Il y aura bientôt un an, le 3 décembre 2023, l’armée israélienne ordonnait l’évacuation de Khan Younès, ma ville, là où je suis né et ai grandit.
Avant de quitter Gaza, le 13 février dernier, j’ai vécu le déchirement du déplacement forcé dans le sud de la Bande, entre la ville de Rafah chez des amis et la zone humanitaire d’al-Mawasi à l’ouest de de Khan Younès où je vivais avec ma famille jusqu’à cet ordre d’évacuation…
J’ai pu quitter Gaza pour venir en France et rejoindre ma femme et mes trois filles qui avaient été évacuées fin novembre dernier. Je laissais derrière moi, sous des tentes de fortune et dans des conditions de misère, ma mère, mes frères, mes sœurs et leurs enfants. En avril 2024 l’armée israélienne « terminait » son opération militaire dans ma ville en laissant derrière lui l’odeur de la mort et de la destruction.
Beaucoup de familles palestiniennes dont la mienne, avaient l’espoir de retourner chez elles, pour découvrir l’état de leurs demeures. Beaucoup en revenaient abattues, en larmes, car leurs maisons étaient totalement détruites. Par bonheur, la nôtre été encore vivable, il n’y avait que mon appartement au dernier étage qui avait été endommagé par les bombardements. Ma femme, nos trois filles et moi étions choqués mais mes frères et ma mère ont pu s’y installer et nous ont soutenus et confortés, nous promettant qu’ils allaient tout réparer quand la guerre sera finie.
A peine quatre mois plus tard, début août, l’armée israélienne renvoie à nouveau un ordre d’évacuation ! Ma famille est épuisée de revivre un déplacement pour s’abriter encore sous des tentes dans des conditions dégradées. Tsahal ne leur laissait pas le choix : ma famille a dû quitter notre maison en vitesse avec un minimum d’affaires. Ils se disaient tous que ça ira, qu’il n’aura pas plus de dommages que la première fois et que cette opération ne devrait pas durer longtemps… Pendant 22 jours l’armée s’est installée dans notre quartier, personne ne savait ce que ce qu’y s’y passait (ni, bien sûr, l’état des maisons). Au matin du 30 août l’armée la plus morale du monde, se retirait de Khan Younès laissant encore plus de destructions…Mais, au loin, notre maison ainsi que celles de mes oncles et de mes tantes étaient encore debout. Il y avait de l’espoir.
Malgré le danger mes frères sont partis en éclaireurs. En approchant de notre maison, c’était le choc : mes frères découvrant l’étendue des dégâts ne pouvaient que constater que notre maison n’était plus vivable.
Sans aucune raison, l’armée israélienne s’est acharnée sur notre maison : ils ont d’abord canonné l’escalier, situé au centre, ensuite leurs bulldozers ont éventré le rez-de-chaussée et le premier étage. A l’intérieur, tous les appartements de notre maison étaient détruits : affaires personnelles, jouets cassés, meubles en morceaux et équipements ménagers détruits mélangés dans un chaos indescriptible ! Plus rien ne peut être récupéré !
C’est notre maison, là où ils vivaient 20 neveux et nièces, où mes frères et moi avons fondé nos petites familles, là où nous avons fait l’adieu à notre père en 2021, là où ma mère a consacré toute sa vie pour nous faire grandir et a pris soin de nous… J’ai la nostalgie du café de ma mère1.
Une maison, n’est pas que des pierres. C’est là où nous avons vécu notre enfance, là où nous avons relevé et surmonté tous les défis que nous imposaient le blocus et les agressions israéliennes périodiques. Cette maison, ce sont des souvenirs heureux avec nos parents, avec ma femme et nos enfants, avec mes frères, mes sœurs et tous les petits enfants. Je pleure cette maison qui, symboliquement, était un investissement familial (notre père, mes frères et moi) destiné à faire vivre de belles familles imaginées dans un futur sûr.
J’ai pleuré cette maison parce qu’il ne me reste rien de mon père, que je suis loin de ma mère et de mes frères, que, depuis ce matin notre maison ne connaitra plus notre famille, le souvenir de notre chaleur, notre ambiance, nos sourires, les rires et les jeux de nos enfants… La haine des militaires est plus forte qu’une quelconque volonté de paix.
Mais nous reviendrons et reconstruirons notre maison du bonheur.
Iyad Alasttal
Journaliste, cinéaste (auteur des « Gaza Stories », de nombreux courts-métrages, réalisateur des images tournées à Gaza dans le film « Yallah Gaza » de Roland Nurier)
- Extrait du magnifique poème de Mahmoud Darwich : « A ma mère », traduit de l’arabe par Elias Sanbar :
J’ai la nostalgie du café de ma mère, du pain de ma mère, des caresses de ma mère…
Et l’enfance grandit en moi,
Jour après jour,
Et je chéris ma vie, car si je mourais,
J’aurais honte des larmes de ma mère ! A écouter, récité par Guillaume Galienne sur https://www.youtube.com/watch?v=iVVMy7VrQFw[↩]