* Anna Langfus 1961
La dernière saison a vu sauter encore un cran de la ceinture de sécurité antiraciste qui s’était imposée en France après la seconde guerre mondiale. Si l’on reprenait les choses lues vues et entendues aujourd’hui dans le contexte des années soixante dix par exemple elles seraient inouïes, relèveraient du pur scandale.
La responsabilité de ce lent et profond travail de rongeur, incombe totalement aux élites de ce pays qui ont remplacé les agendas sociaux et économiques par un agenda calqué sur le programme de l’extrême droite: identité-sécurité. Définissant ainsi une norme française: blanche chrétienne et raciste qui refuse l’étranger, le réfugié, le rrom, le noir, l’arabe, le musulman, qu’ils soient français ou non. A la population en désarroi social et économique on accorde ainsi un privilège, en guise de carotte, celui de l’appartenance à la norme dominante et on lui a donné deux armes outils, vous êtes laïques et vous êtes pour les droits des femmes. Dans un pays où les mêmes s’empressent de rappeler leurs racines chrétiennes, considérées elles comme républicaines et laïques et féministes (sic!) et où une femme meurt sous les coups de son compagnon tous les trois jours!
Ceux qui ont du cœur et de la mémoire n’ont plus la force de rire de cette grotesque défiguration des outils progressistes, plutôt le cœur à pleurer lorsque ils voient des femmes insultées devant leurs enfants et leurs familles, des regards mauvais dans les rues sur les porteurs de l’opprobre, foulard, barbe, jupe… Ceux là se souviennent aussi des juifs d’Europe centrale portant leurs signes distinctifs et des descentes d’Action Française dans le Marais… La résurgence de cette époque nauséabonde annonciatrice de catastrophes contre les juifs, les rroms, les homosexuels… les handicapés, donne la nausée.
Je me souviens d’un livre pris dans la bibliothèque de ma mère, les Eaux mêlées de Roger Ikor, prix Goncourt 1955 oublié, un «écrivain du désastre» comme on l’a appelé avec les quelques autres, oubliés aussi, qui ont décrit l’avant guerre juste après la guerre. Fuyant les pogroms de Russie une famille juive arrive à Paris et s’installe dans le Marais juif de l’époque. Une descente de l’Action Française aux cris de morts aux juifs, le héros glacé regarde les juifs s’enfuir devant le cortège, une femme tombe, il est terrifié, mais deux hommes sortent du cortège et la relèvent en riant.. il respire : Paris ce n’est pas la Russie.. mais bientôt il y aura Auschwitz.
Pourquoi cette scène revient-elle lorsque j’entends le témoignage de Siam avec sa petite fille sur la plage de Cannes… Je croyais que c’était fini ? C’est stupide, ce n’est jamais fini. Mais j’ai grandi dans l’après guerre calmé sur les «youtres» et les «youpins» celui des trente glorieuses de l’émancipation des femmes, et de la sécurité sociale. Quand le FN a commencé à parler de ces immigrés parasites qui vivaient du chômage et des allocations, ce n’était qu’un groupe d’extrême droite post coloniale et je ne croyais pas à son avenir. Pourtant quand j’étais étudiante à Assas j’avais des copains qui étaient catholiques militants et qui me racontaient le bidonville de Nanterre où ils étaient bénévoles.. C’était l’époque de l’intégration par l’école, si on y croyait on pouvait, croyais-je.. Ignorante et naïve que j’étais.
Aujourd’hui j’ai un autre souvenir, lorsque professeure d’histoire en lycée professionnel j’enseignais à mes élèves l’affaire Dreyfus et ses conséquences, je m’efforçais de souligner pour des oreilles attentives et concernées par les affaires de voiles et autres batailles françaises véreuses, qu’au moins dans cette affaire, tout n’était pas joué. Qu’il y avait eu deux camps, une France coupée en deux, celle des anti dreyfusards certes, mais aussi celle des dreyfusards, et j’ajoutais que c’était ce qui me plaisait dans cette histoire très française: il y avait eu un camp pour ceux qui se battent contre le racisme et l’oppression. Dreyfus n’était pas seul. Cela me semblait important à évoquer pour tous ces jeunes considérés comme des suspects à surveiller et mettre au pas par une Éducation Nationale dévoyée elle aussi qui a oublié la bienveillance que requiert son rôle auprès de nos enfants.
Sur les réseaux sociaux, dans les médias ces deux camps s’affrontent encore aujourd’hui, celui de la fraternité et celui de la haine… au pouvoir. Il nous appartient, à nous le camp de la fraternité de sortir de l’effarement, de la sidération, et des réseaux virtuels, et de nous organiser concrètement pour une lutte qui dessinera à n’en pas douter la France de demain. A nos frères et sœurs musulmans, arabes, noirs , rroms, asiatiques, juifs…(car je n’ai aucun doute sur ces vieilles racines antisémites qui resurgissent là même où, et chaque fois que l’on opprime l’«autre») il nous faut dire et montrer sur le terrain de la rue et des plages que nous sommes avec eux, qu’ils ne sont pas seuls, ils ont un camp, une Maison dans ce pays ; il nous incombe de répondre à l’horreur du langage de la haine par celui de la fraternité, de lutter main dans la main pour cette Maison, cette France de l’honneur et du respect, de « l’amour révolutionnaire» . La bataille s’annonce dure mais l’enjeu est si grand … et nous sommes très nombreux, il nous faut dès aujourd’hui exister par la parole et par les actes dans l’espace public, ensemble.
Michèle Sibony – 24 août 2016