L’islamophobie est selon la formule d’Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed dans Islamophobie, Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman« : « le processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane. »
La racialisation consiste à considérer un groupe disparate et hétérogène de personnes comme un groupe homogène, aux mêmes caractéristiques sur la base d’un ou plusieurs éléments commun ou prétendument commun, comme par exemple la couleur de peau.
L’islamophobie est une racialisation des musulmans dans le sens où elle considère qu’un groupe extrêmement hétérogène composé d’1,6 milliards de personnes est homogène dans sa façon d’être et sa façon de penser le monde. En clair, tous les musulmans du monde entier – et ceux supposés l’être, les fameux « musulmans d’apparence » – pensent la même chose, pratiquent l’islam de la même façon et ont la même façon d’envisager le monde.
Les propos islamophobes envahissent massivement Internet entre 2003 et 2006 ; il ne s’agit pas de dire qu’ils n’existaient pas avant cette date mais ces 3 années sont charnières en France.
En 2003 commencent les débats sur le port du voile à l’école, bientôt soldés par une loi en 2004, votée à une large unanimité par la classe politique française.
En 2006 sont publiées dans France-soir et Charlie hebdo des caricatures de Mahomet et s’en suit un procès car des associations musulmanes et la grande mosquée de Paris décident de porter plainte contre Charlie hebdo pour 3 de ces caricatures. Cet élément est souvent oublié dans la presse où l’on préfère laisser entendre que ces « représentants des musulmans » ont porté plainte pour l’ensemble des caricatures publiées. Une discussion autour de cette plainte aurait pourtant permis, dés 2006, de comprendre ce qu’était l’islamophobie et comment elle s’exprimait. Il ne s’agissait pas de condamner toute critique de la religion musulmane mais des caricatures faisant des musulmans un groupe homogène uni dans la même volonté de violence. Lors du procès et d’un immense débat national, les plaignants ont été déboutés.
La loi de 2004 et le procès de 2006 ont suscité de vifs débats au sein de la communauté française ; ce fameux procès en étant l’acmé. Il semble que de nombreux français non musulmans n’étaient pas prêts à concevoir que les musulmans français avaient quelque chose à dire et pire qui n’allaient pas dans leur sens. C’est ainsi qu’on commence à lire de manière répétée, et croissante des propos islamophobes. Ainsi par exemple le fait de porter plainte en 2006 a été perçu comme une grande violence par bon nombre de français non musulmans comme s’il ne s’agissait pas d’une méthode tout à fait démocratique. Suite au procès, une soirée a été organisée par le ministère de la culture en l’honneur des caricaturistes et un documentaire a été tourné tant beaucoup avaient l’impression que la liberté d’expression aurait pu être mise à mal par les musulmans.
L’islamophobie sur Internet dans ces années là s’articule autour de plusieurs points :
– La violence comme critère intrinsèque à la pratique de la religion musulmane : les musulmans sont intrinsèquement violents car le coran est émaillé de récits violents et que la violence est quasiment vue un commandement divin. En ce sens l’islamophobie s’aligne ici sur le traditionnel racisme anti-arabes qui a construit en 1 siècle et demi, l’image d’arabes violents, conquérants et dominateurs. Philippe Sénac dans son livre Charlemagne et Mahomet-http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/Charlemagne-et-Mahomet] souligne que la victoire de Charles Martel à Poitiers en 732 ne semble pas être au regard des contemporains l’événement d’importance qu’il est désormais dans l’histoire française. En revanche c’est à partir de la conquête de l’Algérie en 1830 qu’on commence à reparler de la victoire de Charles Martel ce qui permet de justifier la colonisation et les féroces répressions qui lui sont intimement liées ; parait ainsi en 1836 un livre de Reinaud intitulé [Invasions des sarrazins en France. On recommence également à évoquer Poitiers après 1871 au moment de la perte de l’Alsace-Lorraine afin d’accélérer la reconstruction nationale.
Tout naturellement on assiste, par une partie de l’extrême droite française, à cette réappropriation des événements de Poitiers dés le milieu des années 2000 ; Charles Martel n’est plus vu comme le vainqueur des arabes mais des musulmans. Reparler de cette victoire permet de réaffirmer la violence quasi atavique et congénitale des musulmans et leur instinct de conquête. C’est en ce sens qu’il est important de comprendre en quoi l’islamophobie est une racialisation des musulmans qui deviennent un groupe ethnique avec la violence quasi chevillée au corps.
– l’intolérance vue comme caractéristique de la religion musulmane : les musulmans sont également vus comme intrinsèquement intolérants et qui ne souhaitent pas comprendre, comme les colonisés en leur temps, les bienfaits de la civilisation française ; la laïcité et le droit au blasphème et à rire de tout. Là encore, les islamophobes cherchent à expliquer par la lecture du coran ce prétendu trait de caractère.
Dans ces années là donc, l’islamophobie reprend assez volontiers les thèmes du racisme anti-arabe développé au cours de la colonisation et il faudra attendre le début des années 2000 pour voir émerger une théorie islamophobe s’élaborer et se dissocier du racisme anti-arabe.
C’est à ce moment là que l’islamophobie commence à ressembler à l’antisémitisme tel qu’il existe depuis la fin du 19eme siècle. L’antisémitisme tend, entre autres, à présenter les juifs comme des gens sournois, faisant toujours passer leurs intérêts avant ceux des non juifs, n’hésitant pas pour cela à mentir et à déstabiliser des sociétés, des gouvernements et des pays. Ils placeraient des « gens à eux » (juifs ou non) à des endroits stratégiques de la société pour la gouverner.
L’islamophobie sur Internet de ces 5 dernières années a profondément muté et tend à emprunter aux théories du complot chères aux antisémites :
– la taqiya. Cette pratique est une pratique minoritaire au sein de l’islam ; elle consiste tout simplement si l’on vit dans un pays où les musulmans sont persécutés à taire le fait d’être musulman ou à le nier pour protéger sa propre vie.
Depuis quelques années, une partie des sphères complotistes anti-musulmanes s’est emparé de ce concept pour expliquer que le coran donne la possibilité, voire l’obligation, aux musulmans de mentir aux non musulmans et ce quel que soit le sujet.
Le mot taqiya renvoie à plus de 150 000 occurrences sur google dont la majorité sont des sites racistes ; il faudrait y ajouter toute les autres orthographes pour voir l’ampleur du problème.
En clair, les musulmans mentent en continu et disent des choses qu’ils ne pensent pas pour mieux berner les non musulmans.
Ainsi lorsque des musulmans ont dit être contre les attentats de janvier, nombre d’internautes ont parlé de la taqiya ; les musulmans diraient juste cela pour plaire aux non musulmans mais ils n’en pensent pas un mot.
Ce weekend un banal fait-divers est devenu une affaire nationale ; lorsque les jeunes filles mises en cause ont expliqué qu’il n’était pas question d’islam, nombre d’internautes ont là aussi parlé de taqiya. Il était bien évident pour eux qu’elles étaient musulmans puisque leur prénom en témoignait et elles dissimulaient leurs véritables motifs – l’instauration de la charia – comme le coran les autorise à le faire. Il n’était tout simplement pas possible pour beaucoup d’internautes de penser qu’une femme qui a l’air musulmane puisse agir pour d’autres motifs que sa religion, réelle ou supposée. Le propre d’une théorie du complot est qu’elle est difficile à dénouer ; un musulman ne pourrait pas dire qu’il ne ment pas puisque cette parole là serait elle même vue comme un mensonge.
Malheureusement cet élément de la sphère complotiste s’est répandue chez certains media mainstream et on a vu fleurir ce genre d’articles où l’on nous explique que des terroristes ont adopté « la « taqiya », l’art de la dissimulation en langue arabe ». Cet article nous apprend que les terroristes feignent d’être des citoyens lambda avant de commettre leurs crimes.
Il paraîtrait logique pour n’importe qui qu’un criminel, qu’il soit terroriste ou non, n’aille pas laisser transparaître ce qu’il compte faire.
Ainsi Breivik et Mcveigh ne se sont pas promenés avec des signes ostensibles de leur radicalisation à l’extrême-droite avant de commettre leurs attentats.
Ainsi Lépine n’a pas dévoilé sa haine des femmes avant de commettre le sien.
Il est logique qu’un terroriste dissimule au maximum ses intentions s’il souhaite mener ses crimes à leur terme. Il n’y a donc rien de bien étonnant à ce que des terroristes islamistes fassent la même chose et il n’est pas question d’art de la dissimulation fusse-t-il français, burkinabé, chinois ou arabe.
En parlant de taqiya, ces media ouvrent l’hypothèses d’une dissimulation propre aux musulmans ; après tout s’il existe cette taqiya, sans doute que tout musulman la pratique, vont-penser certains.
– les dhimmi. Un dhimmi est un citoyen non musulman qui vit dans un pays musulman et qui a un régime juridique spécifique. A partir des thèses de Bat Ye’or, dés les années 90, s’est puissamment développée ces dernières années sur Internet l’idée du dhimmi et de la « dhimmitude ». Le dhimmi deviendrait donc le français non musulman soumis au tout puissant islam et qui n’aurait plus le droit de rien faire ; c’est toute l’idée du fameux pain au chocolat du ramadan. Les pauvres français non musulmans n’auraient plus le droit de manger pendant cete période.
Le dhimmi est également celui qui manœuvre en sous-main pour les musulmans soit parce qu’il s’est couché devant eux, soit parce qu’il y a un quelconque intérêt, souvent financier.
Tout comme les antisémites voient des sionistes partout qui manœuvrent pour les intérêts occultes des juifs, les islamophobes voient des dhimmis partout.
Ainsi en 2012 surgit l’affaire des piscines de Lille dont certains horaires seraient réservés aux musulmans. Les complotistes s’emparent de l’affaire et enquêtent sur la vie privée de Martine Aubry, maire de Lille. Il est découvert que son mari Jean-Louis Brochen a défendu des jeunes filles portant le voile exclues de l’école. Il n’en a pas fallu plus pour classer Aubry et son mari comme « dhimmis ». On a ainsi vu nombre de photo-montages montrant Aubry portant un voile voire une burqa et la rumeur a un temps couru qu’elle était une convertie (mais avec le principe de la taqya elle pouvait le dissimuler..).
Depuis 1 an, a surgi une autre affaire, celle d’Alain Juppé surnommé Ali Juppé. A Bordeaux va se construire une grande mosquée. Ce projet soutenu par Juppé a suffi à faire de lui un dhimmi pour nombre d’islamophobes. Il est d’ailleurs à parier que cet élément sera beaucoup utilisé lors des élections présidentielle de 2017 s’il arrive à se présenter.
Christiane Taubira est également vue comme une sorte d’agent dormant de l’islam ; il est en effet prétendu qu’elle ne voudrait pas évoquer les « arabo-musulmans » comme ayant été esclavagistes pour ne pas vexer les musulmans. C’est une des très nombreuses thèses complotistes autour de Taubira autour de laquelle gravitent les thèses les plus absurdes.
Dans le cas de Najat Vallaud-Belkacem c’est un peu différent puisqu’elle n’est pas vue comme une dhimmi – étant considérée comme musulmane – mais comme quelqu’un œuvrant pour les intérêts de la religion musulmane ; ainsi la folle rumeur de remplacer le latin par l’arabe est le dernier avatar d’une propagande intensive visant à montrer Belkacem comme un agent de l’état marocain et par là même de l’islam.
– le Qatar.
L’islamophobie tend à assimiler tous les musulmans, ou musulmans présumés comme une entité globale et homogène qui auraient les mêmes intérêts c’est à dire l’expansion et la domination de l’islam sur le monde entier.
A ce titre là, un musulman français est identique à un qatari par exemple et tous œuvrent dans le même but. Ainsi les affaires autour du PSG, du magasin le Printemps ont ravivé l’idée d’une France vendue « aux arabes » et donc à l’islam.
En dix ans donc les propos islamophobes se sont massivement imposés sur Internet. Des sites entièrement dédiés à l’islamophobie sont extrêmement visités et peu questionnés. L’islamophobie a, ces 5 dernières années, opéré une mutation ; si au départ elle reprenait des thèmes propres au racisme anti-arabe elle est désormais une théorie très construite avec ses propres obsessions qui procède à un travail de sape quotidien.
Ces thèses sont extrêmement difficiles à déconstruire car elles procèdent de fantasmes. Beaucoup les jugent risibles sans percevoir ce qu’elles disent de notre société ; les extrêmes-droites françaises ont dés le début d’internet, su utiliser ce medium comme un élément de propagande sans que rien ne soit fait contre eux. Il parait difficile en 2015 de ne pas considérer les sites complotistes et/ou d’extrême-droite comme des sources dangereuses d’opinion et pourtant c’est bien ce qui continue d’être fait.
L’emballement autour de l’affaire de Reims devrait nous questionner sur nos propres réactions ; la difficulté pour certains à revenir en arrière, à questionner leurs propres pensées montrent que l’islamophobie en tant que théorie profondément complotiste gagne du terrain dans la société française.