BILLET DE BLOG 5 DÉC. 2021
Eric Zemmour et Bernard-Henri Levy se détestent et ne s’en cachent pas. Pourtant, ils sont Juifs tous les deux. Leur hostilité produit au moins un effet positif : elle casse le stéréotype que « tous les Juifs se tiennent ». Mais ceux-ci se retrouvent enserrés dans une tenaille infernale. Pour ma part, si je devais les classer par ordre de nuisance, j’aurais vraiment du mal.
Parmi mes connaissances juives qui se classeraient plutôt à gauche, on ne digère pas la nouveauté Zemmour, qui n’est d’ailleurs pas vraiment une nouveauté. Depuis le XIXe siècle, il existe une extrême droite juive qui est donc bien antérieure à Pétain et à Hitler. Comme le rappelle l’historien Nicolas Lebourg, la bourgeoisie juive franco-française – y compris sa hiérarchie religieuse – partagea très largement la xénophobie de sa classe à l’égard des Juifs étrangers qui fuyaient les pogroms de Pologne et de Russie. Sur Orient XXI, Charles Enderlin évoque la personnalité d’Ernest Bloch à la tête d’une Union patriotique des Français israélites proche de l’extrême droite entre les deux Guerres mondiales et peuplée d’avocats, de banquiers et de militaires. Ernest Bloch, chantre de la France catholique, finit par se convertir à cette religion. En d’autres temps, Eric Zemmour aurait sans doute fait de même.
Si Zemmour séduit une frange, non négligeable quoique minoritaire, de la population juive de France, c’est qu’il est le seul à s’en prendre non aux seuls méchants islamistes mais à tous les musulmans considérés comme des agents du « Grand Remplacement ». Lui, au moins, il est cash et ne tourne pas autour du pot : il veut transposer en France la brutalité tout aussi cash des gouvernements israéliens que plus rien ne freine dans leur mise en œuvre du nettoyage ethnique en Cisjordanie et à Jérusalem. Cette manière forte ne peut que séduire ceux des Français, Juifs ou non, qui sont toujours en quête d’une revanche de la guerre d’Algérie contre ces Arabes qui ne comprennent que la manière forte.
Par contraste, les figures juives plus centrales, celles qui se rangeaient de façon très légitimiste derrière Sarkozy ou Hollande naguère, derrière Macron aujourd’hui, en paraîtraient presque progressistes. Dans le paquet, on retrouve à la fois la direction du Crif et des polémistes bien en cour comme l’inoxydable BHL. Mais ce que ceux-ci reprochent fondamentalement à Z., ce n’est pas son racisme sans fard à l’égard des Arabes et des Noirs qui n’est pas leur problème. C’est de mettre en péril une rente de situation qui permettait à un leadership juif autoproclamé de bénéficier d’une écoute dont aucune autre expression minoritaire ne dispose en France. La réhabilitation de Pétain à laquelle Z. s’est attaché est une intolérable insulte à la mémoire partagée de la Résistance antifasciste et du gaullisme qui est toujours au cœur de la geste nationale française dans laquelle une parole juive s’inscrit naturellement. Z. fait aussi exploser la contradiction interne d’un certain franco-judaïsme, pour qui les « valeurs juives » avaient fini par coïncider avec les « valeurs de la République » à l’égard de laquelle les Juifs se devaient d’une loyauté totale tout en affectant un soutien sans faille à l’égard d’un autre État, l’État d’Israël, dont le Crif, « au fil des années, était devenu le fidèle porte-parole de la droite au pouvoir » (Jean Stern sur Orient XXI). Comme le relève la gazette zemmourienne Valeurs Actuelles, la rupture de l’establishment juif de France avec Z. ne s’est pas faite sur sa critique de l’islam, mais sur sa dénonciation d’une certaine « double allégeance » : on ne peut pas en même temps se revendiquer pleinement français et se faire enterrer en Israël, comme le furent les victimes juives de l’attentat de Toulouse (2012). Pour Z., en bon disciple de Maurice Barrès, « une Nation, c’est la possession en commun d’un antique cimetière ». C’est dans ce cimetière qu’on doit se faire enterrer si on prétend en faire complètement partie.
Double discours
Cette ambiguïté franco-israélienne a toujours permis à quelques personnages de jouer sur les deux tableaux, ce à quoi Z., par cohérence patriotique, se refuse. Face à BHL, il marque ici un point : son contradicteur refuserait au peuple français le droit de se défendre en mettant les Arabes à la porte comme lui-même le préconise, tout en débordant de compréhension à l’égard d’actions israéliennes dont l’objectif est exactement le même.
Face aux diverses sensibilités juives, la posture de Zemmour – qui affirmait encore, sur CNews, que le nazisme et le fascisme étaient issus de la gauche – n’a aucune chance de l’emporter, et cette impossibilité signera son échec dans son entreprise présidentielle. Aujourd’hui en France, la croisade antimusulmane, menée par la macronie au nom d’une conception dévoyée de la laïcité, ne peut se permettre de heurter l’opinion juive supposée majoritaire, celle du Crif et de BHL. Pour des raisons qui me restent un mystère, la complaisance des autorités françaises à leur égard a transformé une attention justifiée face à un antisémitisme toujours virulent en une espèce de philosionisme hors sol qui a atteint son apogée sous Hollande et Valls et dont BHL est l’incarnation caricaturale. C’est pourquoi, entre lui et Z., entre les voix qui n’ont rien à redire au suprémacisme juif et à l’apartheid mis en œuvre en Israël et celles qui voudraient s’en inspirer en France, personne n’est obligé de choisir.
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Henri Goldman politiste, ancien rédacteur en chef de la revue belge « Politique » (1997-2020), auteur de « Le rejet français de l’islam » (Paris, PUF, 2012)