Claude Askolovitch — 10.02.2018
Pour soupeser nos diables, le hasard nous a offert une jeune chanteuse et un vieux polémiste, qui ont attiré des scandales inégaux. Mennel Ibtissem, enchanteresse samedi 2 février du télé-crochet «The Voice» pour son interprétation de Leonard Cohen, a fini par quitter l’émission le 8, après quatre jours de bruit et de fureur, vouée aux gémonies pour quelques messages atterrants postés dans l’été 2016, autour des attentats de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray. Éric Zemmour, creusant son sillon, a fait le 1er février dans le Figaro Magazine l’éloge du décommémoré Charles Maurras (nationaliste, pétainiste, antisémite, monarchiste, controversé), expliquant notamment que l’antisémitisme du prêcheur du roi était péché véniel, puisqu’il ne visait que «un pouvoir excessif» des juifs de son temps.
Magie des habitudes: Zemmour provoque moins de colère que la jeune Mennel. Ce garçon a épuisé l’indignation dans ses ignominies répétées. On hausse les épaules, ça le reprend, on ne l’écoute plus ou à peine, prévisible, ou l’on admet, et il faut la passion inlassable d’un vétéran de la gauche, Laurent Joffrin, pour décortiquer dans Libération l’ersatz de fascisme du chroniqueur de chez RTL et Dassault; ainsi Libé se prouve de ne pas oublier l’ennemi. Mais ailleurs en France, Zemmour n’est plus un sujet. Ses idioties font partie du paysage. Ceux qu’il horrifie l’ont dit si souvent, et si souvent en vain, et il est tant de monde à communier, comme lui, dans la hantise de l’islam et du migrant, que de guerre lasse, on passe.
Mennel Ibtissem, elle, provoque une passion neuve et vivace, et pourtant archaïque. Cela en dit moins sur elle que sur nous. Elle est, cette enfant, l’Ennemi, sur laquelle convergent peurs et exorcismes. Elle est un individu complexe pourtant, et une artiste en devenir, encerclée des clichés et des préjugés qui sont nos prisons. La jeune femme est belle, comme dans les fantasmes chevaleresques les «beurettes» étaient belles –ainsi disait-on dans les années 1980, quand on espérait que nous allions libérer ces chances de la France de leurs familles et des archaïsmes. Mais la belle cache sa chevelure selon les normes islamiques, qui repoussent le désir et démentent la libération. Mais elle la cache si joliment à la télévision et ses yeux et sa voix démentent le puritanisme, qu’on ne sait plus comment l’appréhender, et son charme entête et intrigue et irrite et ferait douter. La République n’aime pas le doute, elle la retrouvera. Elle chante si bien, Mennel, en arabe et en anglais mêlés, elle chante le soir unique de sa gloire l’action de grâce d’un barde juif, elle ressuscite alors l’utopie métissée du temps des potes quand on se pensait fort de nos cultures mélangées? Un instant dans sa vie, Mennel incarne l’espérance, Hallelujah, et la France s’autorise un abandon fébrile, qui tournera à la fureur quand il sera détrompé.
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Et «The Voice» devint la bataille de notre identité
C’est le destin des outsiders que l’on se prend à aimer. Quand des âmes méchantes veulent récuser la belle histoire du rossignol bisontin (elle est arabe, voilée, de Besançon), ils explorent son passé numérique et, bonne pioche, trouvent ce qu’ils cherchaient, quelle bonne nouvelle affreuse, que le massacre commence. Elle a donc, au moment de Nice, au lieu de compatir, commenté le massacre d’une ironie malsaine, et a tweeté son doute sur ces terroristes qui prennent leurs papiers sur eux avant de commettre «un sale coup», et ponctué ses doutes d’un hashtag piteux, #PrenezNousPourDesCons. Elle a, aussi, affiché ses dilections pour Tariq Ramadan et autres personnages de l’islamisme médiatique. Elle a, enfin, chanté des mélopées coraniques, sur sa chaîne YouTube, et aussi un hymne à la Palestine?
La voilà campée, ceinte de tous les stigmates. Elle nous a trompé en nous séduisant, on l’avait adopté en dépit du foulard, elle paye alors, puisqu’à son indécence s’ajoute la dissimulation. Elle ne l’avait pas dit, qu’elle croyait au complot, quand elle chantait pour nous? Les plus acharnés, sur Internet, la décrivent comme un agent double, une taupe islamiste qui allait subvertir la variété française! «The Voice» devient la bataille même de notre identité, et la meute réclame son éviction de l’émission. TF1 s’interroge. Mennel se défend, en reculades numériques, et puis renonce, et dans la nuit de jeudi à vendredi, et poste sur Facebook son message final.
Elle s’est humiliée, les jours précédent, en nettoyant ses comptes internet pour échapper à la meute, et a retiré quelques belles chansons, trop musulmanes, trop arabes, qui pourraient exciter la meute. C’est une défaite pire encore, et tout ceci fut vain.
Mennel admet son éviction à peine minuit passée, le 8 février. Le même jour, le Figaro Magazine paraît, avec une nouvelle production de Monsieur Zemmour, qui cette fois félicite le gouvernement polonais (nationaliste, sectaire, réactionnaire, briseur du droit des femmes, bafoueur de constitution, vilipendé par tous les démocrates d’Europe) pour sa dernière invention: interdire l’emploi du mot «camp de concentration polonais», précision géographique qui rappellerait que la Pologne aussi fut antisémite, avant que Hitler n’extermine ses juifs. Interdire un mot est le hobby des dictatures. Zemmour adore. La Pologne, explique-t-il, défend son identité et forge par la loi sa légende, ce que les Français n’osent faire. Cet homme est curieux dans ses enthousiasmes; il est, juif, défenseur en France de Pétain, et en Pologne d’une normalisation de l’histoire, qui fait bon marché de décennies de pogromes. Il trouvait aussi, la semaine précédente, que l’État d’Israël (démocratie imparfaite et mal dirigée, mais démocratie de débats et d’individus libres) réincarnait le nationalisme intégral de Maurras (qui était antidémocrate et monarchiste, et subordonnait la liberté et la vérité aux intérêts de la Patrie). Chacun est libre de ses espérances, et Freud peut supputer que Zemmour, en cohérence, aimerait que la terre promise aussi soit un peu fasciste, pour s’y retrouver, ce n’est évidemment pas son mot. Évidemment.
Elle hésite entre Zazie et Mika, pas entre la France et le Coran
À cette aune, Mennel la musulmane –nous devons ici catégoriser les êtres– est plus simple à appréhender. Ce qu’elle apprécie, sur le web, de Ramadan à la Palestine, les colères et les mélopées qu’elle affectionne, l’inscrivent dans une mouvance; elle est de cet islam culturel et politique, rigoriste et décomplexé, sentimental et intellectuel, qui porte ses combats et aussi ses enfermements, et que Tariq Ramadan, avant le sordide du sexe, incarnait de fierté et de rancoeurs. Il y avait, dans les discours de Ramadan, ces incitations à la théorie du complot que l’on retrouve dans le tweet qui a perdu Mennel.
En 2001, commentant les attentats de New York, Ramadan parlait de «doute», et ajoutait;
«Si c’est Ben Laden et ses partisans, il faut qu’il réponde de ses actes, mais nous ne sommes pas idiots au point de penser que d’autres n’aient pas pu tirer profit de ce qui s’est passé.»
En 2015, il suggérait que les services secrets français, américains ou israéliens, n’étaient pas étrangers aux attentats de janvier, et le journal Le Temps l’accusait:
«Il sous-entend clairement qu’il n’est pas possible que les frères Kouachi se soient montrés assez stupides pour oublier une carte d’identité derrière eux. Tariq Ramadan cherche surtout à instiller le doute, afin que ses adeptes, derrière lui, fassent fructifier la théorie du complot.»
La carte d’identité, déjà… En 2016, un an après, doutant sur Nice, Mennel a imité Ramadan, ou sa tristesse était imprégnée d’une pensée perverse, qu’elle n’est pas la seule à avoir subie.
Mais elle n’est pas que cette influence, que ses contempteurs, simplement pris d’une passion rabique, n’ont d’ailleurs pas analysée. Mennel, de l’islam, est en même temps jeune femme joyeuse et voyageuse, une enfant de son temps, chanteuse, et pianiste aguicheuse, et d’abord cela, et dans son chant conjugue des supposés incompatibles. Les traces qu’elle laisse sur le web, sur YouTube ou Instagram, depuis des mois, ne témoignent pas de l’islamisme mais d’un métissage baroque. Elle chante «Are we awake» de Tal, franco-israélienne, voilà bien une influence islamiste, ou Beyonce ou Adele ou «Imagine» de John Lennon, posté juste au coeur de la crise: «Imagine there’s no heaven, no religion too», voilà encore de l’intégrisme! Et chante aussi, en même temps, pour la Syrie, la star musulmane Maher Zain, chanteur libanais devenu le barde de la Oumma, et chante aussi, en même temps, un hymne à la gloire du Prophète Mohammed à son entrée à Medine, et chante aussi, en même temps, ce qui la réjouit, et tout ceci l’amène à «The Voice» et à Léonard Cohen, et à tous les possibles, car rien n’est écrit.
Ils pensent, ces islamophobes, qu’une musulmane au voile, par essence, une musulmane visible, ne peut être parmi nous.
Quand elle s’avance sur TF1, Mennel ne revendique rien que la joie de chanter. Elle n’annonce rien de politique, et ne réclame que la joie. Ce n’est pas elle, quand on la découvre, qui se proclame guerrière d’un islam politique, ce qu’elle n’est pas. Elle hésite entre Zazie et Mika, pas entre la France et le Coran, et ne discute que de musique. Ceux qui vont chercher de quoi la perdre dans son passé numérique le font en dépit d’elle, et de ce qu’elle avance. Ils la résument à une sale colère, et décrètent qu’elle n’est que ces quelques messages. Ils balaient les notes et le piano, le métissage baroque, les études d’anglais, l’espièglerie de la jeune femme, ce qu’elle pourrait devenir, le succès, le miroir sucré du succès, l’admiration de Zazie, l’âme d’une chanteuse… Ils balaient tout puisqu’elle n’est, pour les obsédés de l’islam, qu’une musulmane, une étrangère forcément, une ennemie. Ils pensent, ces cannibales, que Mennel n’est vraie qu’en adepte de Ramadan, et que le chant n’est qu’un leurre. Ils pensent, ces islamophobes, qu’une musulmane au voile, par essence, une musulmane visible, ne peut être parmi nous. On trouve ce que l’on cherche, et ils veulent la chasser.
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Traque et exorcisme
Ce n’est pas d’aujourd’hui. L’affaire Mennel me rappelle un autre exorcisme, il y a 22 ans: Mennel était-elle née, à peine?
En 1996, un jeune judoka, Djamel Bouras, juste champion olympique de judo à Atlanta, avait dédié sa victoire «aux musulmans qui souffrent dans le monde». C’étaient, notamment, les années bosniaques, et le garçon pouvait, à bon sentiment, se sentir concerné? Les autorités du judo national l’avaient tancé d’importance, transformant un champion joyeux en un arabe puni. Bouras, en vieillissant, ferait des choses plus répréhensibles. On le verrait ainsi soutenir la chaîne de télévision du Hezbollah Al Manar, interdite en France pour avoir diffusé un feuilleton antisémite. Ensuite viendrait le calme, il est devenu adulte? On peut voir dans les errances de Bouras la justification a posteriori de son humiliation. On peut penser aussi qu’au commencement était le refus, et cet islam dont il ne fallait pas parler, comme un stigmate aux yeux d’une certaine France. Au moins Bouras avait-il revendiqué, au coeur de sa victoire?
Mennel Ibtissem n’avait rien demandé, sur le plateau de «The Voice». Mais ils sont, elle et lui, les personnages d’une même histoire: celle d’un islam –revendiqué, visible, assumé, abrasif– devenu l’anti-France, que l’on traque et qui justifie toutes les brutalités. Et si les brutalisés en deviennent méchants, si sur la toile des horrifiés comparent le sort fait Mennel, cette inconnue, à l’indulgence dont ont bénéficié quelques complotistes occasionnels et célèbres, mais non musulmans, Cotillard ou Kassowitz, si alors les horrifiés et les brutalisés se mettent vraiment à nous haïr, la France, et deviennent ce que nous organisons pour eux, alors, quelle aubaine! L’anti-France se provoque et se prouve et se fabrique, dans l’obsession des imbéciles. Il faut aimer Mennel de chanter Lennon, et de ne pas renoncer, et d’être plus forte que ses bêtises passées, et que la ridicule ignominie qui la frappe: tout cela pour une chanteuse, dans un télé-crochet de la France profonde? Tout cela, exactement, et précisément parce que de la France profonde et populaire, l’islam doit être banni.
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L’anti-France spirituelle, c’est bien chez Zemmour qu’il faut la chercher
Ce mot, anti-France, vient de loin. Charles Maurras l’avait inventé, pour qualifier le parti de Dreyfus et ses états confédérés –juifs, franc-maçons, protestants, métèques… Tous ceux, qui pour Maurras ne pouvaient être de France, étrangers par nature, irréductibles, menaçants. L’époque, pour les musulmans, est maurrassienne. Zemmour s’y inscrit, reparlons-en, qui n’est pas le dernier à désigner les indésirables. Il est, lui, pour ses admirateurs et dans son miroir, comment en douter, le défenseur du pays contre l’anti-France, cette dissolution perverse. C’est l’horreur de l’époque, quand Mennel est indésirable et Zemmour une variante du possible, une variante un peu radicale, excessive, mais enfin, de chez nous!
S’il est pourtant une anti-France, comme il existe une antimatière, s’il est une anti-France spirituelle, c’est bien chez Zemmour qu’il faut la chercher. Mennel pense mal, parfois, si elle chante bien, et devrait y réfléchir? Zemmour, lui, pense faux, et pensant faux, il nie ce que nous sommes, français, et dément ce qui nous a sauvé, comme pays, après les tourmentes. Une phrase l’atteste, dans son opus sur Maurras, le 1er février, dans le Figaro Magazine, dont on se demande parfois s’il sait ce qu’il publie. Elle est ici:
«Le destin posthume de Maurras s’est joué en 1940. Le chantre du nationalisme intégral soutient Pétain, refusant de choisir entre les gaullistes pro-Anglais et les collabos pro-Allemands.»
Gaullistes pro-Anglais, écrit Zemmour, et c’est ici le péché originel, et un blasphème sans appel. Les gaullistes n’étaient pas pro-Anglais mais ses adversaires étaient les valets des nazis, et Pétain ne tenait pas le juste milieu entre De Gaulle et les Collabos. Pétain servait l’Allemagne de Hitler en bougonnant, Laval avec cynisme, Déat avec ferveur, Darnand avec cruauté, que sais-je, et il n’y avait dans la valetaille du nazisme que des différences d’humeur. De Gaulle, lui, était de France, et c’était pour la France qu’il était à Londres, et les gaullistes avec lui.
Le gaullisme pro-Anglais, seuls les collabos parlaient ainsi. Zemmour, spontanément, reprend sans guillemets les mots du fascisme.
Le gaullisme pro-Anglais, seuls les collabos parlaient ainsi. Zemmour, spontanément, reprend sans guillemets les mots du fascisme. Zemmour ment et manipule. Il viole l’histoire, mais contrairement à Dumas, ne lui fait pas de beaux enfants, des bâtards plutôt, des bâtards de la pensée… De Gaulle, de France, s’opposait à Churchill quand celui-ci le traitait en-deça de notre rang, et ne cédait rien aux Godons, ceux-là fussent-ils nos alliés et nos sauveurs. De Gaulle, un pro-Anglais? Nous sommes redevenus la France, par la splendide narration d’un général deux étoiles à titre temporaire, et refondés par sa vision et l’héroïsme des siens. C’est de l’histoire et un acte de foi, et le récuser est trahir la France. S’en rend-on compte? D’apparence et d’actualité, les palinodies sur les attentats sont des blessures immédiates, et des méchancetés impardonnables. Mais du plus vrai de notre histoire, avilir le De Gaulle de 1940 est notre destruction.
Si De Gaulle était pro-Anglais, une simple option dans les soumissions possibles, alors les collabos étaient de France, une France admissible, et le fascisme une part légitime de notre pays. Peut-on vivre avec ça? On se doute que Zemmour ne blasphème pas en vain, et son agenda est constant. On sait les forces à l’oeuvre, qui se drapent dans le drapeau bleu-blanc-rouge et désignent l’islam ou le migrant comme jadis on désignait le juif ou l’italien Zola. Ces nationalistes-là portaient la traîtrise, et les circonstances horribles du terrorisme ne suffisent pas à les réhabiliter, et l’inconséquence d’une jeune et jolie chanteuse, qui grandira, espérons-le, pour elle au moins, ne peut pas être leur triomphe. La pièce est transparente. Qui la comprend?
Zemmour est ignoble, pourtant logé au coeur du système, entouré de lucre et de paresse, puisqu’il se lit et s’écoute, puisque RTL et le Figaro le conservent, puisqu’il peut tout. Zemmour est ignoble, pas simplement pour ses espérances de guerre civile et ses détestations bilaires, mais pour cette obsession qui l’anime de nous rendre à la mort. Pétain fut notre mort collective, notre fin, et De Gaulle notre miracle. Zemmour est l’anti-France et porte la mort. Zemmour est l’anti-France. Mennel est une France qui se cherche. Elle est vivante –contradictoire, dérangeante, pas finie, suspecte, sûre, hésitante, YouTubeuse ou islamiste gentille, incertaine, tentée, mélodieuse, mystique, dangereuse peut-être, qui sait, qui saura? Mais dangereuse comme la vie. On enrage que dans ce pays, seule la vie soit rayée des télévisions populaires, quand la mort et l’anti-France sont nos banalités.
Claude Askolovitch (148 articles) Journaliste