En 1940, l’Etat français décidait par décret de dénaturaliser un certain nombre de Français, ceux qui avaient moins de quinze ans de nationalité française et les Juifs algériens naturalisés par le décret Crémieux de 1870. Ainsi étaient remises en cause des naturalisations sous le seul prétexte qu’elles ne plaisaient pas aux gouvernants de l’Etat français né de la défaite de 1940 et de la démission des parlementaires français dont on peut rappeler qu’ils étaient les élus du Front Populaire.
Soixante-quinze ans après, prenant prétexte d’attentats sanglants perpétrés à Paris par DAESH, acronyme arabe de l’Etat Islamique, le président de la République met en place un état d’urgence qu’il propose de prolonger pour une période de trois mois. Si on peut comprendre qu’au lendemain de ces attentats, le gouvernement a proclamé l’état d’urgence pendant quelques jours, sa prolongation à trois mois et peut-être plus comme l’a déjà annoncé le premier ministre pose problème. En quoi un état d’urgence sur une longue période va-t-il mieux permettre de lutter contre les auteurs des attentats ? Et si état d’urgence il y a, ne va-t-il concerner que les auteurs des attentats ?
Un premier exemple de ce que signifie l’état d’urgence est apparu avec les interdictions de manifestations écologistes au moment du grand raout climatique appelé la COP21. En fait, le gouvernement utilise l’état d’urgence pour contrôler toute contestation ; il s’agit moins d’assurer la sécurité de la population contre les risques d’attentats que de mettre au pas toute contestation. La sécurité n’est plus qu’un prétexte. Ainsi des perquisitions et des assignations à résidence ont été faites contre des écologistes, y compris des maraîchers ; quel rapport avec les attentats ? En fait ce gouvernement dit « de gauche » redécouvre les plaisirs d’un état d’urgence qui lui permet de contrôler toute contestation. C’est en ce sens qu’on peut rapprocher ce gouvernement d’un autre gouvernement socialiste, celui de Guy Mollet qui, après avoir été porté au pouvoir pour mettre fin à la guerre d’Algérie, a poursuivi une politique de guerre qui a conduit au coup d’Etat militaire de 1958 et à la destruction de la Quatrième République.
Parmi les mesures prévues par l’état d’urgence, la dénaturalisation des étrangers naturalisés et de ceux des Français qui possèdent une double nationalité, y compris ceux qui sont nés français, une remise en cause de la nationalité qui reprend les principes de l’Etat français des années quarante.
La nationalité française, cela se mérite, comme l’a rappelé un policier à l’auteur de ces lignes lors d’une interpellation, et puisque cela se mérite, on peut l’enlever à qui ne la mérite pas. Ainsi le gouvernement, « de gauche » comme il se présente, reprend à son compte l’un des pires propos xénophobes. Ainsi, au nom de la sécurité, le droit du sol disparaît derrière un principe plus contraignant que le droit du sang, « la nationalité, cela se mérite ». Tout cela sur un fond xénophobe que l’on s’est complu pendant longtemps à renvoyer au Front National. Pourtant, en ces temps de victoire du Front National, il serait bon de chercher les raisons de cette victoire et de comprendre que la xénophobie s’étend bien au delà du Front National et parfois jusqu’à la gauche.
Si la France est depuis longtemps un pays d’immigration, elle n’est pas pour autant un pays accueillant pour ceux qui viennent y chercher refuge et les immigrés ont dû se battre pour être accepté comme des égaux. Le slogan qui s’affiche aux frontons des mairies est souvent lu comme réservé aux seuls Français, et encore parmi eux faut-il distinguer ceux de souche (mais qu’est-ce qu’une souche ?) et les autres, ceux dont on dit qu’ils ne méritent pas une nationalité qui serait bradée. Il est alors tentant, et pas seulement pour ceux de la droite dite extrême, de distinguer entre les « vrais » Français et les autres.
Dans l’ensemble des droits que se donne le gouvernement avec l’état d’urgence, la dénaturalisation a une place particulière. Loin de reconnaître l’aspect administratif de la nationalité, le gouvernement fait de cette dernière une qualité transcendante qui ne peut que se mériter. Mais que signifie ce mérite, mérite de quoi ? mérite pour certains d’être né français, ce qui est de l’ordre du fait et ne renvoie à aucune valeur quelle qu’elle soit. On confond le fait d’être français qui relève du seul ordre administratif, lequel se traduit par un morceau de papier qu’on appelle carte d’identité ou passeport, et le fait de se sentir français qui relève de l’intime et qui par cela même est divers et peu formalisable. Pour les uns, la France c’est Clovis, pour d’autres c’est Jaurès, pour l’auteur de ces lignes, c’est Rameau, Diderot, Hugo et Baudelaire, mais c’est surtout la langue qu’il parle et dans laquelle il pense.
Cette confusion entre ce qui relève de l’ordre administratif et les liens affectifs qui constituent le rapport d’une personne à un pays, à une langue et à une culture ne peut que renforcer le nationalisme avec le risque de xénophobie que cela comporte. Et c’est cette politique que choisit un gouvernement « de gauche » incapable de prendre en charge les problèmes auxquels est confrontée la population de France. Ainsi on remet à la mode le culte du drapeau et de l’hymne national comme le montre cet exhibitionnisme indécent marqué par les diverses manifestations de « commémoration » des victimes des attentats. Comme toujours, les commémorations ostentatoires ont pour premier objectif de montrer les commémorateurs commémorant les victimes réduites au statut de commémorés, lesquelles ne sont plus que des instruments au service des commémorateurs. Mais cette indécence ostentatoire a un objectif : canaliser l’émotion populaire pour en faire une machine au service des gouvernants, ce que Hollande avait bien compris après les assassinats de janvier 2015 lorsqu’il avait transformé l’émotion populaire en ce qu’on s’est complu à appeler « l’esprit du 11 janvier » soutenu par le slogan bisounours « je suis charlie ».
Il devient clair alors, pour l’opinion publique, que qui ne communie pas dans la commémoration ne peut être que du côté des assassins. C’est bien ce qui s’est passé pour qui refusait le slogan « je suis charlie » et la minute de silence officielle, et c’est bien l’un des objectifs de l’activisme commémorateur que de mettre au ban de la Nation hypostasiée ceux qui refusent de participer à cet étalage commémorateur. Hollande, en maître des cérémonies, l’a bien compris.
La dénaturalisation apparaît ainsi comme l’un des points extrêmes de cette manipulation nationaliste qui se propose moins de lutter contre le terrorisme que de mettre au pas les habitants de ce pays.
On peut alors venir aux derniers événements qui marquent le pays, la victoire du Front National aux dernières élections [note]Que le second tour ait sauvé les meubles ne diminue en rien la victoire du Front National. Le gouvernement PS continuera sa politique de droite et « Les Républicains » continueront à se droitiser dans l’espoir de racoler les électeurs du FN.]] . Cette victoire apparaît comme un séisme, ce qu’elle est en partie, mais la question est moins de s’étonner du séisme que de comprendre d’où il vient.
Le Front National s’inscrit dans une histoire, celle d’une certaine xénophobie française qui a marqué l’histoire récente de la France depuis que ce pays est devenu un pays d’immigration. Le terme « xénophobie » me semble ici bien plus fort que le terme « racisme » dans la mesure où il s’inscrit dans l’idéologie de l’Etat-nation laquelle définit la nation essentiellement en termes de terre et de langue. Dans sa forme extrême, cette idéologie affirme la supériorité de la nation à laquelle on appartient contre les autres nations et par cela même le mépris voire la haine envers les étrangers. C’est cette forme extrême qui prend aujourd’hui de l’importance d’autant plus qu’elle s’oppose à une mondialisation économique qui tend à assujettir les Etats aux grandes compagnies privées et aux banques. On voit ainsi se développer deux dangers, celui d’une mondialisation destructrice fondée sur la marchandisation universelle et celui d’un nationalisme extrême qui conduit à enfermer chaque nation sur elle-même, dangers qui s’alimentent l’un l’autre. Loin d’assumer la tension entre l’universalisme qui conduit au cosmopolitisme et les particularismes qui permettent à chaque groupe humain, et par conséquent aux diverses cultures, de s’exprimer, on arrive à une contradiction de plus en plus brutale entre l’universalisme devenu mondialisation et les nationalismes réduit à leur forme extrême.
Annexe 1 : Sur la double face du nationalisme
Si on considère la nationalisme comme l’attachement à la nation, cela demande de préciser ce que signifie la nation, moins objectivement (qu’est-ce qu’une nation ?) que dans la relation qu’entretiennent avec une nation ceux qui déclarent leur appartenance à une nation, relation qui relève essentiellement du symbolique.
La question est moins de définir la nation que de constater un commun que partage un groupe humain, qu’on l’appelle peuple, nation ou autre chose. On peut alors tenter d’expliquer ce qui a conduit à ce commun, ce que l’on peut appeler la part objective de ce commun, mais cela suffit-il pour comprendre le rapport de ceux qui se réclament de ce commun et ce commun.
Exemple emblématique, la nation et le nationalisme que l’on peut considérer comme l’expression de l’appartenance à la nation. Si on veut comprendre le nationalisme avant que de porter un jugement plus ou moins intempestif, il faut le regarder dans l’histoire. Cela nous amène à voir les deux formes extrêmes du nationalisme, le nationalisme des dominés et le nationalisme des dominants.
Un groupe humain dominé a tendance à se rassembler autour d’une idéologie identitaire qui lui permet de mieux lutter pour se libérer de ceux qui le dominent. C’est cette idéologie qui renforce le sentiment de communauté, en particulier de communauté nationale. On peut alors considérer le nationalisme des dominés comme un instrument de libération. C’est cela qui a animé les grandes luttes de libération nationale, que ce soit celles des peuples de l’Europe du XIXe siècle ou que ce soit celle des peuples colonisés cherchant à se libérer des tutelles coloniales. Ce nationalisme des dominés s’inscrit dans la lutte révolutionnaire si on considère que la lutte révolutionnaire est une lutte pour l’émancipation.
A ce nationalisme des dominés, il faut opposer le nationalisme des dominants, le nationalisme qui exprime à la fois un sentiment de supériorité et une volonté de domination des autres nations, volonté qui s’est traduite en Europe d’abord par la volonté affirmée par les Etats européens de dominer le monde au nom de la supériorité de la civilisation européenne, ensuite par le nazisme comme expression d’un sentiment de supériorité des peuples germaniques comme le rappelle l’hymne « Deutschland über alles ». Il ne faut pas oublier que le nationalisme des dominants peut aussi apparaître chez les dominés avec le sentiment d’avoir été dominés ou humiliés, sentiment qui a conduit aux formes extrêmes des idéologies nationales, ainsi le nazisme et le sionisme. D’autant que la frontière, chez les anciens dominés devenus dominants, entre le nationalisme dominé et le nationalisme dominant est floue.
Si on ne distingue pas ces deux formes extrêmes de nationalisme, c’est-à-dire si on ne prend pas en compte les raisons historiques du développement du nationalisme, on risque de se contenter de jugements superficiels.
Annexe 2 : Des « petits blancs » au Front National
A ce nationalisme des dominants il faudrait ajouter ce que l’on pourrait appeler le nationalisme des petits blancs. Le terme « petit blanc » est un terme méprisant qui désigne ceux que l’on peut considérer comme les tâcherons des dominants, à la fois exploités par les dominants dans leur œuvre de domination et reprenant à leur compte l’idéologie des dominants, en particulier un sentiment de supériorité envers ceux qui sont les plus dominés. C’est en cela qu’ils se sentent solidaires des dominants, et ce d’autant qu’ils participent eux-mêmes à l’entreprise de domination et qu’ils en tirent quelques avantages.
Le terme « petit-blanc » a désigné ceux qui, dans les colonies de peuplement, se trouvaient au bas de l’échelle des colonisateurs mais qui, face aux colonisés, se considéraient comme faisant partie des dominants. Dans les colonies de peuplement, ce sentiment d’appartenance à la communauté des dominants s’est manifesté par un racisme exacerbé contre les colonisés et a conduit les petits blancs à s’engager contre les colonisés qui luttaient pour leur libération, ainsi les troupes de choc de l’OAS en Algérie.
On retrouve ce phénomène petit-blanc aux Etats-Unis où, face aux esclaves amenés d’Afrique, certains ont cru trouver des raisons de se sentir supérieurs simplement parce qu’ils considéraient les esclaves comme des inférieurs. Ce sont eux qui ont constitué la masse des racistes dont avaient besoin les dominants contre les esclaves en lutte pour leur émancipation.
Dans les pays d’immigration, on peut considérer comme analogues aux petits-blancs ceux qui voient dans les immigrés la source de leurs difficultés. Lorsque Jean-Marie Le Pen lance son slogan « Les Français d’abord », il sait qu’il sera entendu par ceux des Français qui sont les plus démunis et qui pensent que les immigrés sont les responsables de leurs difficultés : « ils prennent notre travail et il prennent notre argent ». Le Front National continue aujourd’hui ce discours sur « Les Français d’abord » en ajoutant une critique d’une part contre les partis traditionnels accusés d’avoir oublié les Français et d’autre part contre les institutions comme l’Union Européenne qui leur imposent l’austérité. Ainsi le Front National peut développer un nationalisme extrême contre les étrangers mêlant les immigrés et les institutions supranationales et se présenter ainsi comme le défenseur des petits-blancs. Le danger de ce discours est qu’il mêle deux questions a priori distinctes, mélange caractéristique des discours totalisants. Il est donc important de distinguer ces deux aspects.
La xénophobie doit être combattue sans aucune exception sous toutes ses formes. On ne saurait transiger sur ce point.
De la mondialisation
Quant aux questions de la mondialisation ou de l’Union Européenne, elles doivent être lues dans leur contexte. La mondialisation, telle qu’elle se développe aujourd’hui, s’inscrit dans la marchandisation universelle mettant en avant la seule valeur marchande dans les diverses formes de relations entre les hommes. Mais à côté de cet objectif de marchandisation universelle, la mondialisation se donne une belle image d’ouverture et d’humanisme, image si forte qu’elle a conduit le mouvement antimondialiste à se donner un autre nom, l’altermondialisme,
« la mondialisation autrement » pourrait-on dire, donnant à l’adverbe « autrement » une signification quelque peu magique, changement moins anodin qu’il n’y paraît car il prend le risque d’une uniformisation du monde et de la destruction des particularismes et des cultures, comme s’il fallait opposer une bonne mondialisation à la mauvaise mondialisation actuelle. Il ne s’agit pas d’opposer les bons particularismes à un universalisme contraignant, ce serait faire de la mondialisation à l’envers ; les particularismes, comme leur nom l’indique, sont divers et appellent donc des jugements distincts ; il s’agit de prendre en compte la tension entre les divers particularismes et l’universel, tout en sachant que la notion d’universel est elle-même diverse et marquée par les cultures dans lesquelles elle se développe [note]On peut ainsi distinguer, si on se borne à la pensée occidentale, celle qui s’est construite autour de la rencontre du monothéisme biblique et du rationalisme grec, deux formes religieuses de l’universalisme, le christianisme et l’Islam et une forme séculière de l’universalisme, les Lumières.]] .
Quant à l’Union Européenne, elle s’inscrit moins dans la construction d’une nation européenne que dans la mondialisation économico-financière, son rôle étant d’assurer la libre circulation des marchandises dans les Etats qui la constituent. Opposer, comme cela est devenu la mode, un européanisme ouvert et des souverainismes enfermés sur eux même, oscille entre l’ignorance et l’imposture. Un européanisme béat, en masquant le soubassement économico-financier qui sous-tend la construction européenne, ne peut que renforcer des souverainismes qui peuvent apparaître comme autant de réactions de défense. Ce serait donc une erreur que d’opposer la construction européenne présentée comme marque d’ouverture au monde au nationalisme du Front National, une telle opposition manichéenne ne peut conduire qu’a renforcer la xénophobie.
La question reste celle de la coexistence pacifique des nations, question difficile mais plus ancrée dans l’histoire que ces constructions formelles que sont les grands ensembles qui cachent souvent des volontés de dominations de certains groupes mêlant intérêts nationaux, religieux ou économiques.
Rudolf Bkouche