Une « erreur technique »

Intervention de Pierre Stambul, président de l’UJFP, lors d’une réunion publique devant 150 personnes à Mondeville (Calvados) le 2 décembre avec Hind Khoury (représentante de la Palestine en France) et Omar Somi (représentant de la GUPS – les étudiants palestiniens).

Une « erreur technique »

Ce sont les termes utilisés par le ministre de la défense d’Israël, Amir Péretz, pour expliquer le massacre de Beit Hanoun dans la bande de Gaza : 19 civils dont 16 membres d’une même famille massacré(e)s par l’armée israélienne le 8 novembre. Amir Péretz s’était présenté aux élections comme un homme de gauche, se battant pour la paix et les droits sociaux. Avant ce massacre, il y avait eu beaucoup d’autres « erreurs techniques » : 1400 morts, en grande majorité des civils, lors des 34 jours de la guerre du Liban. Les Libanais ont eu droit à ce qui est le sort quotidien des Palestiniens : une destruction méthodique du pays, des villes et des infrastructures rasées (routes, usines, centrales électriques, eau potable …), des immeubles pulvérisés, des armes particulièrement meurtrières utilisées : bombes à fragmentation, mines antipersonnelles, uranium appauvri, des crimes de guerre avérés et qualifiés comme telles par de nombreuses ONG.

L’agression sans limite

Avant, pendant et après la guerre du Liban, l’agression contre la Palestine n’a jamais cessé. C’est à Gaza qu’elle est la plus tragique. Ce minuscule territoire surpeuplé (1,4 millions d’habitants et 4000 habitants par km2) est devenu un véritable « laboratoire » : Israël « expérimente » et montre qu’on peut détruire un territoire, l’assiéger, l’asphyxier, l’affamer, interdire toute activité économique et tout commerce, empêcher les écoles ou les hôpitaux de fonctionner, pousser les habitants encerclés à se combattre les uns les autres. Et qu’on peut tuer en toute impunité. Plus de 400 personnes ont été « exécutées » sans jugement par les forces israéliennes depuis le début juillet. Toutes sont qualifiées « de terroriste » ou « d’activiste armé » par l’armée israélienne. Quand il est trop difficile d’assimiler la population civile au terrorisme, on parle d’erreur technique.
Le discours dominant en Israël est bien rodé : « nous n’avons pas de partenaire pour la paix ». Il serait plus juste de dire que chaque fois qu’une perspective de paix a pu exister, les gouvernements israéliens ont tout fait pour la détruire. La propagande a réussi à établir un consensus terrible dans l’opinion israélienne. D’un côté, l’équation Hamas ou Hezbollah = terroriste est communément admise. Les questionnements sur les raisons qui ont rendu ces mouvements populaires sont occultés. De l’autre et c’est encore plus terrible, presque tout le monde trouve normal de tuer 20 civils pour un « terroriste ».Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi un compromis comme celui qui a mis fin à l’Apartheid en Afrique du Sud n’a pas été possible au Proche-Orient ? Pourquoi des initiatives comme Oslo ou Genève n’ont-elles donné aucun résultat ou sont devenues une duperie de plus ? Pourquoi la communauté internationale tolère-t-elle une telle injustice ?

La question du sionisme

On ne comprend rien à ce qui apparaît comme une fuite en avant, meurtrière pour les Libanais ou les Palestiniens, et suicidaire à terme pour les Israéliens, si on ne fait pas une analyse du projet sioniste.
Le sionisme est-il une forme de nationalisme issu de la grande vague des nationalismes européens ? Est-il un projet « messianique » visant à fabriquer un « Juif nouveau » dans un pays nouveau ? Est-il un « havre de paix » pour les Juifs en cas de persécution ? Est-il un projet colonial visant à occuper des nouveaux territoires et à en expulser la population autochtone ? Est-il le bras armé de l’impérialisme au Proche-Orient ? En fait il est un peu tout cela à la fois.
Au départ, le sionisme va théoriser plusieurs idées : « les Juifs ne peuvent vivre qu’entre eux. Le mélange, la citoyenneté ou l’égalité des droits sont des leurres. L’antisémitisme est inéluctable, il est inutile de le combattre. La seule solution, c’est le regroupement de tous les Juifs dans un seul pays en construisant un état juif. » Autrement dit, le projet sioniste repose sur plusieurs mensonges fondateurs. Le pire, c’est « la terre sans peuple pour le peuple sans terre », négation radicale du peuple palestinien autochtone dans le plus pur style colonialiste. Négation qui s’accompagnera de celle de la Naqba puisque les Israéliens n’ont jamais reconnu leur responsabilité dans la purification ethnique de 1948-49. Mais dès le départ, le projet sioniste est une négation de toute idée de citoyenneté ou d’égalité des droits. Dans l’état juif où on va reprendre en partie la définition religieuse de qui est juif ou qui ne l’est pas, seuls les Juifs sont des citoyens à part entière. Les Non-Juifs qui n’ont pas été expulsés sont des citoyens de seconde zone. Et ils sont menacés en permanence par la loi « du retour »qui permet à n’importe quelle personne se proclamant Juif d’émigrer.
Pour construire l’Israélien nouveau, il a fallu détruire le Juif, le minoritaire, le cosmopolite, l’universaliste. Il a fallu détruire les langues et les traditions de la diaspora, il a fallu détruire l’histoire et les racines des différents judaïsmes pour fabriquer une nation sans mémoire et sans véritables valeurs. Dans les mythes fondateurs de l’Etat d’Israël, il y a le militarisme (l’armée est plus qu’un état dans l’état, c’est elle qui dirige le pays) et il y a l’image du pionnier qui défriche et qui transforme « le désert en jardin », ce qui occulte les fonds énormes dont le projet sioniste a bénéficié. L’image actuelle d’Israël, c’est celle du militaire frustre et brutal tirant sur des civils ou humiliant les familles sur les barrages qui balafrent la Palestine.
60 ans après la fondation de l’Etat d’Israël, comment conserver un accord majoritaire dans la population avec ce projet ? Essentiellement en instrumentalisant et en récupérant le souvenir des crimes européens : l’antisémitisme et le génocide nazi. Israël n’aurait pas existé sans le génocide. L’Occident a décidé de faire payer le génocide nazi à un peuple qui n’avait aucune responsabilité dans ce crime : le peuple Palestinien. Chaque manifestation d’antisémitisme renforce le projet sioniste en persuadant les Juifs que la seule solution, c’est d’émigrer. Quand l’antisémitisme n’existe pas, il est quand même agité comme épouvantail. En Israël, on décrit la France comme un pays où les Juifs sont en danger, dans le but évident de les faire émigrer. Tout est fait pour développer chez les Juifs le « complexe de Massada », l’idée que tout le monde les hait, que toute opposition à la politique israélienne vise à détruire les Juifs et qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. La propagande présente « l’antiisraélisme » lié à l’occupation de la Palestine comme une continuation de l’antisémitisme nazi. C’est le fameux « Arafat est un nouvel Hitler ». Comme si on pouvait comparer le racisme meurtrier contre une minorité de parias avec la résistance à une armée coloniale. La plupart des institutions juives du monde entier (à commencer par le CRIF) soutiennent inconditionnellement tout gouvernement israélien et se font les complices de l’instrumentalisation de l’antisémitisme. En même temps, le CRIF approuve silencieusement le racisme et les discriminations contre d’autres populations : Arabes, Noirs, Tsiganes.
Israël a pu apparaître au début comme un refuge pour les Juifs persécutés. Cette idée doit être tempérée. Les Juifs du monde arabe n’avaient jamais subi de persécution dans leur histoire comparable à ce qu’ont subi les Juifs du monde chrétien. C’est le sionisme et le fait colonial qui les ont déstabilisés. Tout a été fait en Israël pour les faire émigrer et peupler un pays dont ils sont devenus des prolétaires exploités et méprisés par « l’élite » israélienne.
L’Etat d’Israël prétendait apporter aux Juifs la « sécurité ». Il leur a amené une guerre et une insécurité sans fin.

Le colonialisme

Le grand virage du projet sioniste a lieu en 1967. La conquête de nouveaux territoires s’accompagne du projet immédiat de les coloniser et « d’achever la guerre de 1948 » en expulsant les Palestiniens. Les Israéliens rêvent alors de réussir ce que les Australiens ou les Nord-Américains ont réussi vis-à-vis des Aborigènes ou des Amérindiens : éradiquer jusqu’au souvenir du peuple autochtone pour qu’il ne soit plus en mesure de revendiquer quoi que ce soit. Pour coloniser, le gouvernement de l’époque (« de gauche ») va littéralement créer le courant national-religieux en offrant aux intégristes toutes les facilités pour s’installer en territoire occupé. En même temps, des rapports privilégiés militaires, économiques et politiques s’instaurent entre les Etats-Unis et Israël, assurant au pays un armement, un financement et un soutien illimités. Aux Etats-Unis, un puissant courant sioniste devient politiquement hégémonique en s’appuyant sur les « Chrétiens Sionistes », courant chrétien millénariste, raciste à la fois contre les Arabes et les Juifs et qui soutient la colonisation des territoires occupés à partir d’une lecture littérale de la Bible. Dans toutes les guerres qui suivront, Israël se comporte en bras armé des Etats-Unis qui rêvent de remodeler totalement la région à leur profit.
En 1988, l’OLP fait un compromis énorme en reconnaissant l’Etat d’Israël dans ses frontières de 1949, en acceptant de ne construire le futur état palestinien que sur 22% de la Palestine historique. 5 ans plus tard, les accords d’Oslo semblent rendre cette perspective possible.
Pourquoi cela a échoué ? Parce que jamais, les différents gouvernements israéliens n’ont songé à démanteler les colonies. Au contraire, plus de 50000 nouveaux colons se sont installés en Cisjordanie entre les accords d’Oslo et l’assassinat de Rabin. Jamais les Israéliens n’ont accepté une paix fondée sur l’égalité des droits entre les deux peuples et la justice. Jamais ils n’ont accepté l’idée que la Naqba a été un crime et que le droit au retour des réfugiés est indiscutable. Ils ont toujours regardé les Palestiniens avec une incroyable condescendance, acceptant tout au plus un futur Etat palestinien qui serait en fait un bantoustan éclaté non-viable manquant d’eau, de terre et d’unité territoriale.
Faire une vraie paix nécessiterait de mettre fin au projet sioniste de regrouper tous les Juifs dans un seul pays et de reconnaître que ce projet a commis un crime fondateur (La Naqba). Cela impliquerait la transformation de la société israélienne en une société « normale » où tous les citoyens auraient les mêmes droits quelles que soient leurs origines. La société israélienne a refusé de franchir ce pas et a continué la colonisation. La société israélienne est anesthésiée par la propagande et, de la prétendue gauche travailliste jusqu’à l’extrême droite, il y a un consensus dans la classe politique pour détruire la société palestinienne. Ce sont les Palestiniens qui n’ont pas « de partenaire pour la paix ».

L’UJFP

Une paix juste passera par ce qu’Esther Benbassa appelle le « postsionisme », par une rupture de l’opinion juive avec un projet meurtrier, avec l’acceptation d’un dialogue d’égal à égal entre les Israéliens et les autres peuples de la région.
L’Ujfp a été créée en 1994 mais elle a vraiment pris son essor au moment de la deuxième Intifada. Comme d’autres, nous avons été profondément indignés par la barbarie d’une armée tirant sur des civils. Il s’y est rajouté pour nous le fait que le crime se faisait « en notre nom » parce que le sionisme prétend parler au nom de tous les Juifs. Il n’a pas été facile pour nombre d’entre nous d’adhérer à une association faisant référence au judaïsme alors que nous sommes laïques et opposés au communautarisme. Nos raisons sont multiples :
• Juif, Sioniste et Israélien, c’est différent. Nous dénonçons la confusion permanente qui sert à justifier l’injustifiable. Nous dénonçons la confiscation de la parole juive. Nous montrons que des Juifs peuvent s’opposer au colonialisme et au militarisme en se revendiquant d’une autre histoire : celle des révolutionnaires juifs de toute obédience, des militants anticolonialistes, de la résistance au nazisme … Toute confusion entre Juif et sioniste sert la politique israélienne.
• L’Ujfp milite avec d’autres associations pour soutenir les droits du peuple palestinien. C’est pour moi un grand honneur d’intervenir dans cette réunion avec Hind Khoury et Omar Somi. Notre présence dans les collectifs montre que la guerre là-bas n’est ni communautaire, ni religieuse, ni raciale. C’est une guerre qui porte sur un « ethnocide » contre les Palestiniens à qui l’état d’Israël refuse l’égalité des droits et la justice.
• Il y a en Israël une minorité qui fait un travail exemplaire : ces anticolonialistes ont franchi le pas de la solidarité active avec les Palestiniens. Femmes en Noir, refuzniks, anarchistes contre le mur, membres d’associations binationales comme Taayouch ou l’association des familles endeuillées, groupes allant sur les barrages militaires pour témoigner, journalistes (Amira Hass, Gideon Lévy …), historiens (Ilan Pappé…), cinéastes (Eyal Sivan, Avi Mograbi …), universitaires (Tanya Reinhardt) sans oublier bien sûr des personnalités comme Michel Warschawski ou Uri Avnéry. Ces Israélien(ne)s sont un peu comme les Français(e)s qui ont été porteurs de valise pendant la guerre d’Algérie. Ils rendent le combat pour un avenir non barbare possible. L’Ujfp les soutient.
• Et puis, notre association est en première ligne pour refuser l’éternel chantage à l’antisémitisme dès qu’on dénonce l’occupation. L’antisémitisme et le génocide, c’est aussi notre histoire ou celle de nos parents. Instrumentaliser cette histoire est inadmissible. L’Ujfp est favorable au boycott des produits israéliens et à des sanctions internationales contre ce pays tant que durera l’occupation.

Pour finir, je dirai simplement que la Palestine traverse des heures tragiques. Qu’il est inacceptable qu’un peuple subisse une telle oppression depuis si longtemps. Que ce peuple est devenu un symbole comme le peuple Vietnamien pour la génération précédente. Que la solution des nombreux conflits de la région nécessite au préalable une paix juste en Palestine. Que la résolution de ce conflit n’a rien de « compliquée ». Elle implique le respect du droit international et la reconnaissance du peuple palestinien dans tous ses droits : fin de l’occupation, de la colonisation, de l’agression permanente, des humiliations. Partage équitable de la terre, de l’eau et de toutes les richesses de la région, droit au retour des réfugiés.
Pour cette cause, tout le monde doit s’engager.

Pierre Stambul,
Président de l’Union Juive Française pour la Paix

    Tous les dossiers