Zochrot : de la Naqba au Retour

Compte rendu non exhaustif par Michèle Sibony

Colloque de l’association israélienne Zochrot intitulé : « vérité et réparation (tikkun) »

Tel-Aviv 29 et 30 septembre 2013

De la Naqba au retour des réfugiés : c’est le parcours de Zochrot et la ligne directrice qui a animé le colloque international de Zochrot qui s’est tenu à Sheikh Mounis. Dit comme cela c’est un peu provocateur mais l’histoire de cette terre est faite de ces provocations et courts-circuits. Sheikh Mounis c’est le village palestinien détruit en 48 sur lequel se sont édifiés l’université de Tel Aviv et aussi le musée du pays d’Israël. Le colloque se tenait dans l’auditorium de 500 places du musée, et rappelait dans son annonce la situation géographique du musée. Résultat un article dans Haaretz, le musée très inquiet essaye de refuser la salle, puis accepte.

C’est d’ailleurs le premier mérite de ce mouvement Zochrot qui veut littéralement dire en français « elles se souviennent » plus joliment traduit dans le film de Jacqueline Gesta « les souvenantes » que d’avoir fait émerger dans la mémoire du public israélien juif tous ces villages détruits, ces quartiers vidés et réappropriés. Ce que Ilan Halévy avait magnifiquement appelé « Sous Israël la Palestine ». Par exemple ceux qui avaient longtemps cru (dont moi-même) ou feint de croire la mythologie sioniste d’une Tel Aviv ville construite sur des marécages asséchés, en ont été pour leurs frais, et ont aujourd’hui du mal à ignorer les noms des 8 villages détruits sur laquelle elle est installée. Bien sûr on parle ici d’une population du «centre» par opposition à celle d’une périphérie dont il est bien plus difficile d’apprécier son niveau d’aliénation et d’accès. Pourtant Zochrot intervient aussi dans les périphéries.

Zochrot a travaillé sur l’amnésie israélienne de la Naqba ces 10 dernières années, mais aujourd’hui et dans ce colloque, cette association choisit d’ en éclairer une des conséquences majeures, la question incontournable du droit au retour des réfugiés, principe et application inclus.

L’auditorium de 500 places était comble le premier jour, et plein aux deux tiers le second, les inscriptions étaient closes quelques jours avant le début du colloque. Beaucoup de gens lors des interventions et dans les conversations avec le public rappellent combien ce sujet est extraordinairement déconnecté de la réalité israélienne (juive bien sûr) .Mais ils considèrent qu’il faut aborder ce tabou et s’y confronter afin de le vider de sa charge explosive, le dédramatiser.

Pourtant la presse quotidienne israélienne foisonne d’articles, éditoriaux, chroniques, tribunes, sur les thèmes du sionisme de l’État juif ou pas, et du retour des réfugiés. Et ce qui résume le mieux cet état de fait c’est dans le Jerusalem Post journal de droite nationaliste -et aujourd’hui religieuse- que je l’ai trouvé le mieux illustré. Reprise en chapeau de l’interview d’un écrivain de droite, une phrase de lui : « citez-moi un autre pays au monde où autant de gens s’interrogent tous les jours sur la nature de leur Etat ». L’homme dit vrai, de toutes les manières possibles, tous les jours la presse israélienne, le courrier des lecteurs, traduisent ce questionnement avec des réponses très différentes mais le débat est bien là. D’autant plus saillant que renforcé par l’exigence de Netanyhou que l’Autorité Palestinienne reconnaisse la nature juive de l’État. Comme en écho des débats de Zochrot, Tsahi Hanegbi vient de déclarer au congrès de J street (qui a décidément rassemblé tout ce qu’Israël contient de plus réactionnaire dans ses invités) que l’on pouvait négocier sur tout même sur Jérusalem (!) mais pas sur le droit au retour des réfugiés. De même un autre de ces intervenants a déclaré au même congrès que poser la question du droit au retour des réfugiés palestiniens c’était poser celle de la disparition de l’État d’Israël.

Conclure que le sujet est tabou me semble donc peu pertinent. Ce qui est tabou par contre c’est l’acceptation de l’idée du retour des réfugiés. Largement vécue ici comme équivalente à jeter les juifs à la mer ; effectivement toute l’idéologie sioniste qui a consisté à fabriquer du « ou nous ou eux » se mobilise sur cette inversion possible de la Naqba. Et la culpabilité profondément enfouie empêche d’imaginer autre chose qu’une vengeance irrépressible.

C’est ce que formule très bien E…, ancien secrétaire de Newe Shalom (!!) en marge du colloque, il regarde avec distance et un léger cynisme le colloque (auquel il participe de bout en bout tout de même). Pour lui il ne faut pas se tromper, ce n’est que parce qu’ils sont affaiblis que les palestiniens ne se vengent pas, sinon on aurait déjà vu … donc la vertu du partage lui échappe et il considère que l’ensemble du colloque rassemble de doux rêveurs.

Et pourtant ce qui apparaît au fil des panels c’est tout de même une forme de recherche de créativité et d’invention pour « s’en sortir ».

Dans les premières tables rondes, c’est d’ailleurs la question posée, comment inscrire le droit au retour des réfugiés sans changer préalablement la nature de l’État, seule la dé-sionisation de l’État permettrait l’égalité des citoyens, et donc la reconnaissance des droits des réfugiés sur leur patrie, et leurs biens.

Les différences entre les orateurs portent essentiellement sur une forme d’Etat qui respecte les deux nationalités ou non.

Salman Natour écrivain auteur de « Rawda »(le retour) traduit en hébreu par Yehouda Shenhav, et président des « artistes pour la paix » : pour lui il s’agir de regarder le futur juif et arabe de la région avec des suggestions et des valeurs différentes de celles du sionisme. Il soutient l’idée d’un Etat national juif-palestinien.

Jeff Halper (Icadh) rappelle que « tout le monde ici sait que la solution à deux États est morte ». Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ne reste que la solution à un État, ou une autre solution. Il faut stratégiser la poursuite. Parce que ce qui risque de se passer après la fin de la solution à deux États c’est un statu quo sur le terrain avec aide humanitaire et autre. Il s’agit donc de proposer des démarches et non des solutions. Il faut prendre en compte la réalité binationale, trouver un équilibre entre les droits collectifs (d’autodétermination) et les droits individuels (garantis en démocratie), se conformer au droit international et aux droits humains, résoudre la question des réfugiés, et garantir la viabilité économique de même que la sécurité des palestiniens comme des israéliens dans la région. Il défend plutôt le modèle multinational suisse ou néo-zélandais, avec des parlements nationaux et un parlement commun.

Allegra Pacheco (avocate internationale) soutient une étape de transition qui puisse conduire à une démocratie et à une égalité totale. Un cadre binational qui devrait ensuite effacer progressivement les marqueurs ethniques. Elle interroge aussi: en quoi un État unique convaincrait-il le collectif juif ? Il faut pour cela construire un mouvement de masse qui puisse répondre à leur peur, montrer en quoi c’est mieux, dessiner une image claire de ce que serait leur vie, montrer aussi que la solution « un État démocratique » est aussi un compromis pour la lutte palestinienne . Elle fait remarquer que même les colons réfléchissent à cela et indique qu’on peut lire sur les routes de Cisjordanie des panneaux posés par les colons indiquant en hébreu et en arabe : « sur la route nous sommes tous égaux »

Terry Rempel de l’université d’Exeter RU, qui travaille avec Badil est le dernier orateur de cette table ronde « théorique ». Il plaide lui aussi pour la notion de justice transitionnelle. Il considère que l’on devrait arriver à l’écriture d’une constitution commune, à la définition d’ une identité qui dépasse les définitions ethniques ou religieuses, et à un projet d’égalité.

Une crainte exprimée d’une manière ou d’une autre par tous : (après les échecs des négociations passées et en cours) la simple conservation du statu quo hégémonique d’aujourd’hui. Laissant place aux seules démarches humanitaires qui dans un tel cadre, comme partout où cela s’est déjà produit, sont une façon de maintenir la situation en place.

La table ronde suivante fait notoirement entendre et voir en vidéo Salman Abu Sitta depuis Boston où il donnait une conférence. Il est l’auteur de La carte de 48 avec tous les villages, et de l’Atlas intitulé « le chemin du retour » où il tente de démontrer comment le retour est possible sur l’espace de 48. La plupart des villages détruits sont aujourd’hui sur des zones dites vertes, donc des espaces de repeuplement possible. Khulood badawi aborde ensuite la question de la responsabilité des Palestiniens citoyens d’Israël, souvent réfugiés de l’intérieur, dans la nécessaire réalisation du droit au retour. Nous en verrons les applications directes dès le lendemain.

Des interventions qui suivront depuis la salle je retiens la première d’un homme qui parle avec effort et beaucoup d’émotion et qui tient à raconter son histoire : pendant la Naqba en 48, il avait dix mois et lui et sa mère ont été séparés de son père demeuré à Haïfa, sa mère et lui seront réfugiés en Syrie . Il avait 48 ans, quand il pu rencontrer son père, avec les accords d’Oslo.

Intervient aussi un homme âgé, réfugié de Liftah (village aux portes de Jérusalem vidé de ses habitants tous réfugiés en 48): « Je suis venu écouter ce que vous aviez à dire pour le rapporter à mes enfants. Nous voulons, nous devons revenir à Liftah pour pouvoir faire la paix. On ne peut pas faire la paix sous domination israélienne. Nous demandons à tous les gens d’ici de créer ensemble une nouvelle société, c’est la Palestine ici avec des musulmans des chrétiens et des juifs ».

Un retour nécessaire… et possible

Ce qui reste le plus frappant et intéressant à mes yeux, apparaît le second jour, sous la forme de ce que l’on pourrait appeler l’émergence d’une troisième génération.

Des études réalisées et présentées par de jeunes chercheur-ses palestinien-nes et étranger-es font apparaître des idées variées sur les modalités du retour chez les interrogés de la diaspora palestinienne même si pour tous le droit au retour est revendiqué comme essentiel. Pour certains il s’agit de pouvoir venir non comme touriste mais comme individu qui vient en visite dans son pays d’origine. Pour d’autres il s’agit de récupérer un droit physique et la propriété réelle du sol. Pour d’autres encore le droit de vivre dans son pays mais pas forcément sur sa propriété d’origine. La Palestine qui leur est souvent inconnue est plutôt une Palestine rêvée, idéalisée, une Cause. Ceux qui ont pu la visiter expriment souvent leur amertume devant les changements découverts sur le terrain.

Pour tous il s’agit en tous cas aussi d’une restitution symbolique de justice, d’un retour à ses racines et à son héritage.

De jeunes palestiniens d’Israël présentent le projet « Rawuna » (Notre retour) : plusieurs groupes de jeunes de 3ème ou 4e génération de réfugiés de l’intérieur (déplacés de force de leurs villages détruits, et réfugiés dans d’autres villages maintenus ou des villes du territoire de 48) qui planifient aujourd’hui un retour concret sur leurs villages dont les ruines sont toujours là, à reconstruire. Ils présentent des modèles de reconstruction, avec des évaluations spatiales et géographiques précises. Et des modèles architecturaux des futurs nouveaux villages ou villes.
Le cas de certains réfugiés autorisés par la haute cour de justice à réintégrer leurs villages évacués en 48 et non repeuplés de juifs israéliens, mais qui n’ont jamais vu l’application du jugement, fait résonner encore plus douloureusement l’injustice de traitement des populations palestiniennes de 48.

De même un représentant du village bédouin « non reconnu » Al Arakib détruit plus de 50 fois par l’armée et reconstruit chaque fois par ses habitants nous ramène douloureusement au présent. A l’heure où l’on parle de retour des réfugiés,comme d’un tikkun olam une réparation nécessaire du monde, le régime israélien a déjà commencé à appliquer son Plan Prawer qui doit être adopté mi-octobre en 2e lecture au Parlement, et va créer 70 000 réfugiés dans le sud d’Israël. Expulsions et destructions de villages ne sont pas terminées dans la Palestine de 48, sans parler de celles de la Vallée du Jourdain : une naqba en cours, Ongoing Naqba.

Le village de Ikrit en Galilée, en ruines, et vide est aujourd’hui habité par un groupe de jeunes descendants du village, qui y ont établi depuis quelques mois ce qu’ils appellent ironiquement un avant-poste (le terme anglais outpost est en général utilisé pour désigner les premières bases de colonies installées en Cisjordanie soit « légalement » aux yeux du gouvernement, soit illégalement). Ils y vivent dans l’église seul vestige non détruit du village avec le cimetière. Tout ce qu’ils tentent de reconstruire ou planter autour de l’église est régulièrement détruit ou déraciné par l’armée. Le même phénomène se produit aussi à Bir’Hajjar, Bir’em (aujourd’hui sur l’emplacement du Kibboutz Bar’am de l’Hashomer Hatsaïr). Des réfugiés de Mi’har Al -Ruis de Al -Lajoun témoignent de l’actualité brûlante que représente pour eux le nécessaire et possible retour, et présentent des projets de reconstruction.

Shadi , jeune architecte originaire du village détruit de Al Lajoun explique que la zone à laquelle il s’est intéressée, incluant Al Lajoun, va de Meggido à l’Est jusqu’à Fureidis au nord-ouest et Césarée au sud- ouest, elle comprend 34 villages détruits et expulsés en 48 . Son groupe a recherché village par village les terres où les réfugiés pourraient revenir, et chiffré la population concernée par ce retour. Le projet consisterait à concentrer les « revenants » sur quelques points en créant des ensembles urbains qui intégreraient chacun des anciens villages. Il présente le cas de Al Lajoun, dont l’espace aujourd’hui vacant est de 77242 dounams. Lajoun comptait en 1922, 417 habitants, et en 48, 1280 tous chassés, aujourd’hui il évalue la population susceptible de revenir à 16 000. La plupart des expulsés vivent à Um El Fahem ville du Triangle (zone ainsi désignée en raison de sa forme géométrique, située à l’Est d’Israël et restée peuplée de Palestiniens dans leurs villages non détruits en 48 ).

Il présente en powerpoint, un projet de ville, une maquette, avec ses espaces de logement sociaux, et des zones d’emploi , d’équipements commerciaux, sportifs et de loisirs connectées au tissu urbain des villages et villes juifs environnants. Il conçoit le centre de la nouvelle ville comme le rappel historique de l’ancien cœur de village palestinien , tout en maintenant un lien avec la modernité.

Enfin il montre un film de cette maquette en 3D, qui permet au public de découvrir une petite ville moderne, avec ses équipements, ses espaces verts, et son centre avec sa bibliothèque, ses salles de cinéma ses cafés, sa mosquée… Un ange ému passe sur l’auditorium. Cette vision matérialise l’idée d’une possible reconstruction harmonieuse et non menaçante.

Le document de Cap Town

Sur le modèle sud-africain étudié par Badil et Zochrot à Cap Town, une rédaction judéo-arabe a été tentée sur l’organisation du retour des réfugiés. Ce document en trois parties : préparation du retour, retour et réparations, vision d’un nouvel État, a été élaboré en prenant en compte deux éléments importants : l’aspect symbolique du retour lié à l’identité, et l’aspect matériel afin de tenir compte des personnes qui ont eu une vie parfois très dure depuis 65 ans. Quelques principes de base : le droit de chacun de choisir de revenir ou non. Le retour ne ramène pas à avant 48, il s’agit d’une redistribution des biens. Il faudra évaluer avec précision ce qui reste (en bâti et en espaces), les constructions de logements sociaux à effectuer près de centres d’emplois.
_ Pour ceux qui souhaiteront réintégrer leurs villages, des assemblées communautaires devront être constituées et travailler au retour dans les villages encore existants, décider de qui revient au village en fonction des possibilités d’accueil.

La question se posera pour ceux qui voudraient rentrer dans leur maison dans un centre urbain quand elle existe encore. Un millier de bâtiments environ sont recensés, situés principalement à Jaffa, Akka, Haïfa, Jérusalem. Que faire quand la maison a été achetée et payée des années après la Naqba par de nouveaux propriétaires juifs ou palestiniens ? Ce sont les cas les plus difficiles. Des rencontres ont été organisées pour en discuter dans le camp de Deïshé (près de Bethléem) et des désaccords subsistent. Les habitants juifs étant les plus réticents. Il s’agit pourtant même en travaillant sur un principe de médiation conduisant à accord, de déterminer une règle générale qui a été élaboré aussi.

Première condition, les réfugiés qui réclament leur bien doivent faire la preuve de leur droit . Des modèles alternatifs de titres écrits, sont proposés conformes à ceux élaborés en Afrique du Sud, par exemple plusieurs témoignages oraux concordants. Deuxième condition : la partie qui renonce à la propriété reçoit la valeur actuelle pleine et entière au cours du marché (il ne s’agit pas d’une réparation). Le droit au renoncement est d’abord offert au réfugié. Si aucune des deux parties ne renonce la solution proposée est que le titre de propriété revienne au réfugié, et l’usufruit du bien au propriétaire actuel. Ainsi chaque partie subit une forme de pression, et un intérêt à trouver un arrangement.

Ces détails pour fastidieux ou fantaisistes qu’ils puissent sembler aux lecteur-trices, leurs sont ici (à peu près rapportés) afin de faire sentir comment la question du retour se veut pour les intervenants une question non théorique, repoussée au jamais des perspectives hégémoniques, mais au contraire concrète, tangible et donc réalisable dans un avenir proche.

Ami Asher de Zochrot rappelle des paroles entendues plusieurs fois en Afrique du Sud : « ne désespérez pas, nous avons été exactement dans votre situation, sans perspectives ni solutions. » Il y a un endroit à Captown appelé : « Institut pour la thérapie des souvenirs » qui s’adresse aux victimes de la situation de l’Apartheid blanches comme noires.

Ce pays est malade ajoute-t-il, il a besoin de se soigner et il a peur du médicament.