Un ex-soldat israélien d’origine française nous propose une série de témoignages critiques depuis l’intérieur de la société israélienne. Une prise de conscience qui l’a poussé à quitter l’armée et Israël.
Dissonance
« Il ressemble à Net, non ? »
Il me regarde un peu, et s’effondre en sanglots, dans mes bras, puis dans ceux de sa femme. Nous parlions de manière détendue, dans un hébreu entremêlé de français. Quelques instants auparavant, il ne s’attendait pas à parler sa langue dans le Sud de la France. Le rabbin l’avait présenté comme un héros de guerre en l’appelant à venir à la houppa bénir son ami d’enfance qui se mariait. Comme un défenseur, non seulement d’Israël, mais de la liberté, de la démocratie et des valeurs de l’Ouest. Rien que ça. Il pleurait depuis de nombreuses minutes contre mon épaule. Je le rassurais, dans sa langue natale, le cœur brisé de voir un jeune homme de 27 ans, si sympathique, dans une telle instabilité émotionnelle. De temps en temps, il reprenait ses esprits :
– Moi, je suis né là-bas ; j’ai pas eu le choix de faire ce que j’ai dû faire. Mais toi, toi ahi, tu es un vrai tsadik. Tu es venu d’ici, et le 7 octobre, ça aurait pu être toi. Et moi, j’étais là-bas, et j’ai dû faire ce que j’ai dû faire. […] J’ai tué des gens. Je l’ai eu dans mon viseur, à 250 mètres… Je m’en fous ce sont des terroristes. Mais j’ai dû faire ce que j’ai dû faire… Et maintenant, Gab, Avi, Shimon… Ils ne sont plus avec nous. Mais toi tu ne devais pas faire ce que tu as fait. Et ça aurait pu être toi là-bas, ahi. Je les avais dans mon viseur… Ce sont des terroristes, je m’en fous…
Il l’a répété de nombreuses fois, comme pour se persuader qu’il ne ressentait rien en pensant à ceux dont il avait dû ôter la vie. Le marié, ancien combattant lui aussi, s’est joint à nous ; il a eu droit au même propos. Puis nous l’avons réconforté et au bout d’un quart d’heure il reprenait ses esprits et partait se coucher. Sa femme me dit plus tard que Net était un de leurs amis, encore en vie. La crise avait surgi sans raison apparente.
Le lendemain il a dormi toute la journée. Je ne l’ai pas revu. Après la fête nous avons passé le temps autour d’une piscine. J’ai commencé à discuter avec une des amies du marié, sublime, qui m’avait regardé avec insistance à de nombreuses reprises depuis le mariage civil quelques jours auparavant. Elle avait entamé les démarches pour faire l’alyah. Parce que, depuis le 7 octobre, on se sent abandonnés en France, et protégés en Israël. Elle a très vite évoqué l’événement de la veille. Elle a beaucoup parlé de l’armée, d’anciens soldats blessés, ou traumatisés au point de ne plus pouvoir sortir de leur lit ; elle souhaitait en parler. Elle voulait faire sa vie en Israël au plus vite, et élever ses enfants là-bas.
Je m’explique mal la dissonance que j’ai perçue, d’entendre une si belle femme parler ainsi. Curieusement, quand je pense à son visage maintenant, il m’inspire une gêne étrange, difficile à décrire. Mais je me rappelle avoir regardé ses beaux yeux bleu-vert, ses lèvres pulpeuses, se faire repoussants tandis qu’elle déballait le discours ambiant des communautés juives françaises, alors que j’écoutais en silence.
Je ne comprends pas, face à ces héros de guerre détruits, ce qui peut conduire quelqu’un à vouloir encore élever ses enfants pour en faire les prochains à pleurer sans raison, à trois heures du matin, dans les bras d’un inconnu. Des millions, peut-être des milliards, de personnes prient pour pouvoir élever leurs enfants loin des conflits dans lesquels ils se trouvent coincés. Mais un étrange mécanisme pousse des jeunes privilégiés à se persuader qu’ils seraient plus heureux et plus en sécurité au Moyen-Orient, au milieu d’un conflit qui n’a jamais été aussi explosif, meurtrier et immoral.
Depuis le 7 octobre, j’évite et j’appréhende tous les événements communautaires juifs. Moi qui ai été ultra-orthodoxe pendant plusieurs années, je ne m’autorise même plus à mettre les pieds dans une synagogue. La dernière fois, j’étais en vacances dans un magnifique bâtiment, pour le nouvel an juif. L’officiant avait trouvé judicieux, en plus de la prière pour les soldats israéliens, de chanter une prière sur l’air de la Tikvah1. J’ai un rapport conflictuel avec cet hymne, que je développerai plus tard. Une autre fois, c’était dans la grande synagogue de ma ville. Nous étions en avance, le rabbin faisait un Dvar Torah autour de quelques fidèles, uniquement des hommes. Nous avons reçu l’accueil glacial habituel des lieux orthodoxes juifs. Le rabbin s’exprimait correctement, il a même fait une référence littéraire profane, ça m’a agréablement surpris. Puis de nulle part, il a conclu : « Jérusalem est mentionnée des dizaines de fois dans la Torah, et jamais dans le Coran. On est chez nous, c’est notre terre. ». Je me suis retenu de lui demander où il avait suivi ses études islamiques, et combien de fois il avait lu le Coran, et ai demandé à partir. Ma compagne a insisté pour assister à l’office, par curiosité sociologique…
J’avais beaucoup hésité à aller à ce mariage. Un frère d’armes devait s’y rendre, je ne savais pas comment je réagirais à sa présence. Il voulait qu’on discute de mes « positions radicales » la dernière fois que je l’avais eu au téléphone, pendant une de ses permissions pour assister aux funérailles d’un ami mort au combat. Je devais partager la chambre avec un autre soldat. Les deux ont été retenus en Israël. Mais ce rabbin consistorial français s’est chargé de représenter la propagande sioniste à leur place et d’évoquer à de nombreuses reprises la souffrance du peuple juif, sans jamais évoquer la situation de ceux qui survivent du mauvais côté du mur, et sans prononcer le mot « Palestiniens » – ce serait leur accorder trop d’importance.
Je n’ai tout de même pas résisté à échanger avec ce « héros », défenseur des valeurs du bien absolu. Il m’a lui-même avoué qu’il n’avait pas apprécié la présentation du rabbin. On s’engage à 18 ou 20 ans dans une unité combattante, influencé par la propagande sécuritaire ambiante, et persuadé que le combattant représente l’élite de la méritocratie. Mais très vite, les idéaux tombent, et on se bat seulement pour ne pas ramener le corps de notre voisin de chambre à sa mère. Même après avoir mis deux ans ou presque pour annuler mon obligation de réserve, j’ai hésité un long mois après le 7 octobre à partir me battre auprès de mes frères d’armes. J’ai honte en y pensant aujourd’hui, mais même défait de tout idéal et loin de ce pays depuis plusieurs années, cette volonté de se battre aux côtés de ceux avec qui j’ai partagé près de trois ans de ma vie, sous tension 20 heures par jour, n’a pas disparu. Elle doit être aveuglante pour ceux sur place qui n’ont pas la possibilité ou la force de quitter Israël.
Le discours sioniste tente, et semble réussir, à lier l’État d’Israël et ses actions avec l’ensemble de la communauté juive internationale. Il est important pour beaucoup d’entre nous de couper ce lien, et de refuser cette association automatique dangereuse. Mais pour ceux qui, comme moi, portent dans leur cœur des proches habitant cette terre, quelle position défend le mieux leur intérêt ? Se joindre à leur aveuglement, et remplir, nous ou nos enfants, les rangs de leur armée pour remplacer tous les héros inaptes au combat ? Ou profiter du luxe, que nous avons en diaspora, de prendre du recul, et de considérer la souffrance de ceux qu’on présente comme ennemis ? Celui dans le viseur de notre héros national voulait probablement défendre son compagnon de chambre, tout simplement.
Yossi Yaacovi
3 septembre 2024
- mot signifiant l’espérance en hébreu (הַתִּקְוָה, Hatikvah) qui est l’hymne national de l’État d’Israël depuis sa création en 1948.[↩]