Un billet d’André Rosevègue : le tour de la France par deux enfants

par André Rosevègue.

Bien que fort âgé, je n’ai pas appris à lire dans « le tour de la France par deux enfants», de G. Bruno, édition Belin. Le livre, publié en 1877 (je dispose de l’édition de 1883) a connu des centaines d’éditions et des millions d’exemplaires, déjà sept millions en 1914 ! Ce livre a été LE livre de lecture de la Troisième République, mais aussi livre d’histoire, de géographie, de « leçon de choses », et surtout de morale, affichée dès la couverture : DEVOIR et PATRIE ».

Cette histoire de deux orphelins faisant le tour de France pour tenter de retrouver leur famille doit être comprise dans son contexte. La France vaincue dans la guerre de 1870-71 a perdu l’Alsace et la Moselle. André et Julien quittent Phalsbourg clandestinement pour pouvoir rester Français. Il s’agit de former la jeunesse en lui inculquant le roman national. Mais jusqu’en 1906 les valeurs républicaines sont indissolublement liées aux devoirs vis-à-vis de Dieu, Notre Père.

Il faut comprendre que cela n’est nullement contradictoire avec la conception de la laïcité de Jules Ferry. Il ne faut pas confondre la création de l’école laïque et de l’obligation de l’instruction avec la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905. Les programmes de morale de l’école publique comporteront un chapitre sur les devoirs envers Dieu jusqu’en 1927.

En fait, j’ai voulu relire « le Tour de la France » pour voir, c’est une marotte sans être une obsession, comment était traitée la question juive, et éventuellement celle d’autres religions que la dominante. Eh bien, ces questions n’existent tout simplement pas. Si les enfants prient, jamais ils n’entrent dans une église (sauf Notre Dame de Paris, vers la fin de leur périple).

La seule mention des juifs est à propos de Saint Bernard qui en 1146 prêcha la croisade. En Allemagne, « comme on voulait massacrer les juifs pour se préparer à l’expédition, saint Bernard empêcha cet odieux massacre ».

Pas un seul juif rencontré, mais pas un protestant ou un athée non plus d’ailleurs, et pas un seul étranger rencontré sur le sol de France ! Alors que la France en compte autour du million !

Une exception : des matelots à Marseille. « il y en avait de tous les pays et presque de toutes les races d’hommes, les uns jaunes, les autres noirs. (…) ».

C’est l’occasion de proposer une petite leçon de géographie humaine avec gravure « Les quatre races d’hommes ». Race noire, race jaune, race rouge, race blanche. Cette dernière, « la plus parfaite des races humaines, habite surtout l’Europe ».

Pourquoi diable revenir sur ce livre désuet ? Parce que son discours ne l’est malheureusement pas. C’est le discours de la droite et de l’extrême droite sur les valeurs de la République : Dieu, Famille, Travail, Patrie, dans un ordre ou un autre. Robert Ménard ou Nicolas Sarkozy ne disent guère autre chose. Les grandes figures du roman national sont toutes au rendez-vous. Et pas l’ombre d’une djellaba. La gauche ne cite plus Dieu et oublie un peu la famille, mais le discours de Valls sur l’identité est dans l’esprit. Pour les enfants du livre, la Patrie se bat contre les Anglais un jour, les Prussiens une autre fois, ou encore les Espagnols. La question coloniale n’est pas présente dans cette édition et interviendra plus tard. L’invitation à une saine collaboration des classes, des patrons et de leurs ouvriers, est permanente.

Et quand les « racisés » d’aujourd’hui disent que la République n’a pas été que coloniale et machiste mais également raciste jusque dans son discours pédagogique, il n’y a pas à chercher plus loin.

Wikipedia nous dit que le livre a été en service dans certaines écoles jusqu’en 1950 ! En le lisant, je me suis demandé s’il n’avait pas formaté nos gouvernants plus longtemps encore.

André Rosevègue, 8 septembre 2016*

Post Scriptum : Ma copine Viviane me dit à l’instant qu’elle y a appris à lire en 1956 au Maroc. Et ces dernières décennies la nostalgie de l’école de la 3ème République fantasmée a donné lieu à diverses rééditions, ce Tour de la France est disponible en poche. Des extraits du livre sont périodiquement repris encore aujourd’hui dans les manuels scolaires.