Antisémitisme et antisionisme, amis ou ennemis?

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15 MAI 2017 PAR RAY ELSA BLOG : LE BLOG DE RAY ELSA

Aujourd’hui, c’est le triste 69e anniversaire de la Nakba («catastrophe» en arabe) qui correspond à l’exil forcé de près d’un million de Palestiniens face aux massacres et spoliations territoriales perpétrés par les armées coloniales sionistes en 1948. L’occasion pour moi d’écrire sur un point fondamental et contemporain: la différence entre antisionisme et antisémitisme.

Quand vous voyagez pour aller à la rencontre des gens, afin de recueillir leurs paroles et les retranscrire, vous êtes bien évidemment attentif-ve à chaque mot, chaque expression utilisée par les personnes interviewées. Tantôt vous reformulez en restant fidèle au récit, tantôt vous retranscrivez mot par mot ce que la personne vous a confié. En islam, on appelle cela une amana (un dépôt), quelque chose que quelqu’un vous confie (confier ayant la même racine que le mot confiance) et dont vous devez prendre soin comme d’un trésor.

Ainsi donc, lorsque j’étais en Palestine pour récolter des témoignages, je me suis montrée particulièrement attentive aux mots, et aux maux qu’ils exprimaient. Je captais aussi des expressions du visage et du corps: des yeux qui devenaient vitreux à l’évocation d’un mort, des doigts qui se tordaient pendant le récit d’un séjour en prison, un sourire fier qui se dessinait quand on parlait de ses enfants…

On dit que la rhétorique est un art, ce n’est pas pour rien. C’est l’art de convaincre, de transmettre, de partager. Et dans cette forme d’art, les mots sont à l’orateur ce que les pinceaux sont au peintre. Et les mots sont aussi des armes. Pour dénoncer, résister, combattre. On peut même se battre pour un mot! Nous nous sommes battus pendant près de 10 ans pour que le mot « islamophobie » soit officiellement reconnu et accepté. Pas tant pour le mot lui-même que pour les maux qu’il exprimait et que nous dénonçions. En fait la bataille d’un mot est le prélude du combat contre ce qu’il revêt. Si le mot est mal utilisé, le combat en sera forcément vicié.

L’autre jour, je discutais avec mon amie Myriam qui est partie en Palestine récemment, et qui est revenue il y a moins d’un mois. C’était son premier voyage, elle en est encore toute retournée. Nous parlions du fait qu’en France l’antisionisme était souvent analogué, commodément, avec l’antisémitisme, et que c’était un problème majeur. J’ai remarqué un éclat particulier dans ses yeux quand elle m’a dit: « tu sais, ce matin en faisant ma vaisselle, j’ai eu un flash. J’ai réalisé qu’en trois semaines de voyage en Palestine et des dizaines de rencontres, je n’avais jamais entendu le mot « juif ». Pas une seule fois. Ca m’a fait comme une révélation! ».

Cette révélation, je l’ai eu aussi, quelques mois avant elle. Lors de mon premier puis de mon second séjour. En 14 semaines et d’innombrables rencontres, j’ai constaté avec étonnement que les Palestinien-ne-s n’utilisaient presque jamais le mot « juif ». Plus encore, ils me reprenaient spontanément lorsque je l’utilisais. Par exemple si je disais: « is this area only for jewish people? » (« cet endroit est réservé aux juifs? ») ils me répondaient, spontanément, « no this is only for settlers » (« non c’est réservé aux colons »), à tel point qu’à un moment donné, je me suis demandée si les gens comprenaient le terme anglais « jewish », alors j’ai tenté d’utiliser le terme arabe « yahoud », mais ils me reprenaient tout autant sur la sémantique.

Alors quels mots utilisent les Palestiniens, s’ils n’utilisent pas (ou peu) le mot « juif »? Eh bien ils disent:

  • « Settlers » (colons)
  • « soldiers » (soldats, policiers)
  • « israelis » (israéliens)

Et quels maux expriment les Palestiniens à travers ces termes? Eh bien ils relatent:

  • « the settlements » (les colonies)
  • « occupation » (l’occupation)
  • « oppression » (l’oppression)

Ici il n’est donc pas du tout question d’une religion, d’une ethnie ou d’un peuple. Il est question d’une situation politique bien précise, et des personnes qui l’incarnent. Ici il est question du sionisme et non du judaïsme.

L’une des rencontres qui m’a le plus marquée lors de mon premier séjour, c’est celle avec le père Manuel Musallam, grande figure de la résistance palestinienne chrétienne. Réfugié de 67, prêtre à Gaza pendant 8 ans quand tout le monde refusait d’y aller, le père Manuel Musallam est désormais un vieux monsieur qui reste néanmoins actif, engagé et qui ne mâche pas ses mots. Nous l’avons rencontré à son domicile à Birzeit, près de Ramallah, où il s’est maintenant retiré. Il est parfaitement francophone, la discussion a donc été très fluide. Lorsque j’ai évoqué l’antisémitisme comme argument imparable pour discréditer toute critique d’Israël, il a grogné: « l’antisémitisme? Ce truc qui vient de chez vous, là? On ne connait pas ça ici! Les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans ont toujours vécu ensemble en Palestine, toujours. Avant que le cancer du sionisme vienne tout gâcher, tout détruire. Et d’ailleurs, le sionisme aussi vient de chez vous. Est-ce à nous de payer les conséquences de votre shoah? » Autant vous dire que j’étais dans mes petits souliers…

L’amitié, ou plus encore la fraternité extraordinaire qui lie les Chrétiens et les Musulmans en Palestine témoigne d’une Histoire. L’histoire d’une terre qui a toujours été multiculturelle et multicultuelle. La question de la religion n’est pas le problème aujourd’hui. Le problème est éminemment politique et trouve ses racines dans une idéologie politique, le sionisme, qui a viré dans le religieux il y a quelques années par pur opportunisme et pour mieux assoir sa légitimité internationale. Pourquoi les Palestiniens viendraient se plaindre soudainement des Juifs alors qu’ils ont toujours été là? Qu’est-ce que ça peut bien leur faire que les gens soient juifs, chrétiens, musulmans ou autres, tant que tout le monde est palestinien et vit ensemble sur le même pied d’égalité? Par contre, ce qui les embête, c’est que des gens venus d’Europe viennent voler leurs terres, détruire leurs maisons et tuer leurs enfants. Là globalement, ils ne sont pas très fans.

Ces gens venus d’Europe brandissent et revendiquent une identité juive, soit. Mais c’est leur façon de présenter les choses, pas celle des Palestiniens. Si ces colons avaient été chrétiens, athées ou animistes, la situation aurait été la même. Le fait de justifier le sionisme par le judaïsme est très commode. En réalité, c’est une des raisons qui fait que la « communauté internationale » ferme les yeux sur les crimes d’Israël. « Bah oui, les Juifs ont tellement souffert pensez-vous, ils méritaient bien une terre ». Sauf que le sionisme existait bien avant la seconde guerre mondiale, et que les Juifs vivaient déjà en Palestine depuis 3000 ans, bien avant les Arabes. Il n’a jamais été question, hier ou aujourd’hui, de leur refuser séjour où que ce soit, ni de leur interdire de vivre où que ce soit. Sauf en Europe en fait, où après les avoir parqués dans des ghettos et massacrés, on s’est débarrassé de la culpabilité et du problème de l’antisémitisme en leur cédant la Palestine, histoire de passer à autre chose. Les Palestiniens? On en n’avait rien à faire, et puis surtout je pense que l’Europe ne s’imaginait pas qu’ils seraient massacrés et spoliés à leur tour. Mais bon, c’est comme les enfants battus qui battent eux-mêmes leurs propres enfants. Les milices sionistes en 48 n’ont fait que reproduire ce qu’on leur avait douloureusement appris…
De nos jours en France et en Europe, l’antisémitisme est toujours une réalité. Dans certains cas, il s’exprime effectivement au travers d’un amalgame entre Juifs et sionistes, bien qu’il ne s’agisse pas de la forme majoritaire d’antisémitisme. Mais si cet amalgame est possible, si certaines personnes développent une animosité, voire une haine envers les Juifs, ce n’est certainement pas à cause de la critique du sionisme. C’est parce que l’antisémitisme existait déjà en France, et qu’il s’est transmis à travers les âges comme un virus contagieux pour lequel on n’aurait pas trouvé de traitement adéquat. Et si on doit mettre cartes sur table et observer « l’antisémitisme musulman » (oh notre petit bouc émissaire préféré! Comme il est utile pour cacher nos méchantes bêtises et endosser toutes nos crasses…), on constatera que si antisémistisme il y a chez les musulmans, il existe chez les musulmans français et non dans les pays musulmans du Maghreb par exemple, où vit pourtant une grande communauté juive. Comment l’expliquer? Sinon que l’antisémitisme chez les musulmans français n’est autre que l’antisémitisme français tout court, intrinsèque à la société. D’ailleurs, si mes souvenirs sont bons, la shoah s’est déroulée en Europe, pas au Maghreb, si? Et ceux qui dénonçaient les gamins juifs à la gestapo étaient blancs et bien français, et non maghrébins, si? Et l’affaire Dreyfus, c’était bien avant 1935…

L’antisémitisme français est exactement à l’image de l’islamophobie française: structurel. Si les gens brûlent des mosquées et attaquent des femmes voilées après chaque attentat, ce n’est pas à cause des attentats. C’est parce que l’islamophobie existait déjà et qu’elle était bien ancrée dans la société. Les attentats ne sont qu’une occasion de plus de casser du barbus et de la voilée (jadis c’était les bougnoules, qui a dit que les Français ne savaient pas changer?) C’est précisément ce qu’a héroïquement reconnu le Canada après l’attaque terroriste de la mosquée de Québec. Si cette attaque a eu lieu, ce n’est pas parce qu’il y a eu des attentats perpétrés par des personnes affiliée à Daesh. C’est parce qu’on a laissé l’islamophobie s’installer dans la société et prendre racine depuis déjà des décennies et qu’on n’a pas su combattre et condamner les amalgames.

Parce que concrètement, si on devait attaquer les gens à chaque fois que leurs « semblables », ou assimilés comme tels, commettent des atrocités, tout le monde attaquerait tout le monde. Les musulmans attaqueraient les catholiques en France, à cause de ce qu’il se passe en Centrafrique. Par la même occasion, les musulmans attaqueraient aussi les bouddhistes, pour le génocide qu »‘ils » commettent en Birmanie. Bref, ça n’en finirait plus. Mais puisqu’il n’existe pas de racisme structurel anti-catholiques ou anti-boudhistes en France, il ne vient à personne l’idée de s’en prendre à eux.

Et en Palestine alors? Comment pourrait-on expliquer que les Palestiniens, qui auraient pourtant largement matière à détester « les Juifs », ne versent absolument pas dans l’antisémitisme primaire? Comment l’expliquer autrement sinon que ça n’est tout simplement pas « dans leur culture »? Par ailleurs, ils ont compris depuis belle lurette que cette haine ne leur rapporterait rien. Et pour cause, ils voient chaque jour à quel point elle détruit le coeur de leurs ennemis… La coexistence des trois religions monothéistes en Palestine, bien qu’elle n’ait bien entendu pas toujours été rose, permet assurément aux Palestiniens – toutes religions confondues – de ne pas s’attarder sur l’appartenance religieuse de leurs oppresseurs pour s’attaquer directement à leurs idées et leurs comportements.

Il apparait clairement qu’antisémitisme et antisionisme sont deux choses totalement différentes. L’un est une forme de racisme structurel qui puise ses racines dans l’Histoire du pays dans lequel elle s’exprime, et l’autre est une critique d’une idéologie raciste et d’un régime d’apartheid. En fait, on peut même en conclure qu’antisémitisme et antisionisme sont diamétralement opposés. Et si certains font l’amalgame entre Juifs et sionistes et en développent une forme de haine, alors c’est à l’Etat de faire son boulot de prévention et à la société civile de faire son travail d’éducation. Exactement comme avec l’islamophobie. Mais c’est sûr que pour l’instant, avec des idioties du type « on ne doit pas importer le conflit en France », on ne risque pas d’y arriver. En maintenant l’ignorance des Français, en particulier des jeunes, sur la question du sionisme et de ce qu’il se passe réellement en Palestine, on nourrit en réalité le monstre de l’antisémitisme structurel. Et on empêche toute critique constructive du sionisme, et donc toute avancée vers la justice et la liberté d’un peuple qui souffre depuis 69 ans.

Heureusement, il y a beaucoup de gens, activistes ou pas, qui sont très au fait de la question et qui ne font aucun amalgame. De mon côté, je me suis battue et je me bats encore, corps et âme, contre l’islamophobie, ce n’est pas pour encourager ou nier une autre forme de racisme. Si un-e Juif-ve était menacé-e à cause de sa religion, si on interdisait le port de la kippa, ou si on fermait des synagogues, je serais au premier rang pour manifester et soutenir la communauté juive contre ces actes et décisions iniques. Lorsque des personnes sont agressées parce que juives, j’ai mal au coeur, parce que je sais ce que ça fait d’être attaqué à cause de sa religion. Lorsque des gens font l’amalgame entre juifs et sionistes, ça me fait tout aussi mal, parce que je sais ce que c’est d’être mis au même niveau que des terroristes…
Par contre, quand des gens (Juifs y compris d’ailleurs, ne l’oublions pas) dénoncent et combattent ouvertement le sionisme, alors là, j’applaudis des deux mains et je viens grossir les rangs. Comment ne pourrais-je pas le faire, après les horreurs que j’ai vues en Palestine? Après ce qu’il s’est passé en Afrique du Sud, et le long chemin qu’il a fallu parcourir pour mettre fin au régime d’apartheid? Quand aujourd’hui la classe bien pensante de nos belles nations innocentes dégouline d’admiration pour Nelson Mandela, elle oublie qu’elle était bien silencieuse naguère quand son idole croupissait en prison. Il y est pourtant resté 27 ans, ça laissait le temps de réagir… Et très bizarrement, la même classe bien pensante zappe systématiquement sa formule, pourtant mythique: « Notre liberté est incomplète sans la liberté du peuple palestinien ».
Ce qu’exprime Mandela à travers cette phrase, c’est que l’oppression de la Palestine sous le joug du sionisme n’est pas un problème uniquement palestinien, ou moyen-oriental. En réalité, c’est un problème qui nous concerne tous! Car si nous soutenons un tel régime aujourd’hui sans se battre pour la justice et la liberté, alors c’est que demain, quand le fachisme frappera à notre porte, nous la lui ouvriront bien grande. Et c’est précisément ce qui est en train de nous arriver en Europe, non?

Dans la même veine, Franz Fanon disait: « C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour: quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Eh oui! Si l’Europe a pu commettre la shoah ou en être complice, sans pour autant adopter une véritable position de lutte contre l’antisémitisme structurel qui l’a mené à cela à l’issue de cet épisode atroce de son Histoire, c’est bien le signe qu’elle n’est pas guérie de cette gangrène. Pire encore, la gangrène a fait ce qu’elle fait toujours, elle s’est propagée. Sur d’autres minorités.
Il se trouve que Myriam et moi avons fait un autre constat sémantique. Les Palestiniens n’utilisent pratiquement jamais le mot « paix ». Etrange me direz-vous, alors que chez nous les têtes blanches et bien pensantes n’ont que ce mot là à la bouche. C’est qu’il est facile de prôner la paix, quand on n’a jamais fait l’expérience de l’injustice. En vérité, savez-vous quel mot revient en permanence dans toutes les bouches palestiniennes, même celles des enfants? C’est le mot « Justice ».

La paix est impossible sans justice. Et « notre liberté est incomplète sans la liberté du peuple palestinien ». L’injustice la plus profonde n’est pas celle qui vous touche lorsque vous n’obtenez pas ce que vous voulez. L’injustice la plus profonde est celle qui vous prive de votre droit d’exister.

Tant qu’une élite mal intentionnée continuera, pour des raisons évidentes d’intérêts politiques ou par pure mauvaise foi, à appliquer ce chantage odieux à l’antisémitisme, nous échouerons lamentablement sur deux choses: La lutte contre l’antisémitisme (le vrai) et le combat pour la liberté des peuples…

  • « Ô enfants d’Israël ! Souvenez-vous des bienfaits dont Je vous ai comblés ! Rappelez-vous que Je vous ai préférés à tous les peuples de la Terre ! » (Sourate Al Baqara, La Vache, verset 47) Les enfants d’Israël évoqués dans le Coran sont le peuple de Moïse, prophète (aussi) en Islam, le plus mentionné dans le Saint Coran.
  • « Certes, ceux qui ont cru, ceux qui ont adopté le judaïsme, les chrétiens, les sabéens, quiconque parmi eux a cru en Dieu, au Jugement dernier et a pratiqué le bien trouvera sa récompense auprès de son Seigneur et ne ressentira ni crainte ni chagrin » (Sourate Al Baqara, La Vache, verset 62) Ceux qui sont très prompts à parler d’islam à tout va en la présentant comme la religion de l’intolérance et de l’antisémitisme (tiens tiens, encore?) feraient bien de prendre la peine de lire au moins la deuxième sourate du Coran, ils nous épargneraient peut-être leurs logorrhées verbales intempestives.
  • Toujours en s’adressant aux enfants d’Israël, sourate Al Baqara, versets 84 et 85: « 84. Rappelez-vous aussi que vous Nous aviez donné votre engagement de ne pas verser le sang et de ne pas vous expulser les uns les autres de vos demeures. Et vous y avez souscrit avec votre propre témoignage. 85.Or, voilà que vous vous entretuez, que vous chassez de leurs foyers certains de vos frères, en vous liguant injustement contre eux, pour les accabler d’abus et d’oppression. Croyez-vous donc en une partie du Livre et rejetez-vous le reste? Ceux d’entre vous qui agissent de la sorte ne méritent que l’ignominie dans cette vie, et au Jour de la Résurrection ils seront refoulés au plus dur châtiment, et Dieu n’est pas inattentif à ce que vous faites. »
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