, du viol, de la torture, des enfants calcinés. À côté des camps de réfugiés rasés. À côté des journalistes assassinés. Comme ces mots semblent inodores à côté des relents de sang et de chair qui collent à vos vestons.
Bientôt un an de génocide en diffusion continue et nous avons appris, nous les Palestiniens, à nous saluer autrement. Comment va ta dévastation ? demande le poète Fady Joudah. A-t-elle été visitée par un chant d’oiseau, ce matin (2) ?
Vous êtes le chant de ma dévastation. Me voilà à tenter de rattraper roman après roman un monde qui n’existe plus. Semer ma mémoire de la beauté de la Palestine avant le génocide.
Le bourreau torture pour rendre sa victime méconnaissable. Ainsi il ne voit pas le visage d’un humain, ne trouble pas l’image qu’il a de lui-même, celle reflétée dans le corps qu’il abîme. Le génocide, c’est un acte d’effacement. Effacer les traits pour que rien ne ressemble à celui qui efface. Détruire tout en quoi il risque de se reconnaître. Taire l’écho de l’humanité partagée. Éradiquer le passé, le présent pour fabriquer un avenir à un seul visage, lisse et parfumé, comme vos vestons, gardiens de l’ordre mondial.
L’odeur est trop puante. Rien ne pourra la décoller de vos costumes, messieurs mesdames. La Palestine porte le visage des peuples de la Terre. Elle résonne dans la voix des millions de jeunes qui entendent l’écho de l’histoire, voient dans les corps mutilés de Gaza et les terres rasées de Cisjordanie, les cicatrices laissées par vos projets civilisateurs. Ils scandent : la Palestine a changé l’ordre du monde. Avenir il y aura, et vous y porterez messieurs mesdames le visage du génocidaire.
Faites vos élections, polluez les ondes de vos hypocrisies, pesez les mots comme vous pesez vos bombes. Nous sommes le reste du monde. Nous portons les génocides cachés dans les plis de vos jupes et vos pantalons. Nous parlons toutes les langues. Nous appartenons aux peuples de l’humanité. Fabriquez la mort, les mensonges. Nous fabriquerons la vie, les cerfs-volants.
(1) Mahmoud Darwich, État de siège, traduit par Elias Sanbar, Arles, Actes Sud, 2004.
(2) Fady Joudah, “How is Your Devastation Today?” Mizna : https://mizna.org/mizna-online/how-is-your-devastation-today/ Ma traduction.