Entretien d’Alain Gresh réalisé par Pierre Barbancey
Mercredi 7 Juin, 2017, L’Humanité.
Guerre des Six-Jours. Dans un entretien, Alain Gresh évoque le climat qui règne alors en France et la position de De Gaulle, qui, contre tous les partis à l’exception du PCF, condamne l’attitude de Tel-Aviv.
Le 5 juin 1967 éclatait ce qu’on a ensuite appelé la guerre des Six-Jours. Dans quel contexte se produisent ces événements ?
Alain Gresh Personnellement, je n’utilise pas le terme de guerre des Six-Jours parce que c’est un terme israélien qui renferme un certain mépris vis-à-vis des pays arabes. En 1967, on est en pleine guerre froide, en pleine guerre du Vietnam. C’est un affrontement soviéto-américain et, au Proche-Orient, un affrontement politique entre un courant nationaliste-révolutionnaire, représenté par Nasser en Égypte et le parti Baas en Syrie, et les pays arabes réactionnaires représentés par l’Arabie saoudite d’un côté et Israël de l’autre. La guerre israélo-arabe de 1948 s’est terminée par des accords d’armistice, pas par des accords de paix. Il y a des conflits permanents notamment entre Israël et la Syrie dans la zone démilitarisée. En 1966, une fraction radicale du parti Baas a pris le pouvoir à Damas, qui proclame la nécessité de libérer la Palestine. Ce qui inquiète les Israéliens. Les tensions sont fortes, l’aviation israélienne abat des avions militaires syriens. C’est donc une période particulièrement tendue et l’Égypte de Nasser décide de fermer le détroit d’Akaba et de demander le retrait des troupes de l’ONU qui stationnent là depuis la guerre de 1956. Jusqu’en 1956, ce détroit était fermé aux navires israéliens. Un des résultats de la guerre de 1956, une guerre d’agression israélo-franco-britannique, est d’obtenir l’installation des forces des Nations unies qui permettent, entre autres, le passage des navires israéliens. Dans le cas de cette escalade entre Israël et les pays arabes, Nasser demande à l’ONU de retirer partiellement ses troupes. En fait, elles vont être retirées totalement. En solidarité avec la Syrie, le président égyptien va faire entrer une partie de son armée dans le Sinaï.
À partir de là, il va y avoir une campagne de presse, notamment en France, disant qu’Israël est encerclé. Et, le 5 juin 1967, Israël détruit au sol l’aviation égyptienne et syrienne, ce qui est le déclenchement des hostilités. Au départ, les Israéliens affirment que ce sont les Égyptiens qui ont attaqué. France Soir titre même sur l’attaque égyptienne et l’on sait aujourd’hui que c’est faux. Mais l’argument qui va prévaloir est qu’Israël était menacé d’extermination. En France, il y a une véritable émotion autour de cette question. On assiste à de grandes manifestations de soutien à Israël. Or on sait par les archives et les déclarations des généraux israéliens qu’à aucun moment ils n’ont cru qu’ils étaient menacés d’extermination ! C’est une guerre qu’Israël a planifiée depuis très longtemps pour reconquérir Jérusalem et l’ensemble de la Palestine historique. L’armée égyptienne est vaincue très rapidement, l’armée syrienne aussi. Israël sort grand vainqueur de cette guerre, a la main sur la Palestine historique, occupe le Golan et le Sinaï.
Un des résultats de cette guerre de 1967, n’est-ce pas le lancement d’une politique de colonisation des territoires palestiniens par Israël ?
Alain Gresh Ce qui est caractéristique de la politique sioniste depuis ces années, c’est la politique du fait accompli. L’idée fondamentale est que toute la Palestine est juive, donnée par Dieu. Même pour des gens qui sont des laïques et des athées. Ensuite, ils jouent avec le rapport de forces. Dès qu’ils le peuvent, ils font un pas en avant. C’est comme ça que la colonisation s’est développée après 1967. Il faut rappeler qu’il existait déjà une politique de colonisation interne à l’égard de la minorité arabe israélienne notamment par la confiscation des terres. Ça va se développer petit à petit en Cisjordanie et dans le Golan. Au départ, des raisons militaires sont invoquées mais, très vite, les colonies se répandent. Pour les travaillistes qui sont au pouvoir de 1967 à 1977, il y a l’idée qu’il faudra un accord avec la Jordanie. Après 1977, avec l’arrivée au pouvoir de la droite et de Menahem Begin, la colonisation va se poursuivre pour ne plus s’arrêter.
En 1967, au moment de la guerre, les pays occidentaux soutiennent Israël, mais la France se démarque de cette position ?
Alain Gresh C’est une décision prise essentiellement par le général de Gaulle. Durant la crise qui a précédé la guerre, la France essaie de jouer les médiateurs. De Gaulle reçoit des émissaires arabes à qui il demande de ne pas déclencher le conflit et fait de même avec le ministre israélien des Affaires étrangères. Et quand Israël déclenche quand même le conflit, la France, ou plutôt de Gaulle, va condamner. Il va décréter un embargo sur les armes. Ce qui est important puisque, jusqu’en 1967, la France est le principal fournisseur d’Israël, notamment des Mirage. En même temps, pour montrer qu’il n’est pas anti-israélien ou antisioniste, il va fournir les pièces de rechange à l’aviation israélienne. Il condamne car il pense que c’est une guerre d’agression qui va rendre plus compliquée la situation dans la région. L’histoire va lui donner raison. Il le fait contre l’opinion publique et contre l’ensemble de la classe politique, y compris les gaullistes qui sont pour la plupart pro-israéliens, à l’exception du Parti communiste français (PCF), qui est le seul à mettre en garde et à dénoncer la politique israélienne.
Ce revirement de la politique française est-il de circonstance ou est-ce un véritable changement dans la durée ?
Alain Gresh Il faut prendre en considération la vision de De Gaulle sur la Méditerranée et les relations avec le monde arabe. Dès la fin de la guerre d’Algérie, il va faire un effort pour développer les relations avec l’Algérie indépendante, avec l’Égypte de Nasser… Évidemment, il considère aussi les intérêts économiques et politiques de la France. Il ne voit pas seulement le cas israélien. Sinon, une fois de Gaulle parti, cette politique aurait changé. Or une des choses étonnantes est que, globalement, avec des nuances, la politique qu’il lance en 1967 va être celle de ses successeurs, indépendamment des sensibilités des uns et des autres. Il est vrai que lorsque Mitterrand arrive à la présidence, les Israéliens ont beaucoup d’espoirs sur l’amélioration des relations. Ce sera le cas mais ça ne changera rien fondamentalement. Giscard a ainsi inscrit dans le marbre une politique avec la déclaration de Venise. C’est une déclaration faite en 1980 par les six pays européens qui fixe deux principes pour toute solution : le droit à l’autodétermination des Palestiniens et la négociation avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Cela va rester même sous Mitterrand, malgré son syndrome pro-israélien. Ce sont ces principes qui vont permettre la négociation entre Israéliens et Palestiniens. Ce qui montre le rôle que la France peut jouer politiquement en fixant des orientations qui correspondent aux principes du droit international. C’est ce qui, à l’époque, explique le rayonnement de la France dans la région.
On a néanmoins le sentiment que, depuis, il y a un véritable rapprochement de la France vis-à-vis de la politique israélienne…
Alain Gresh Il y a un véritable tournant qui commence après 2003, même si Chirac reste sensible à la question palestinienne. Mais, avec Sarkozy et Hollande, on assiste à ce que j’appelle un « tournant silencieux ». Les responsables français affirment que la politique n’a pas changé : pour un État palestinien, condamnation de la colonisation… Mais, en fait – et c’est nouveau –, on développe les relations bilatérales avec Israël comme si la question de la Palestine n’existait pas. Avant, ces relations bilatérales dépendaient, d’une certaine manière, de ce qu’Israël faisait en Palestine. Nicolas Sarkozy disait que, pour avoir une influence, il fallait être gentil avec Israël. Mais, à la fin de son mandat, il a reconnu que cette politique était une erreur en traitant Benyamin Netanyahou de menteur. François Hollande est allé encore plus loin dans cette politique avec cette fameuse rencontre avec Netanyahou et son chant d’amour pour Israël (allusion à une soirée privée dont on a néanmoins pu voir des images sur YouTube, très certainement postées par les Israéliens, où l’on voit le président français dire son « amour » pour Israël – NDLR). En fait, c’est le retour à l’idée occidentale, à l’Otan. Israël fait partie du camp occidental, nous sommes en guerre contre l’islam et le terrorisme, et Israël est notre allié. Une argumentation que l’on retrouve aussi bien à droite (LR) qu’au PS. Là est le véritable tournant. Il est presque difficile à combattre parce que l’idée qui est développée est de laisser Palestiniens et Israéliens négocier seuls. Comme si au moment de l’invasion du Koweït par l’Irak on avait dit que l’émir koweïtien devait négocier seul avec Saddam Hussein. Et puis, il y a cette capitulation de la France. Nous sommes dans l’Otan, nous n’avons jamais été aussi suiviste des États-Unis. De Gaulle a pourtant montré que la France pouvait avoir une volonté politique et jouer un rôle.
Un chant d’amour et une bande dessinée
Sans doute inspirés par les déclarations de François Hollande qui, en privé, a déclamé son amour pour Israël devant Benyamin Netanyahou, Alain Gresh et Hélène Aldeguer viennent d’éditer un ouvrage assez remarquable, car il propose en même temps une bande dessinée de qualité et un texte aussi didactique qu’agréable. Même ceux qui pensent connaître cette histoire, qui s’étend de 1967 à 2017, sont étonnés de découvrir des informations assez peu révélées. Comme par exemple cette chanson commandée à Serge Gainsbourg mais jamais enregistrée, dans laquelle il affirme être prêt à aller se battre pour Israël ! Plus sérieusement, on se plongera dans l’atmosphère d’une époque pas si révolue. Un livre à mettre entre toutes les mains.
Pierre Barbancey
grand reporter