À mon ami

Article paru sur le site du collectif juif décolonial Tsedek le 11 octobre 2024

Pour inaugurer notre série d’articles, nous publions ce texte d’un militant de notre collectif qui explore le fossé que la situation en Palestine a creusé entre nous, Juif·ves antisionistes et nos familles, nos ami·es, nos communautés – un fossé que le 7 octobre a rendu presque infranchissable.

Samedi 4 mai 2024, 20h13, 12 notifications. Discord, Instagram, Messenger, Telegram, points de fidélité Décathlon et je termine par WhatsApp qui m’indique un nouveau message de toi, Gabriel, mon ami de Tel-Aviv. On se connaît depuis qu’on a 10 ans, tu as fait ton Alya à 24 ans et un virage à droite pendant que je faisais le mien à gauche. Tu trouves que briser une vitrine de banque est scandaleux tandis que ce sont davantage les lois antisociales et la répression qui me révoltent et finalement on s’entend sur le fait que quand même, Star Wars c’est plus ce que c’était.

Le 7 octobre je me suis immédiatement inquiété pour toi et ta famille. Tu m’as répondu que tu étais choqué, bouleversé, que c’était une horreur mais qu’on allait se défendre, qu’il fallait répondre et tu espérais que cela ferait remonter un peu le sionisme au fond de moi. En bon ami je t’ai répondu que pour l’instant, les seules choses qui m’importaient étaient ta vie et celles de ton foyer. Depuis novembre 2023, on n’a échangé aucun message. Jusqu’au samedi 4 mai 2024, 20h13. L’écran de mon iPhone affiche l’aperçu :

J’ai mis du temps à t’écrire, je ne voulais pas faire semblant, je ne voulais pas faire comme si de rien n’était. Là encore je ne sais pas comment le dire alors je me lance : j’ai vu sur les réseaux que tu t’étais rapproché de Tsedek! et je ne comprends pas. 

Les algorithmes du web 2.0 t’ont dévoilé mon engagement et quelque part j’espérais ce moment autant que je le redoutais. On a passé notre scolarité ensemble à l’école juive sioniste et vu l’atmosphère sur BFMTV, j’imaginais bien que mon coming out de Juif antisioniste ne serait pas sans conséquence. J’hésite à appuyer pour voir le reste de ton message. Va-t-il mettre fin à notre amitié qui dure depuis 25 ans ? Après tout, Raphaël Enthoven l’a dit dans une de ses interventions que tu as partagée en story : j’ai perdu des amis à cause de ça. Dans un élan narcissique je m’étais demandé si tu ne m’avais pas indirectement adressé cet extrait. La réponse sera peut-être au bout de mon pouce.

Je sais que tu es antinationaliste et anarchiste, on en a beaucoup discuté et je respecte ça même si on est pas d’accord. Mais là, te voir soutenir les discours mensongers fabriqués par un mouvement totalitaire, raciste, obscurantiste et fanatique est pour moi rageant, désolant et inacceptable. Vous êtes les idiots utiles des antisémites et ça me fait de la peine.

Tu connais assez bien le sujet, tu es suffisamment intelligent pour ne pas adhérer à la propagande des islamistes. Si tu estimes que c’est un compromis acceptable, tu te mens à toi même et tu trahis la vision du monde que tu prétends défendre. 

Lorsque tu te ranges aux côtés d’ordures comme Mathilde Panot, Rima Hassan et toute la clique pourrie de LFI, ou comme Judith Butler qui parle de résistance du Hamas, tu adoptes une posture très dangereuse et tu justifies indirectement le massacre de Juifs. Je ne peux pas croire que tu ne te rendes pas compte que ces gens n’en ont rien à foutre des Juifs. Je ne peux pas croire que cela soit acceptable pour toi, pas dans la mesure où mes amis, ma famille, mes enfants ou moi-même aurions pu faire partie des victimes.

Tu peux très bien penser que le projet sioniste n’est pas notre meilleure protection, on pourrait en discuter des heures comme on discute d’autre chose. Mais s’allier à ces raclures est clairement une ligne rouge qu’il ne faut pas que tu franchisses.

En vrai, j’ai beaucoup de mal à comprendre si tu es acquis à cette cause en connaissant les conséquences potentiellement mortelles pour nous, ou bien si tu ne te rends pas bien compte des enjeux existentiels, qui t’engagent toi aussi.

Tu sais bien que je ne suis pas parti en Israël par idéologie politique. Tout le monde veut la paix, mais tu peux tout à fait te battre pour la paix sans appeler à la destruction de notre pays. Et oui, Israël est ton pays, que tu le veuilles ou non. On est là depuis des millénaires et c’est pas près de bouger.

Sans espérer te faire changer d’avis, j’espère au moins que ça participera à ton éveil pour que l’on puisse à nouveau se parler sereinement.

Ma première envie est de te répondre par un emoji agacé mais cela ne résoudrait rien. Tu resterais persuadé que tu as visé juste et je n’aurais fait qu’assouvir une pulsion bête qui aurait acté une impossibilité de communication. Je me retiens, toute la journée je cogite puis je bascule sur l’application Notes, j’en crée une nouvelle et j’écris dans le titre : Réponse à Gabriel.

Je suis content de te lire. Merci pour ton honnêteté qui a le mérite de crever l’abcès qui s’est formé. Je mentirais si je disais que ton silence de six mois ne m’avait pas peiné mais maintenant je le comprends. Je reste cependant surpris de constater qu’il a suffi que je me positionne contre un État-nation pour que je franchisse ta ligne rouge alors que pendant des années je t’ai vu franchir les miennes les unes après les autres : tu as parlé de Grand Remplacement, tu as voté Zemmour depuis Tel-Aviv, tu penses que la gauche est devenue islamogauchiste, tu fustiges les wokes qui pourrissent les séries Netflix avec leur propagande LGBT, tu t’inquiètes du lobby trans qui invite des drag queens dans des écoles maternelles, tu parles de décadence de l’Occident et tu disais qu’il fallait envoyer l’armée pour calmer les sauvages des quartiers après l’assassinat de Nahel par un policier.

Et pourtant, je me disais : Gabriel est mon ami d’enfance, il suffit de ne plus parler politique et nous continuerons à prendre des bières et secouer la tête en club de techno. J’oubliais que la politique étant une histoire d’affects, il était évident qu’un antagonisme politique pouvait conduire à une rupture affective.

On a tenu tant bien que mal jusque-là et Israël sera donc pour toi le point de rupture, celui qui convoquera tant d’affects qu’on ne pourra plus faire autrement. Mais en lisant attentivement ton message, une chose me saute aux yeux : paralysé par mes likes sur Instagram,  ton incapacité à me parler pendant tout ce temps t’a plongé dans l’ignorance de ce que je suis.

C’est pourquoi je t’offre cette longue réponse dans laquelle je vais m’efforcer de clarifier. Je ne veux pas entrer dans un débat mais te montrer que les postulats que tu m’attribues sont faux. Libre à toi ensuite de me dire que c’est inacceptable, que je me fourvoie, que je me trompe, que je suis naïf ou que je trahis père et mère patrie mais si tu le fais, je veux que cela soit sur la base de ce que je t’écris et rien d’autre. Je te demande simplement d’être attentif à mes mots. Jusqu’au bout. Non pas pour que tu adhères à ce que je pense mais pour que tu le saisisses, pour que tu ne te méprennes pas, pour que tu ne t’enfermes pas dans des conceptions mensongères de là où je suis, pour que si jamais la fin de notre amitié se prononce, cela soit au nom de la vérité.

Ce n’est pas politique

Je sais que tu n’es pas parti à Tel-Aviv pour opprimer les Palestiniens mais pour reprendre tes études et ouvrir une nouvelle page de ta vie. Tu n’y es pas allé par idéologie mais par idéal. À 24 ans, c’est tout à fait normal. Et puis, les discours sionistes de la primaire à la Terminale, ça te forge : célébrer Yom Haatsmaout à l’école habillés de bleu et blanc comme notre drapeau, chanter l’Hatikva à la fin de chaque Bar-Mitzvah, apprendre les chants des pionniers en cours d’Hébreu moderne, faire un voyage scolaire dans les universités de Tel-Aviv en Terminale après avoir visité Auschwitz en Première, parce qu’on nous a dit que là était à présent notre avenir, parce qu’il est plus facile pour nous, Juifs français, d’émigrer en Israël plutôt qu’au Canada grâce au droit au retour, parce qu’on peut y bénéficier d’une aide financière par l’Agence Juive, parce qu’on obtient rapidement la nationalité sans autre condition que celle d’être juif, parce que c’est notre pays. Tout ceci nous a affectés, a fait d’Israël un horizon possible, désirable, inévitable.

11 ans plus tard, je te propose qu’on fasse ensemble l’effort de regarder comment cet idéal est né, de quoi il est fait, ce qui l’a modelé. Tu te doutes bien qu’il est compliqué de dissocier ton Alya des mécanismes politiques et idéologiques qui la promeuvent depuis des décennies et dont on est abreuvé depuis petit. Ne pas avoir de conscience politique ne nous rend pas moins sujet politique.

Mais alors quelle est cette ligne idéologique et politique qui sous-tend ce mouvement ? Tu me diras qu’il s’agit d’avoir un refuge au milieu d’un monde qui nous est hostile, un monde antisémite. C’est pourquoi tu as évidemment choisi Israël plutôt que le Canada : c’est plus qu’un choix logistique, c’est un choix existentiel. Ilan Halimi nous a bouleversés, Hyper Cacher a confirmé ta décision et la Shoah en a fait une règle de base : nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. En allant en Israël tu t’es dit que tu allais enfin être dans un pays où tu ne serais pas menacé en tant que Juif.

Le sionisme est la réponse évidente à l’antisémitisme et puisque le sionisme tire son nom de Sion, synonyme de Jérusalem, c’est qu’il doit être aussi vieux que le judaïsme. Faire l’Alya, c’est renouer avec notre identité, avec nos racines, avec notre mythologie.

C’est ce qu’on aime dire, c’est ce qu’on nous a dit, c’est aussi ce que j’ai cru. Pourtant Monsieur Bensaïd en cours d’Histoire juive nous parlait de la naissance de ce mouvement au XIXe siècle. Souviens-toi, les diapositives en salle 301 montrant les discours d’Herzl. Souviens-toi, son portrait à l’entrée de l’école. Souviens-toi, Madame Peretz nous disait, avec son accent israélien, que non, notre pays n’est pas né à cause de la Shoah mais était dans les tuyaux cinquante ans avant. C’était une façon de le légitimer : on y avait pensé bien avant les nazis puisque les sionistes l’ont travaillé dès l890. Il nous était important de comprendre que la Shoah n’était pas le déclencheur du sionisme mais un accélérateur et plus encore : une confirmation de la pertinence, de la nécessité de ce mouvement. Mouvement néanmoins daté et situé dans l’histoire. Car s’il date en effet d’avant les nazis, il date aussi de bien après Moïse. Ce n’est pas parce qu’une doctrine politique tire sa justification de vieux écrits antiques que sa naissance en est contemporaine. Le sionisme n’est pas un retour aux racines. Entre l’écriture de la Torah et la naissance du sionisme il y a eu des millénaires d’histoire, de traditions, de cultures juives multiples, dépendant des contrées et des époques. Faire du sionisme l’Alpha et l’Omega du judaïsme revient à réduire cet ensemble de traditions, à l’appauvrir.

Le sionisme n’était en réalité qu’une réponse, parmi d’autres, à l’antisémitisme européen. J’écris parmi d’autres car nos cours ont soigneusement éludé les courants marxistes et révolutionnaires, pourtant massivement investis par les Juifs qui croyaient que leur émancipation passerait par la révolution sociale. Ce n’est pas le lieu ici de faire un cours d’Histoire et d’autres le feraient bien mieux que moi. C’est pourquoi je te conseille, si cela t’intéresse, la lecture du livre Antisionisme, une histoire juive par Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman qui ont compilé des textes de courants Juifs qui s’opposaient au sionisme. L’introduction en répertorie trois autres en plus des marxistes : les patriotes assimilationnistes, les religieux et les libéraux.

Lier les Juifs à un État-nation est non seulement récent dans l’histoire du monde et dans l’histoire juive, mais aussi fortement contesté dès ses débuts. Non, je n’oublie pas Moïse et Canaan, le Royaume de Judée et de Samarie, David, Salomon et les Jérémiades. Quand j’écris État-nation, je n’écris pas terre. Il est tout à fait possible d’aimer cette terre, d’y sentir un lien historique, spirituel, religieux, d’y habiter, d’y vivre, tout ce que tu veux, sans avoir besoin d’y constituer un État-nation colonial, concept occidental, en terre arabe. Car c’est bien de cette façon que le sionisme a été pensé et s’est matérialisé.

Je me dois de préciser ici que lorsque j’écris sionisme, il faut que tu lises sionisme politique, celui qui a été conçu par Théodore Herzl, qui s’est réalisé comme on sait et dont l’État d’Israël poursuit aujourd’hui le travail avec ses variables contemporaines. Je ne parle pas du sionisme culturel qui n’avait pas pour ambition de créer un état moderne mais simplement de renouer avec une certaine forme de spiritualité juive et qui aujourd’hui se retrouve dans l’antisionisme. Cette précision vaut pour l’ensemble de mes phrases, celles que tu as déjà lues et celles que tu liras.

Le problème, à mes yeux et aux yeux de l’écrasante majorité de celles et ceux qui peuplent mon camp avec qui je franchis ta ligne rouge, n’est pas qu’il y ait des Juifs, nouveaux ou ancestraux, sur cette terre. Le problème n’est pas qu’on prenne des bières les pieds dans le sable. Le problème n’est pas qu’on mange des falafels à trois heures du matin en rentrant de la plage. Le problème n’est pas qu’on puisse visiter le mur des Lamentations. Le problème n’est pas que tu te sois marié sur cette terre, qu’on y a dansé, que vous y avez fait un fils à qui vous transmettez à votre manière les traditions juives. Le problème n’est pas que tu fondes une famille juive sur une terre à laquelle tu es attaché pour des raisons qui t’appartiennent.

Le problème est de croire que tu peux le faire uniquement par le biais d’un État-nation juif. Penser que nous avons besoin de cette forme étatique centrée sur un motif identitaire pour habiter le monde soulève un manque d’imagination et de ce manque d’imagination découlent des conséquences réelles : vouloir imposer une majorité juive au détriment des populations déjà présentes sur place. Au détriment implique déplacements et expulsions. Au détriment signifie, dans les faits, le nettoyage de centaines de villages autochtones. Nettoyage signifie, dans les faits, dépossession, massacres et effacement systématique de leur histoire, puis la machine de propagande révisionniste qui s’est mise en place pour le justifier. Je sais, tu vas me dire Mais enfin, les Arabes nous ont attaqués, ils ne voulaient pas de Juifs, nous n’avons fait que nous défendre ! Je connais ce récit, j’y ai adhéré et plutôt que de rentrer dans un débat interminable je te propose de découvrir un contre-récit, un récit complémentaire si tu préfères, en lisant Le nettoyage ethnique de la Palestine d’Ilan Pappé.

En attendant que tu en commences la lecture je vais te poser une question. Ce n’est pas pour avoir ta réponse mais plutôt pour que tu poses l’équation calmement dans ta tête, sans regard extérieur, sans caméra, sans injonction, afin que tu t’offres le luxe intime de l’honnêteté intellectuelle : ne trouves-tu pas cela étrange que toi, qui vivais à Porte de Vincennes, élevé en France, aies eu le droit d’avoir la nationalité israélienne en quelques mois juste parce que tu es juif, tandis que les descendants des expulsés qui vivent aujourd’hui derrière un mur ou parmi les ruines, de l’autre côté d’une frontière décidée le siècle dernier, n’ont aucun droit ? Ne vois-tu pas cette manœuvre essentialisante, réductrice et falsificatrice qui consiste à créer un lien avec un pays que l’on n’habite pas au détriment de celles et ceux qui y habitaient réellement ? Considères-tu, au fond de toi, cette situation comme juste ?

Tu me l’as déjà dit : la vie est injuste, on n’est pas chez les bisounours. Violences, expulsions, c’est ainsi que l’histoire du monde s’est écrit, s’écrit et continuera probablement de s’écrire. C’est comme ça.

Certes. Mais non seulement cela ne rend pas plus noble ce qu’il s’est passé, c’est aussi oublier que les victimes de ces violences sont encore vivantes aujourd’hui, sous le joug de l’entité étatique qui les a expulsées. À défaut de pouvoir revenir exactement là où elles habitaient, elles demandent à avoir les mêmes droits que ceux et celles venues après elles. C’est la base même de leur résistance, résistance qui a pris plusieurs formes, de la guérilla au terrorisme en passant par des mouvements plus pacifiques, eux aussi constamment réprimés.

Dans un univers parallèle, les Palestiniens ont été décimés et les quelques survivants ont été intégrés à l’État d’Israël de la mer au Jourdain et se battent contre les discriminations et la pauvreté ou bien vivent dans des réserves, à la manière des Amérindiens. Dans un autre univers parallèle, les pays Arabes ont écrasé les Juifs présents sur cette terre. Ces Juifs se retrouvent opprimés dans une enclave, leur accès à l’eau, à la nourriture et au travail contrôlé par un état palestinien et les manifestations de gauche brandissent un drapeau avec une Magen David. Dans un troisième univers parallèle, les Palestiniens sont partis constituer un autre État-nation au détriment d’une autre population, comme les Juifs sionistes l’ont fait. Mais dans la réalité, ils sont là, ne veulent pas partir, ne peuvent pas partir, continuent à résister et c’est à partir de cette réalité qu’il faut penser.

On est là depuis des millénaires

Il est essentiel que tu comprennes que je me moque de qui descend du peuple le plus millénaire et de qui vient d’un peuple inventé il y a dix jours. Je ne justifie aucune présence, où que ce soit, au nom d’un enracinement identitaire. Ce qui m’importe, c’est comment les gens vivent où ils vivent, ici, maintenant ; leur place dans la société qu’ils habitent et dans les rapports de domination à l’œuvre au sein d’un système capitaliste, racial, colonial, patriarcal. Ce qui m’importe, c’est que des gens réellementhabitaient là et se sont fait expulser ou assassiner au nom d’une idéologie suprémaciste, fondamentalement empreint d’un nationalisme et colonialisme européen et qui s’appuie aujourd’hui sur des justifications mythologico-religieuses.

Tu m’as bien lu : suprémaciste. Si les faits historiques ne te suffisent pas, si tu préfères les idées, lis avec moi ce qu’a dit Max Nordeau lors du deuxième congrès sioniste en 1898 : nous devons aspirer à créer de nouveau un « judaïsme du muscle », nous devons devenir de nouveau des hommes aux torses saillants, avec des corps d’athlète et au regard hardi et nous devons élever une jeunesse agile, souple et musclée qui doit se développer à l’image de nos ancêtres, les Hasmonéens, les Maccabées et Bar Kokhba. Elle doit parfaitement être à la hauteur des combats héroïques de toutes les nations.

Convocation d’un passé fantasmé, glorification d’un corps militaire pour la jeunesse, vocabulaire nationaliste et viriliste, tu as remarqué que ce discours coche toutes les cases de la suprématie blanche et n’a rien à envier à ses copains de l’époque. Et si la pensée identitaire et suprémaciste a, comme on sait, des conséquences dévastatrices sur les populations, elle est aussi fondée sur du faux, sur de l’imaginaire.

Tu me dis qu’on est là depuis des millénaires mais je ne sais pas qui est ce on. Ma famille n’y était pas, ni mes ancêtres connus. Alors peut-être que je descends d’un peuple qui y vivait il y a 3000 ans mais même là, ça coince : mon père étant converti, tout porte à croire qu’il n’avait pas d’ancêtre parmi les Maccabées. Tant pis pour la gloire de ma lignée.

Tu pourrais me dire que j’ai hérité de traditions mais à tout prendre, mon héritage juif vient plutôt de Tunisie et je crois même que je suis plus attaché au village familial de Corse d’où vient ma grand-mère qu’à Israël, comme je suis plus attaché à The Who qu’à Sarit Haddad.

Imaginer que le peuple juif est monolithique, unifié et homogène est, historiquement, géographiquement et sociologiquement : faux. Ce lien peut être plaisant à imaginer, on a l’impression de s’inscrire dans une histoire mythologique et comme toi j’aime bien Le Seigneur des Anneaux mais nous ne sommes ni des Elfes ni des Orcs.

Tu me dis qu’Israël est mon pays, que je le veuille ou non. Mettons ça au clair ensemble. Mon pays est la France. Et si la France est mon pays, ce n’est pas pour ses valeurs, ce n’est ni par patriotisme ni par nationalisme mais parce que j’y vis, parce que j’y travaille, parce que ses institutions ont prise sur moi, parce que sa police peut m’arrêter, sa justice me juger, son système social me soigner et parce que j’ai une carte d’identité française perdue dans un tiroir. C’est un fait administratif et social. Dire qu’Israël est mon pays, c’est de la pensée magique. Je n’y vis pas, je n’y travaille pas, j’y ai seulement des amis et un peu de famille, de beaux souvenirs de vacances et, oui, une certaine attache sentimentale. Il est vrai que pendant des années l’Hatikvah me mettait les poils. Tu conviendras qu’il serait étrange de fonder une politique autour d’une réaction capillaire. Une attache sentimentale ne fait pas d’un pays le mien, si ce n’est de façon purement individuelle, comme quand une personne dit qu’elle se sent chez elle, se sentir chez soi étant synonyme de se sentirbien, comme quand je me sens chez moi quand je déambule ivre Boulevard de Charonne ou quand j’arrive dans le village de ma grand-mère en Corse. C’est un sentiment qui appartient à chacun. Il serait ridicule que ce sentiment soit décrété par d’autres personnes que moi, et encore plus ridicule d’en faire un État.

Continuons à cheminer dans notre réflexion comme nous cheminions dans les couloirs du 5e étage. Regardons, ensemble, les conséquences de cette pensée qui ferait d’Israël mon pays parce que je suis juif alors que j’habite à des milliers de kilomètres. N’y entends-tu pas un écho ? L’écho d’une pensée antisémite qui considère le Juif comme étranger dans son propre pays ? Le Juif pas vraiment français, le Juif déloyal ? N’y vois-tu pas tout ce qui a irrigué les pensées antidreyfusardes ? N’observes-tu pas un compagnonnage objectif entre le sionisme et l’antisémitisme ? Si l’extrême droite française affiche son soutien à Israël ce n’est pas parce qu’elle s’est départie de son antisémitisme. C’est parce qu’ils ont exactement le même logiciel politique. La France aux Français, Israël aux Juifs et la boucle est bouclée.

Il y aurait l’option religieuse mais tu n’es également pas sans savoir qu’il y a une certaine saisie antisioniste religieuse comme le font les Naturei Karta. Quand bien même il y aurait cette croyance messianique embrassée par l’extrême droite israélienne, pour ma part je ne crois pas en Dieu et ne prends pas le récit de la Torah et de l’Exode de façon littérale. Chou blanc, donc.

Tu as peut-être, finalement, une approche idéaliste des choses. Idéaliste au sens où les idées vivent de façon autonome, découplées de la réalité, auquel cas Israël n’est pas un pays avec une administration, une armée, une police, une justice, des conflits sociaux mais une idée. C’est ça que tu défends. De nos discussions à l’interclasse au repas de shabbat en famille en passant par nos cours de Yahadout, chaque action d’Israël a toujours été défendue ou relativisée au nom de cette idée et on attrapait des bouts de réalité pour y coller : nous prévenons avant chaque bombardement ; un chef du Hamas se cachait parmi les civils pour nous forcer à commettre de grands dégâts collatéraux ; nous avons trouvé des munitions dans des hôpitaux et c’était suffisant pour que nous ayons bonne conscience, pour que nous soyons assurés de notre moralité supérieure et c’est ainsi nous nous accommodions des dizaines de centaines de morts. La contextualisation partielle et à sens unique, couplée à un nous fantasmé.

C’est la puissance de l’idée. Elle s’alimente de tout, fait feu de tout bois, elle déforme la réalité dans nos cerveaux. L’idée te permet de faire fi des rapports de force et des conditions matérielles. L’idée te permet de faire passer Israël pour le pays opprimé alors que ses tanks roulent sur des ruines. L’idée te permet de dire Nous pour tisser un lien essentialiste de Moïse à BHL en passant par les Maccabées, Karl Marx, Spinoza, Patrick Bruel, ta famille, ma famille, nos amis, toi et moi. Et quand c’est trop gros, quand les faits sont trop accablants, quand ton unicité imaginée ne tient pas la route face à la multiplicité réelle, tu montes encore plus haut, la réalité étant insoutenable, la réalité mettant en déroute l’idée, le déni s’intensifie, c’est le Bien contre le Mal et nous revoilà dans le Seigneur des Anneaux, version beaucoup trop longue.

Mais quelle serait cette idée, au juste ? Celle d’un pays qui assure ma sécurité en tant que Juif ? Puisque je n’y vis pas, force est de constater qu’il ne me protège pas et fait même l’inverse en criant partout que c’est mon pays, que je dois en être solidaire, me joignant à ses crimes aux yeux des autres. Je t’avoue que ça me fait un peu chier. Si je lutte contre les politiques françaises et les crimes du gouvernement français, ça n’est pas pour être assimilé à ceux d’un autre pays.

Israël comme l’idée d’un refuge ? Pourquoi pas, mais même en épousant inconditionnellement le point de vue Israélien, un pays constamment en guerre, récemment frappé de 1200 morts atroces – tu dis pogrom –, un pays sur lequel tombent régulièrement des rockets, un pays qui se dit constamment en danger existentiel et qui a besoin de bombarder en masse pour se rassurer, ce n’est pas ce que j’appelle un refuge, c’est même techniquement l’exact opposé, j’appellerai ça plutôt un piège.

Si tu as été attentif à mes mots Gabriel, tu comprends qu’on peut le prendre par n’importe quel bout, Israël n’est mon pays ni de façon matérielle, ni de façon idéaliste, ni de façon religieuse. Lui, il prétend ce qu’il veut, comme l’ex toxique et possessif de ma sœur, il dit qu’elle lui appartient en l’attrapant par la manche mais ça n’est rien d’autre qu’un petit pervers narcissique qui pense que tout tourne autour de lui en disant qu’il ne peut vivre sans elle.

Le sionisme n’est pas seulement une mauvaise protection : il est devenu, à mes yeux, l’ennemi des Juifs.

La destruction d’Israël

À te lire, Gabriel, j’appartiendrais à un camp qui appelle à la destruction d’Israël. Je m’étonne de retrouver dans tes phrases ce que je vois sur BFMTV, toi qui a souvent été prompt à dénoncer la bêtise des médias. C’est pour cela que je suis certain que tu peux faire encore un bout de chemin avec moi. Promis, c’est bientôt fini et après tu pourras soit décider de me répondre en tenant exactement compte de ce que j’ai dit, soit transformer mes propos en toute connaissance de cause, soit décider de rompre parce que cela te sera insupportable, soit t’en tenir à un let’s agree to disagree et viens on prend une bière, soit me rejoindre dans la lutte. Tu seras toujours le bienvenu.

Je ne sais pas où tu as entendu ces termes ailleurs que dans une bouche accusatrice mais si en effet tu l’as vu sur une pancarte isolée ou entendu dans une voix militante énervée, il te faut rester calme. Tu peux décider de fonder toute une pensée politique sur un slogan ou sur une expression que tu estimes malheureuse. Tu peux te dire que ceux qui crient Louis XVI on l’a décapité, Macron on peut recommencer sont des sanguinaires qui projettent de guillotiner le président. Tu peux te raconter que les gens qui scandent tout le monde déteste la police élaborent une théorie selon laquelle chaque individu déteste les forces de l’ordre. Partant de là, tu ne peux que te tromper. Tu sais, c’est comme ce que m’a dit une fois Monsieur Durand en me rendant un contrôle de maths pour lequel j’avais eu 3/20 : ton calcul est bon, c’est juste dommage que ton équation de départ ne soit pas la bonne.

Alors, quelle est la bonne équation de départ ici ? La pensée politique précède la phrase choc. Le slogan tente ensuite de la ramasser, de la simplifier en des formules percutantes, parfois drôles, caricaturales, parfois malheureuses, polémiques. Ça n’est que la surface de la politique, son émanation la plus spectaculaire or, comme on se le répétait dans la cour de récréation en CM2 à force de regarder la VHS de La Guerre des Étoiles : l’œil ne voit que la surface des choses, ne t’y fie pas. Surtout si la surface des choses est Twitter et CNews, aurait-il ajouté dans l’édition spéciale.

Et quelle est cette pensée politique ? Déjà, ne pas assimiler toute une population au nom du pays qu’ils habitent. Lorsque nous disons Israël, cela renvoie soit au territoire géographique, soit à ses institutions. Détruire le territoire géographique serait bien embêtant, d’une part parce qu’il y a des coins plutôt très jolis, d’autre part parce que cela entrerait en opposition à la cause palestinienne. Il nous reste les institutions. Il va donc falloir le répéter : personne de sérieux dans notre camp ne veut la destruction des Juifs en Israël. Les antisémites n’ont pas leur place dans nos luttes. Tous les discours sérieux dans les sphères de gauche et de soutien à la cause palestinienne parlent de libérer le pays des institutions coloniales qui créent de l’injustice, de l’oppression et de l’insécurité afin que toutes et tous vivent avec les mêmes droits. Il se trouve que ces institutions sont : israéliennes.

C’est contre la forme institutionnelle de ce pays que je me positionne, contre la forme État-nation coloniale centrée sur un motif identitaire, excluant de fait celles et ceux qui n’en font pas partie. En cela il n’échappe pas aux logiques qui touchent tous les États-nations et je ne vois pas pourquoi j’en ferai une exception sous prétexte qu’il se dit juif. Je suis Français et dans mes nuits anarchistes les plus torrides je rêve la fin de l’État-nation français. Ce n’est pas pour ça que je suis pour jeter les Français à la mer, ça n’aurait pas beaucoup de sens, ça serait un cauchemar logistique et puis ça polluerait les eaux. En revanche je suis pour que l’État français arrête ses politiques racistes en France et dans ses colonies, ses politiques répressives et coloniales contre les classes populaires racisées et globalement contre le mouvement social. Je suis pour le démantèlement de ses institutions politiques détenues par la bourgeoisie, pour la collectivisation des moyens de production, la fin de la propriété privée lucrative, l’abolition du système carcéral et des frontières, l’accès inconditionnel à la nourriture, au logement et aux besoins de première nécessité pour toute personne résidant sur le territoire, et les mêmes droits pour toutes et tous. Et si un journaliste de plateau me demandait : vous êtes donc pour la destruction de la France ? Tu serais à présent en mesure de voir en quoi la formule est imbécile.

Comprendre, c’est excuser

Cela me peine de voir que tu peux m’imaginer me ranger auprès de personnes qui justifieraient le massacre de Juifs. Mais tu n’y es pour rien. Le Vallsisme a fait des ravages et tu en es une des victimes. Je te comprends, je l’ai été aussi. Pour conjurer cette malédiction qui mène à confondre compréhension et légitimation, je te propose que moi, antisioniste, je tâche non pas de justifier le sionisme, mais de le comprendre.

Nous avons réétabli ensemble que le sionisme était une réponse historique et située à l’antisémitisme européen, cause de nombreux massacres de Juifs. S’il est malheureux que pour y répondre, les sionistes aient tapé sur des populations qui n’avaient pas demandé grand-chose – à ce sujet j’en profite pour rajouter à ta liste de lecture l’article d’Élie Duprey intitulé Judéité, sionisme, colonialisme : sur une cécité – cela se comprend par l’esprit colonial ambiant de la fin du XIXe qui prétendait apporter la civilisation à un monde sauvage. Le sionisme est un produit de son époque. Il n’est pas non plus étonnant que des victimes de violence en viennent à nourrir une peur, peur motivant à reproduire à leur tour des mécanismes de violence dont ils ont été victimes. Or la peur est le chemin qui mène au côté obscur, nous disait notre sage, toujours en CM2. Et je vois bien que la peur est ton affect politique dominant quand il s’agit d’appréhender cette question.

Alors viens, prolongeons cet exercice de compréhension pour vaincre la peur. Regardons la cause historique et structurelle de cet antisémitisme européen. Regardons les bourgeoisies occidentales pointer les Juifs comme boucs émissaires des crises économiques et sociales afin d’assurer davantage leur domination. Regardons la pensée juive marxiste, communiste, anarchiste et ensuite antisioniste qui a découlé de ce constat : il n’y aura pas d’émancipation des Juifs et d’autres peuples tant qu’il n’y aura pas de révolution sociale puisque les inégalités sociales sont la cause même de l’antisémitisme et de tous les racismes. Les inégalités sociales étant causées par le capitalisme et la racialisation des rapports sociaux, il n’y a pas d’antiracisme ni de lutte contre l’antisémitisme sans anticapitalisme. De cette lutte découlera l’émancipation de toutes et tous.

À cela se sont opposés les sionistes du XIXe et du XXe qui voulaient un autre projet émancipateur, celui de faire comme les autres États-Nations, avec le risque de devenir à leur tour racistes, suprémacistes, inégalitaires. À la fois victime d’antisémitisme et imbibé d’idéologie occidentale coloniale, la création de milices coloniales sionistes en terre arabe pour y établir un État-nation se comprend. Que cela débouche sur des massacres de villages se comprend. Que l’armée veuille effacer puis falsifier cette histoire se comprend. Tout événement historique se comprend, s’analyse selon des liens de causalité ainsi que par des conditions qui nourrissent des idéologies.

Ainsi, comprendre que ce qu’il s’est passé le 7 octobre est le produit d’une oppression vieille de plus de 75 ans n’est en aucun cas une justification, une excuse. Ces termes ne sont d’aucune utilité politique, ne nous aident en rien à la compréhension. À moins d’être juge, condamner un acte n’est qu’une parole, une posture sur un plateau de télévision. 

Comprendre, c’est voir comment ça fonctionne, comment c’est foutu. C’est quelque chose de physique, de matériel et le Vallsisme maintenant a disparu de ton corps.

La gauche antisémite

Je ne suis pas un Insoumis, mon tempérament anarchiste me pousse à la prudence face aux partis politiques – même si je peux en être solidaire en temps voulu –, mais Rima Hassan ou Mathilde Panot, que tu mentionnes affectueusement, ne disent pas autre chose à ce sujet. Il suffit que tu les entendes dans un environnement qui n’essaie pas de les piéger pour que tu te rendes compte de l’ampleur de la campagne de diffamation à leur égard. Tu verras les mensonges et les falsifications. Tu verras que ça n’est utilisé que pour décrédibiliser tout soutien à la cause palestinienne. Tu verras que ça participe à l’opération de diabolisation de la gauche et tu te souviendras que la bourgeoisie a toujours préféré le fascisme au socialisme. À toi de savoir où tu te places, mon ami.

N’y a-t-il pour autant aucun antisémite à gauche ? J’espère que tu m’accordes suffisamment de crédit pour ne pas imaginer que je puisse penser ce genre de bêtise. Le racisme et l’antisémitisme ayant imprégné toutes les structures de la société, étant structurel comme on dit chez nous et comme tu détestes l’entendre, absolument personne n’y est immunisé. Chaque individu, y compris à gauche, peut avoir des biais racistes, antisémites, sexistes, validistes, psychophobes, homophobes, transphobes, qu’il convient de comprendre et de déconstruire. Mais aucun parti, aucun mouvement, aucune pensée à gauche aujourd’hui ne se structure autour de motifs antisémites – contrairement à des mouvements et partis de droite et d’extrême droite qui se structurent autour de l’islamophobie et poussent des politiques effectives qui désignent le musulman, l’arabe, le migrant et globalement le racisé comme boucs-émissaires.

Alors, oui, certaines personnes sont peut-être antisionistes par antisémitisme comme d’autres sont sionistes par idéal ou par peur de l’antisémitisme. Leur point commun : l’absence d’analyse matérialiste, une absence qui amène ces personnes à avoir une vision idéaliste puis identitaire voire essentialiste des choses – tout cela étant intimement lié, souviens-toi.

Ce que j’observe, c’est que la politisation de ces problématiques-là via une analyse des causes structurelles et matérielles ainsi que la présence de plus en plus importante de groupes juifs antisionistes affaiblissent l’antisémitisme dans les mouvements antisionistes.

Cette façon de politiser emmerde nos adversaires qui, enfermés dans leur prisme idéaliste, plaquent leur façon de penser sur nous et sont obligés de tordre faits et paroles pour dépolitiser l’antisionisme et y coller systématiquement l’étiquette d’antisémitisme, décrédibilisant par là même cette lutte essentielle.

Mais toi, tu es mon ami. Tu n’es ni Enthoven, ni BHL, ni Onfray, ni Naulleau et je ne doute pas de ta bonne foi. Toi qui me dis que j’ai franchi la ligne rouge, qui t’inquiètes sincèrement pour moi, qui me dis que l’on peut largement se battre pour la liberté des peuples alors j’aimerais que tu m’éclaires : si la remise en cause de la propagande israélienne est antisémite, si les nouveaux historiens israéliens qui remettent en question le narratif sioniste sont antisémites, si reconnaître la Nakba est antisémite, si le boycott est antisémite, si jeter des cailloux contre des tanks est antisémite, si résister militairement est antisémite, il reste quoi ? Concrètement ?

Ne crains pas la réponse : il ne reste rien, et c’est fait pour. La vois-tu maintenant ? L’impasse dans laquelle le sionisme nous plonge ? Pile tu gagnes, face je perds. 

Et quand la critique vient de Juifs ? On préfère la disqualifier, après tout ce ne sont que des Juifs honteux, des self hating Jews ou encore des faux Juifs. Ces qualificatifs psychologisants et diffamants démontrent la triste limite de la pensée chez les Juifs sionistes qui les utilisent. La remise en question, qui est pourtant si chère à la tradition juive et que l’on n’a pas arrêté de vanter pendant nos 15 ans de scolarité en école juive, n’existe plus ici. Pour l’identitaire, le multiple est traître. Si un Juif se positionne politiquement contre Israël, tu absous la politique pour lui dénigrer sa judéité. Tu préfères le voir non comme un adversaire politique mais comme un traître à notre peuple. Tu préfères ne pas l’écouter, ne pas lui parler, tu préfères le disqualifier pour des motifs fallacieux afin de ne pas voir en face la pensée produite, parce que la pensée produite te bousculerait et voilà où tu en es : tu ne veux pas voir que ton confort provient de la dépossession et tu te ranges derrière un mur de fausses certitudes qui le légitiment. Tu préfères convoquer un vocabulaire identitaire monolithique plutôt que politique. Mais là encore ce n’est pas ta faute : l’amalgame sionisme et judaïsme, couplé au baiser de la mort de la bourgeoisie qui prétend nous défendre, a tué à la fois la pluralité des judéités et la pensée. 

S’allier à des ordures

Est-ce pour autant qu’il faut s’allier au Hamas ? me demanderais-tu, m’as-tu demandé, me répéteras-tu. Je vais te répondre une chose claire que mon cheminement à gauche m’a appris, notamment via Notre Joie de François Bégaudeau : l’ennemi de mon ennemi n’est pas forcément mon ami. Je n’adhère absolument pas à l’idéologie réactionnaire du Hamas et je ne les considère pas comme des amis de l’émancipation. En revanche ce qui est dit, et je pense que tu sauras à présent saisir la nuance, c’est que le Hamas est le résultat d’une situation politique et historique dont l’État  d’Israël est en grande partie responsable du fait de la répression envers les Palestiniens et son opération de nettoyage ethnique entrepris dès 47. Tous les mouvements de résistance, pacifiques comme militaires, communistes comme réactionnaires, ont été réprimés. Dire que le Hamas est la résultante d’un rapport de force asymétrique où la population palestinienne résiste à un occupant n’est pas adhérer à tout ce que fait le Hamas ni à son appareil idéologique. Il s’agit de saisir la réalité physique, matérielle d’un processus historique.

Oui, j’avoue que j’aurais préféré que l’avatar de la résistance palestinienne soit un drapeau noir sous lequel on chante siamo tutti antifascisti. Mais la réalité n’est pas celle-ci. Et puisque le Hamas est le résultat d’une oppression militaire et coloniale, prétendre le résoudre par d’autres oppressions militaires initiées par l’armée d’occupation confine à la bêtise. Si tu mets des gens en cage toute leur vie, il ne faut pas s’étonner s’ils se comportent comme des sauvages et qu’ils finissent par vouloir étrangler ceux qui les y ont mis, eux et ceux qui n’ont rien fait mais ont détourné les yeux en passant devant. Si ta réaction est de les frapper et de les réenfermer, quels types de sentiments vont se développer, à ton avis ?

Je sais ce que tu vas me répondre : ils sont antisémites, ils veulent du sang juif. Tu vas me parler de Farfour le Mickey du Hamas, tu vas me parler de la propagande antisémite dans les écoles palestiniennes, tu vas me dire que c’est maladif voire qu’ils sont possédés. Là encore, ton idéalisme prend des bouts de réalité sans voir l’ensemble qui la structure. Il ne t’aura pas échappé que l’armée qui opprime les Palestiniens, les encadre, les harcèle, contrôle leur accès à l’eau et à la nourriture est une armée qui se dit juive avec un drapeau qui reprend l’insigne Juif pour un gouvernement qui se dit État-nation du peuple juif. Toi-même, dans ton message amical, tu as tenu à rappeler qu’Israël est mon pays parce que je suis juif. 

Mon ami, comment ne peux-tu pas te rendre compte qu’une situation pareille, du point de vue palestinien qui n’a connu que ça, entretient la confusion entre Israéliens, Juifs et sionistes et qu’en cela elle devienne un terrain fertile pour le développement d’un certain antisémitisme ?

Là non plus je ne l’excuse pas ni ne renvoie la faute de l’antisémitisme aux Juifs. J’essaie de l’expliquer – non de le légitimer – par des conditions qui le favorisent. Pour le combattre il faut à la fois s’attaquer à l’appareil idéologique qui le diffuse et le légitime mais surtout aux conditions qui lui permettent de se développer. Ici, l’oppression des Palestiniens par un état colonial qui se dit Juif. Pour prolonger cette réflexion, un dernier conseil de lecture avec cet article et après promis, j’arrête : le 7 octobre, un massacre antisémite ? par Maxime Benatouil et Nadav Joffe.

Pour te prouver ma bonne foi, je fais un pas vers toi : ce rapport que tu as avec les Palestiniens, lui aussi je le comprends. Il n’existe pas parce que tu es juif et que tu t’inscris dans une guerre fratricide millénaire imaginaire. Il se comprend par la propagande israélienne qui s’est immiscée jusque dans notre école, il se comprend par les récits qui ont érigé Ben Gurion et Ariel Sharon comme des héros et les Palestiniens comme descendants d’Amalek voulant nous exterminer, il se comprend par notre exposition aux images sur TF1 de drapeaux palestiniens brandis dans la joie après un attentat à Tel-Aviv, il se comprend par les attaques meurtrières dont tu as été témoin, il se comprend par tes nuits à courir dans les abris à cause des rockets, il se comprend par les images insoutenables du 7 octobre, il se comprend par des discours officiels affichant les Palestiniens comme une horde informe, des animaux humains assoiffés de sang. Dans ces conditions et sans politisation, sans vision des rapports structurels et des causes historiques – puisque celles-ci sont institutionnellement falsifiées – le racisme et l’islamophobie ne peuvent que se développer. C’est physique, mécanique, et ton islamophobie est elle aussi le produit de tes conditions matérielles d’existence.

Croire les mensonges

Maintenant que tu as compris le système de pensée qui est le mien, il te faut fournir un dernier effort, peut-être le plus difficile, pour comprendre réellement d’où je parle. Cela ne se fera pas forcément à l’issue de ce texte mais je peux essayer de te donner quelques pistes – à toi de faire le reste si tu le désires.

Un jour, Gabriel, il va falloir que tu regardes en face le déni de l’histoire palestinienne dans lequel on a été plongé, et à quel point ça arrange de l’entretenir. Ce on, cette fois, c’est nous, c’est toi, moi, ta famille, la mienne, nos amis, nos enseignants, ceux qui disent nous représenter, ceux qu’on a connu, ceux qui nous ont dit que les Palestiniens ne veulent pas partager, ceux qui citent Golda Meir en disant que les Arabes détestent plus nos enfants qu’ils n’aiment les leurs, ceux qui nous ont dit qu’arrivant sur cette terre sans peuple pour un peuple sans terre nous avions tout construit, nous l’avions fait fleurir, nous l’avions civilisé, il n’y avait rien ou si peu, trois oliviers et deux cabanes, aucun village, aucune culture palestinienne, d’ailleurs le peuple palestinien n’existe pas, c’est une invention, tout comme ces 400 villages dont nous n’avions jamais entendu parler, tout comme la Nakba dont j’ai découvert le mot il y a 3 ans.

Sortir du déni n’est pas facile. Cette éducation sioniste et révisionniste nous berce depuis qu’on est petit, nous berce de ses chants, de son idéal socialiste, insulaire, salvateur, cet idéal nous a façonné, nous a affecté. Il faut désapprendre ce qu’on a appris disait Maître Yoda à Luke. Comprenons à la fois la nécessité et la difficulté de le faire. Mon cheminement a été très douloureux et non sans conséquence dans mes relations. Ton message et ce texte en sont la preuve.

Tu as pu penser que j’en étais venu à défendre la cause palestinienne par campisme, parce que j’étais de gauche et que donc je devais m’inscrire dans ce mouvement sans trop y réfléchir, je devais suivre la meute. Tu as pu penser que j’en étais venu à défendre la cause palestinienne par posture. Crois-moi, Gabriel, que j’aurais aimé que tu ne sois pas gêné par mes likes sur des articles de Tsedek! et qu’il ne t’ait pas fallu six mois pour oser me le dire. Crois-moi, Gabriel, que je me serais bien passé de ton amer message. Crois-moi, Gabriel, que j’aurais aimé recevoir des réponses de mes autres amis. Crois-moi, Gabriel, que j’aurais aimé que tu m’annonces la naissance de ton deuxième enfant. Si tout n’était qu’une histoire de posture, crois bien que je me serais bien gardé d’avoir celle qui m’a conduit à l’isolement.

Mais toi Gabriel, tu as maintenant l’avantage de ne pas être seul. J’ai fait ce chemin, je peux t’accompagner, je ne te lâcherai pas, je serai à ton écoute, si tu as des doutes, des états d’âmes, des crises d’angoisse devant l’étendue de la propagande dans laquelle on a été baigné. J’ai promis d’arrêter mes conseils lecture, donc à toi qui aimes le cinéma, je te recommande The Gatekeepers de Dror Moreh où d’anciens chefs du Shin Beth détaillent bien le processus colonial qui oppresse les Palestiniens. C’est bien fait, en plus ça a eu un Oscar. Tu pourras ensuite prolonger avec Tantura, ce documentaire israélien d’Alon Schwarz qui retrace l’histoire d’un village palestinien effacé par les milices sionistes puis les efforts de Tsahal et des pouvoirs politiques pour intimider les recherches historiques. Il faut que tu regardes ces témoignages des premiers combattants israéliens qui parfois décrivent des massacres qui n’avaient pas grand-chose à envier aux actes terroristes du Hamas si ce n’est l’utilisation de la GoPro. Si tu es choqué, sache que je l’ai été aussi. J’ai été en colère, bouleversé, meurtri. Si c’est trop pour toi, si tu penses que tu n’en es pas capable, que tu ne peux pas gérer ce bouleversement, si tu te sens démuni, sache que je suis passé par là et que j’en suis sorti. Au nom de notre amitié je serai là pour toi. Et en regardant Israelism d’Erin Axelman et Sam Eilersten, tu te rendras compte que nous sommes nombreux dans ce cas. Si tu le veux, si tu le souhaites, on pourra les regarder ensemble, un jour où tu viendras à Paris, en attendant que je revienne te voir à Tel-Aviv.

Des conséquences potentiellement mortelles

Car, vois-tu, si je ne viens pas pour le moment à Tel-Aviv ce n’est pas parce que je te déteste, ce n’est pas parce que je déteste ses habitants. Au contraire, ça me manque. C’est parce que je me sens mal à l’aise à l’idée de payer plusieurs centaines d’euros pour parcourir des milliers de kilomètres afin de faire la fête dans un pays où une partie de sa population est actuellement sauvagement massacrée. Ça n’est pas contre toi, Gabriel, c’est une question d’affects : ma joie de venir s’est éteinte. Sûrement se rallumera-t-elle un jour mais la condition de sa lumière est la justice pour toutes et tous. Au moins un début, un pas, une reconnaissance, un arrêt des massacres. Alors tu vas me dire que je privilégie la vie des Palestiniens que je ne connais pas à la tienne, que je connais. Tu vas me dire que je mets mes convictions politiques avant mes relations amicales. Tu m’as écrit que je ne me rendais pas compte des conséquences potentiellement mortelles pour toi et ta famille.

C’est ici que se trouve ta plus grande erreur mon vieil ami et peu importe la direction que prend notre amitié au terme de cette page, je veux que cela soit avec la vérité en tête.

Si tu imagines un seul instant que je mets mes idées politiques avant mon amour pour mes proches, tu te trompes. Tu te trompes sur moi, sur mon engagement en soutien à la cause palestinienne et sur mon engagement politique en général. 

Là aussi il faut remettre les choses dans l’ordre : si je suis de gauche radicale, si je suis de sensibilité anarchiste, ce n’est pas par idéalisme. C’est parce que je valorise chaque vie individuelle et que j’estime que l’ordre social en place diminue le vivant, affaiblit les individus, les réduit. C’est pour cela que je me joins aux luttes pour l’émancipation : pour participer à la libération des individus des structures qui les oppressent, quel qu’elles soient. Je vais plus loin en affirmant que même les dominants voient leur puissance vitale diminuée par le système qui les récompense, car il les récompense par des passions tristes qui diminuent les autres. 

Tu habites en Israël depuis plus de dix ans maintenant comme une partie de ma famille – dont mon petit frère que j’aime tant. Penses-tu vraiment que je ne vous ai pas constamment en tête ? Que l’idée de vous perdre ne m’est pas quotidiennement insupportable ?

Mon vieil ami, c’est précisément parce que je constate que la situation actuelle produit insécurité, tristesse et mort que je me joins à la lutte. C’est parce que le projet sioniste créé des conditions d’existence avec des conséquences potentiellement mortelles pour vouset effectivement mortelles pour des dizaines de milliers de personnes que je suis pour sa fin.

La réalité est que je ne connais aucun Palestinien. Je suis sensible à leur sort, je suis ému par leurs histoires que je lis et que je regarde, et en cela je suis absolument empathique et solidaire de cette population dans la souffrance, comme je le suis de tous les opprimés – mon côté islamogauchiste, sûrement. La condition palestinienne et le lien avec ma judéité sont au cœur de mon engagement antisioniste mais ce n’est pas tout.

Toi, Gabriel, mon ami sioniste de droite, je te connais. Tu ne t’appelles pas vraiment Gabriel et ton message est un amalgame de tous ceux que j’ai reçu de la part de mes autres amis. Je t’écris à toi mais c’est en réalité à vous que j’écris, à vos mots que je réponds mais aussi à vos violents silences. Je, c’est moi mais aussi celles et ceux qui s’y reconnaissent et qui subissent ces exclusions de la part de personnes que l’on a soutenu et aimé.

C’est parce que nous sommes amis que cela m’attriste de vous voir défendre le projet même qui vous insécurise, crée des murs, anéantit la vie d’une population que vous ne connaissez pas et la déshumanise pour que vous puissiez bénéficier de vos privilèges avec bonne conscience. Mais votre bonne conscience est fausse. Elle est le fruit d’un nettoyage ethnique et elle a un prix, celui du déni, celui de la défaite de la pensée, celui de l’insécurité, celui d’être frappé de 1200 morts et 247 otages et celui de répondre par un risque plausible de génocide.

Si j’étais mélodramatique, je dirais que si cet engagement antisioniste met fin à notre amitié, c’est aussi au nom de cette amitié que je l’ai pris. 

Parfois je le suis.

Jeremy

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