par Valérie Fréon. Publié sur le site de MEE, le 1er août.
Dans cette région de la Cisjordanie occupée, les destructions dans les campements bédouins ne sont qu’un aspect de la politique israélienne d’expulsion des Palestiniens
Campement bédouin de Hadidiyeh, CISJORDANIE OCCUPÉE
En contemplant les vastes pâturages de la vallée du Jourdain, nul ne saurait imaginer la violence de la bataille qui se joue ici. Pour en comprendre l’ampleur, il faut se rendre dans des communautés bédouines comme celle de Hadidiyeh, dans le nord de la vallée, où vit Abou Saqer.
Avant même que celui-ci n’explique en détail ce que sa famille endure, l’état du campement nous fait comprendre les difficultés auxquelles font face ces communauté, ne serait-ce que pour accéder à leur lieu de résidence. Lorsque l’on vient de l’intérieur de la Cisjordanie via Tubas, au nord de Naplouse, le dernier kilomètre se fait à travers champs, ce qui rend tout déplacement compliqué, que ce soit pour acheminer du matériel et des vivres ou pour envoyer les enfants, dont certains en bas âge, à l’école.
Vivre la peur au ventre
Si la vingtaine de tentes couleur sable se fondent harmonieusement dans le paysage, les débris de celles détruites ces derniers mois témoignent du bras de fer permanent entre l’armée israélienne et les Palestiniens qui, dans toute cette zone, sont seuls face aux soldats et colons israéliens. 95 % de cette région, qui représente un tiers de la Cisjordanie, fait en effet partie de la « zone C » qui désigne, selon la terminologie des Accords intérimaires de paix d’Oslo, les 60 % de la Cisjordanie restés sous occupation israélienne directe depuis 1967.
À Hadidiyeh, les destructions du mois de janvier dernier sont encore dans tous les esprits. « Ils sont arrivés avec les bulldozers et ont commencé à raser plusieurs tentes », raconte Abou Saqer, calé dans une chaise en plastique au milieu d’une des tentes réservées aux invités.
« Ils ne se sont pas contentés de les mettre à terre. Ils ont ensuite rassemblé les débris pour en faire un tas qu’ils ont écrasé comme pour en faire une sorte de pâte. Je les regardais faire en souriant, ce qui a largement énervé leur chef, que je connaissais bien, car il était déjà là pour de précédentes opérations de destruction. Il m’a demandé pourquoi je riais. Je lui ai répondu que je ne comprenais pas pourquoi ils s’acharnaient autant, et que de toute manière, j’allais reconstruire, et à neuf.
« Pour se venger, il a ordonné aux soldats de nous interdire de reconstruire quoi que ce soit, pas même de quoi protéger mes enfants de la pluie. C’était en hiver, il faisait froid, on est restés quinze jours comme ça. »
À quelque pas de là, dans une autre tente où sa famille termine son déjeuner, les regards sont tous posés sur le benjamin de la bande, 3 ans, présenté comme un héros. L’histoire familiale raconte qu’alors qu’il ne tenait pas encore debout, il avait pris un petit caillou et l’avait lancé en direction des soldats qui opéraient une descente dans le camp.
Si le souvenir de la scène provoque des sourires, les visages des adolescents présents se ferment dès qu’on leur demande de parler de leur vie quotidienne. « Les soldats viennent tout le temps, et souvent ils nous frappent, dit l’un d’entre eux en hachant ses mots. Et on ne peut rien faire, juste se taire et attendre qu’ils repartent. Si je réagis, ils risquent de s’en prendre encore plus à mon père et à ma famille. »
La guerre de l’eau
À l’autre bout du camp, Rokaya, l’épouse d’Abou Saqer, est affairée près d’un des enclos abritant des moutons et engage aussitôt la conversation sur le « nœud » de cette guerre de l’ombre : l’eau. La vallée du Jourdain en est riche, mais la précieuse ressource est détournée par la puissance occupante au profit de ses colonies. Résultat : une précarité extrême pour les humains comme pour les animaux.
« Ils nous ont totalement coupés des puits et des sources, et vous voyez combien c’est difficile d’accéder ici. Les voitures et même les tracteurs ont du mal à nous amener des réservoirs, surtout en hiver, quand il a plu. »
« Il y a des fois où l’on va dormir en ayant soif, avoue Rokaya. Comment voulez-vous que mes enfants, surtout les petits, supportent ça ? Ils sont tout le temps malades ! ». De graves problèmes que ne connaissent pas les colons des implantations israéliennes proches de Ro’i et de Beka’ot, illégales aux yeux de la loi internationale mais qui sont directement alimentées en eau courante par la compagnie israélienne Mékorot.
Toute tentative de pallier l’absence de services de base dans ces communautés en construisant quatre murs pour servir d’école ou de centre médical est vouée à l’échec, Israël détruisant systématiquement les structures rénovées ou bâties à neuf sous prétexte qu’elles sont « illégales », puisque construites sans permis. Permis qu’il faut demander à la puissance occupante et qui, en conséquence, sont quasiment impossibles à obtenir dans cette région fragmentée en « zones militaire », « zones de tirs » et « réserves naturelles » censées être interdites d’accès aux populations palestiniennes.
Le terme de « réserves naturelles » fait sourire Abou Saqer : « Normalement, ces zones sont supposées servir à préserver la nature et à être bénéfiques à l’être humain. Mais ici, elles servent les objectifs de l’armée et des colons. Tous les ans, ils mettent le feu à certaines terres, et si un berger ou fermier palestinien pénètre dans ces secteurs, il doit payer de lourdes amendes ». Cette politique est inévitablement destructrice pour l’environnement, dans la mesure où elle contribue à la création de zones arides dans cette région fertile.
Les animaux comme les humains
Outre la terre et l’eau, l’armée israélienne s’en prend aussi à l’autre richesse de toute communauté bédouine : le cheptel. Moutons et chèvres sont régulièrement confisqués à leurs propriétaires et emmenés dans ce qui est appelé « la quarantaine », un autre terme qui déclenche ironie et amertume chez Abou Saqer.
« Mettre un animal en quarantaine dans le monde entier veut dire l’isoler du reste d’un troupeau s’il est malade, rappelle-t-il en allumant une énième cigarette. Mais pour les Israéliens, ce mot a un tout autre sens. Ils prennent nos bêtes qui sont en pleine forme et les parquent avec d’autres qui, elles, sont parfois malades, ce qui contamine tout le troupeau !! De plus, ils ne s’en occupent pas bien et elles nous sont rendues en mauvaise santé ».
En outre, pour récupérer les animaux ainsi confisqués, les propriétaires doivent payer des amendes : « Ils nous obligent à payer dès le premier jour l’équivalent de 6 euros par tête et par nuit, précise-t-il, et cela peut monter jusqu’à 14 euros ».
La réalité sur le terrain tranche radicalement avec les discours officiels israéliens que dénonce cet homme d’une soixantaine d’années qui ne quitte jamais en public son keffieh à damier noir et blanc : « Ils clament partout qu’ils sont une démocratie ! Voyons un peu ce que ce système démocratique et sa justice font ici. Les terres sur lesquelles nous nous trouvons nous appartiennent, nous possédons le tabou, le titre de propriété. Celui-ci a été reconnu aussi bien par les Britanniques [durant la Palestine mandataire, 1920-1948] que par les Israéliens ! ».
Mais posséder un acte de propriété n’a jamais signifié pour Israël que cela donnait le droit aux Palestiniens de vivre sur leur bien foncier. Titre de propriété ou pas, ces derniers sont considérés comme des intrus sur leur sol national.
« En 2006, après une longue bataille judiciaire, la Cour suprême israélienne nous a déclarés… illégaux ici ! », poursuit Abou Saqer. « Le citoyen palestinien né sur cette terre, où son père et son grand-père sont nés, et qui possède l’acte de propriété de cette terre reconnu par Israël, est illégal…. c’est ça, la Cour suprême israélienne… la justice israélienne. »
Forcer Israël à respecter les droits des Palestiniens
Pour les aider à rester sur leurs terres en attendant des jours meilleurs, la communauté internationale, dont la France, fournit une aide à ces communautés bédouines. Celle-ci consiste entre autres à leur procurer des tentes pour remplacer celles détruites par les autorités israéliennes. Or ces dernières n’hésitent pas non plus à détruire les infrastructures fournies par la communauté internationale, dans un cycle sans fin.
C’est ainsi que depuis le début de l’année 2016, au seul niveau européen, 72 structures en zone C financées par le service d’aide humanitaire et de protection civile de la Commission européenne (ECHO) ont été détruites, selon un communiqué du bureau de la Commission à Jérusalem reçu par MEE.
L’État d’Israël estime pour sa part avoir le droit de détruire tout projet qu’il définit comme « illégal », c’est-à-dire n’ayant pas fait l’objet d’une autorisation et d’une coordination préalable avec ses services.
Selon ce même communiqué de la Commission européenne, depuis 2009, quelque 600 projets financés par la Commission et les États membres, pour un montant de 2 300 000 euros, ont déjà été démolis, ou sont menacés de l’être. Ce qui prouve, pour Abou Saqer, que cette aide n’est pas la réponse appropriée si elle n’est pas accompagnée de sanctions claires envers Israël.
« Pourquoi les États, organisations internationales et associations qui nous aident ne réagissent pas lorsque le matériel qu’ils nous donnent est confisqué ou détruit ? Quelle est donc cette hypocrisie générale qui consiste d’un côté à nous aider, et de l’autre à continuer à avoir des relations normales avec Israël malgré toutes ses violations du droit international ?
« En fait, nous n’avons pas besoin de cette aide, nous avons juste besoin de nos droits à vivre librement sur notre terre », ajoute-t-il en guise de conclusion.
L’Union européenne assure régulièrement dans ses communiqués être déterminée à poursuivre son action auprès des populations palestiniennes en zone C, conformément à la loi internationale et aux Accords de paix d’Oslo. Le tout pour parvenir à l’objectif final : la construction d’un État palestinien viable aux côtés de l’État d’Israël.
Mais c’est justement dans la vallée du Jourdain que ces déclarations de principe sont les plus mal reçues, cette région étant cruciale à toute viabilité d’un État Palestinien. Pour les Palestiniens, bien au-delà des communautés bédouines, le soutien affiché des Occidentaux à la solution à deux États non accompagné de sanction n’a aucun sens, face à un État d’Israël qui poursuit son expansion territoriale, via notamment sa politique d’expulsion des communautés les plus démunies.