« Un projet colonial aujourd’hui repensé, en France, comme une défense des valeurs laïques »

Par Adam Shatz, essayiste

Dans Chassés de la lumière (Stock, 1972), l’écrivain américain James Baldwin raconte que peu après son installation en France en 1948, il a vu « des policiers tabasser en pleine rue un vieux vendeur de cacahuètes arabe, par ailleurs manchot, et observé les regards indifférents des Français attablés aux terrasses des cafés et les visages congestionnés des Arabes ». Avec un « généreux sourire », les amis de Baldwin l’avaient rassuré en lui expliquant qu’il était différent des Arabes : « Le Noir américain est très évolué, voyons ! » Alors que les Arabes, selon eux, « ne voulaient pas être civilisés ».

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A part les anciens combattants vieillissants de la guerre d’Algérie, plus personne en France ne parle d’« Arabes ». Aujourd’hui on parle de « musulmans ». Or les musulmans français sont les descendants du vendeur de cacahuètes évoqué plus haut, et, trop souvent, sont la cible de la même intolérance raciste. Comme le racisme que Baldwin décelait chez ses amis parisiens, celui-ci porte souvent un masque noble : antiterroriste, laïc, féministe.

Le récent éditorial de Charlie Hebdo, « Qu’est-ce que je fous là ? », en est un exemple. Les attaques terroristes de Paris et Bruxelles « ne sont que la partie émergée d’un gros iceberg », écrit le dessinateur Laurent Sourisseau (« Riss »). Les parties non visibles de l’« iceberg » comprennent entre autres le penseur suisse Tariq Ramadan, qui a été accusé de pratiquer un « double langage », faisant mine d’être un modéré tout en œuvrant secrètement à l’instauration de la charia en Europe.

Le musulman « dissimule toujours quelque chose »

Certes, plaisante Riss, « il ne prendra jamais une kalachnikov pour tirer sur des journalistes dans leur salle de rédaction » mais « d’autres le feront à sa place ». Et n’oublions pas la « femme voilée » dans la rue, ou le boulanger de quartier qui a cessé de proposer des sandwiches au jambon. Aucune attaque terroriste « ne pourrait avoir lieu sans le concours de tous ».

Comme l’Arabe à l’époque de Baldwin – ou le juif à une époque antérieure – le musulman d’aujourd’hui « dissimule toujours quelque chose », soit un complot terroriste, soit un complot pour islamiser la France, soit les deux. Il profite de la crainte des bien-pensants « d’être traités d’islamophobes ou de racistes ».

L’idée selon laquelle la tolérance et le relativisme culturel feraient le lit de l’islamisation de la France est un vieil argument qui remonte aux débuts de l’Algérie française. Celui qui la reprend le plus clairement aujourd’hui est le philosophe Alain Finkielkraut. L’antiracisme, explique-t-il, « sera au XXIe siècle ce que le communisme a été aux années 1920 », et sa forme la plus pernicieuse est celle de l’anti-islamophobie.

L’été dernier, à côté de celle de Nicolas Sarkozy, il a ajouté sa signature à une pétition publiée dans Valeurs actuelles pour protester contre la proposition de convertir en mosquées certaines églises désaffectées : la défense de la Iaïcité passe désormais par la sauvegarde des églises.

Expression d’émancipation

De telles opinions ne sont guère surprenantes à droite. Mais les positions de Finkielkraut ont été reprises par un certain nombre de figures éminentes de la gauche socialiste, parmi lesquelles le premier ministre Manuel Valls pour qui l’islamophobie est le « cheval de Troie du salafisme ».

Plus récemment la philosophe féministe Elisabeth Badinter, qui avait autrefois comparé l’autorisation du hidjab dans les écoles françaises à l’accord de Munich, a appelé au boycott des marques proposant des foulards et autres vêtements islamiques. L’accusation d’islamophobie, a récemment déclaré Mme Badinter au Monde (4 avril), est « une arme que les islamo-gauchistes ont offerte aux extrémistes ».

Selon cette opinion, non seulement s’en prendre à l’islam n’est pas du racisme, mais c’est défendre les valeurs françaises, au premier rang desquelles la laïcité et la protection des droits des femmes. C’est une expression non pas d’oppression, mais d’émancipation : la libération de tous les citoyens français, dont les femmes musulmanes qui subissent la tyrannie de leurs pères, frères et voisins dans les banlieues.

Il y a une certaine logique dans cet argument. Le terme « islamophobie » est imprécis et peut rendre difficile la distinction entre critique de la religion – telle que l’expriment des intellectuels arabes comme Adonis et Kamel Daoud – et discrédit général à l’égard de toute personne pratiquant l’islam ou née dans une famille d’origine musulmane. Les défenseurs d’un islam traditionaliste ont intérêt à brouiller la distinction. Tout comme l’Etat islamique, qui cherche des recrues parmi les jeunes musulmans européens qui se sentent perdus ou rejetés.

La loi de 1905 n’a pas seulement privé l’Eglise catholique de son pouvoir, elle a aussi permis aux juifs et aux protestants d’exercer plus librement leur foi.

Ceux qui affirment seulement critiquer l’islam, tout en s’employant en permanence à insulter les musulmans en général, contribuent fortement à cet amalgame entre islam et citoyens de confession ou d’origine musulmane. Ils pratiquent la même ambiguïté tactique que ceux qui déploraient l’influence du judaïsme dans la vie française à la fin du XIXe siècle et accusaient ceux qui dénonçaient l’antisémitisme de vouloir supprimer la liberté d’expression – le magazine antisémite d’Edouard Drumont, fondé en 1892, s’intitulait La Libre Parole. Très peu d’entre eux expriment un racisme « biologique » à l’ancienne ; leur « racisme culturel » représente les musulmans comme une irrémissible cinquième colonne djihadiste.

Le cas d’Elisabeth Badinter est plus complexe. Elle formule ses positions dans le langage apparemment progressiste du féminisme laïque et de l’universalisme républicain. Elle ne voit pas dans chaque musulmane voilée le soldat potentiel d’une invasion islamique. Et pourtant elle ne peut concevoir qu’une femme puisse choisir de porter le voile ; elle ne voit en elle qu’une femme soumise que l’on doit contraindre à se libérer, comme ces « nègres » partisans de l’esclavage américain évoqués par Laurence Rossignol (que Mme Badinter a soutenue).

Ce désir de libérer les femmes musulmanes s’insère dans la longue histoire des « hommes blancs sauvant les femmes brunes des hommes bruns » (selon la formule de la critique littéraire indienne Gayatri Spivak) : un projet colonial qui est aujourd’hui repensé, en France, comme une défense des valeurs laïques dans les « territoires perdus de la République ».

Les valeurs de la France risquent d’être perverties par une ligne de défense aussi ambitieuse. La loi de 1905 qui a instauré la laïcité était fondée sur la neutralité de l’Etat à l’égard des institutions religieuses ; elle n’a pas seulement privé l’Eglise catholique de son pouvoir, elle a aussi permis aux juifs et aux protestants d’exercer plus librement leur foi.

Les défenseurs actuels de la laïcité, aussi bien à droite qu’au centre gauche, ont abandonné tout semblant de neutralité. Il n’est guère étonnant que pour nombre de musulmans en France, y compris la majorité silencieuse qui ne met que rarement, sinon jamais, les pieds dans une mosquée, le « gros iceberg » de Charlie Hebdo n’apparaisse que comme un terme codé leur enjoignant de rester à leur place.

(Traduit de l’anglais par Gilles Berton)

Cet article est d’abord paru dans la « London Review of Books »