Un ex-soldat israélien d’origine française nous propose une série de témoignages critiques depuis l’intérieur de la société israélienne. Une prise de conscience qui l’a poussé à quitter l’armée et Israël.
Tombée sur la tête
« Pourquoi tu allumes une cigarette, tu sais bien que c’est interdit ! »
Je range ma cigarette dans son paquet, sans répondre, légèrement agacé par son fort accent américain. Je regarde autour de moi, assis sur un bloc de pierre, et apprécie les 13 minutes restantes de notre quart d’heure de pause, avant de reprendre la ronde. Le calme de la nuit noire est par moment interrompu par des tirs de chars de la base avoisinante. Je vois mon frère d’armes piquer du nez. S’endormir pendant une garde, c’est pour sûr interdit. J’allume ma cigarette, et continue à scruter les alentours, doublement aux aguets. Je finis ma cigarette ; mon camarade dort profondément. Notre quart d’heure de pause est passé. J’allume une deuxième cigarette. Du coin de l’œil, je le vois doucement basculer sur le côté. Sa centaine de kilos, son arme, son casque et le reste de son équipement s’écrasent au sol dans un bruit sourd. Je me lève rapidement, pour venir l’aider à se relever, en retenant un fou rire que je sens monter. À ma grande surprise , la chute ne l’a pas réveillé. Il dormait trop profondément. Je me demande quoi faire, pendant 30 longues secondes. Il finit par se réveiller, sans comprendre ce qu’il faisait au sol, et d’où venait sa douleur à la tête. Son casque a absorbé le choc, mais il prend tout de même un moment avant de reprendre ses esprits. Je l’aide à se relever, vérifie si tout va bien, avant de lui demander si je peux arrêter de retenir mon fou rire. Il accepte mollement. Je ris un peu, tout seul. Il n’a pas l’air amusé. Nous nous levons et reprenons notre ronde.
C’était à ***. Mes souvenirs de ce lieu s’entremêlent avec les images d’assaillants des brigades Al-Qassam dans les mêmes endroits que j’ai gardés, quelques années plus tard, de jeunes soldats morts à leurs pieds. Avant le 7 octobre, cette base était déjà associée à un mélange complexe de sentiments. Nous finissions nos classes, après 4 mois intenses sous le joug de nos officiers, pendant lesquels toutes nos libertés fondamentales nous avaient été retirées, allant jusqu’à chronométrer le temps autorisé aux toilettes, et à nous réveiller toutes les nuits pour nous faire ramper dans la boue et nous empêcher d’apprécier une nuit complète dans des draps propres. Nous allions entamer notre entraînement spécifique, de nouveau quatre mois d’intense formation, à l’issue de cette période à la frontière de Gaza. Notre équipe était seule, presque indépendante. Nous cuisinions nous-mêmes nos repas, et apparement mieux que les équipes alentour puisque tous les officiers de notre bataillon s’étaient vite retrouvés à notre table. Nous échangions des moments conviviaux, presque amicaux, avec ceux que nous devions appeler « Sergent », ou « Lieutenant » quelques semaines auparavant. J’ai de nombreux souvenirs de sincères fous rires, de courses dans les champs magnifiques qui entourent la base et le Kibboutz que nous gardions.
Mais je me souviens surtout du profond malaise, que je ressentais déjà au tout début de mon service, à participer à cette mise en cage de deux millions d’individus, pour une grande partie nés et élevés sous le blocus. Je me souviens du sentiment de dégoût que je ressentais à chaque tir d’obus que j’entendais si près, sachant ce que l’imprécision d’un tir de tank implique dans une zone si dense. Et je me souviens surtout des discussions avec mes camarades. La plupart n’avaient jamais vraiment réfléchi au fait qu’outre quelques combattants du Hamas, des millions de personnes étaient contraintes de vivre dans une prison à ciel ouvert. Et que notre présence dans cette base était une participation active à la perpétuation de cette situation. J’avais été particulièrement marqué par leur réaction. Hormis quelques fanatiques religieux, ou convaincus d’extrêmes droites qui assumaient des discours suprémacistes mêlés d’un messianisme douteux, la plupart étaient capables d’empathie quand ils étaient confrontés à cette vérité. Ils paraissaient surtout déstabilisés. Comme si j’étais la première personne à les mettre face à cette réalité, à côte de laquelle ils ont grandi.
Je me souviens d’avoir été marqué, la première année où j’ai vécu à Jérusalem, par le fait qu’aucun Israélien que je rencontrais ne parlait arabe, hormis une phrase apprise à l’armée. Pourtant tous les Palestiniens que je connaissais parlaient un bon hébreu. Si une partie de la population est élevée dans une active déshumanisation des Palestiniens, la grande majorité se contente de les invisibiliser totalement. On se rappelle leur existence quand un bus explose, un soldat est poignardé, ou des missiles sont interceptés par le dôme de fer. Les seuls Palestiniens qu’ils sont amenés à voir veulent les tuer, ce sont donc tous des terroristes. Quand « de nulle part », des combattants viennent massacrer des centaines de jeunes venus « célébrer la paix », leur existence dérange un peu trop. Mais personne ne voit le cynisme de venir fêter la paix à quelques centaines de mètres de cette frontière. Je pense réellement qu’ils sont assez conditionnés, depuis leur enfance, pour ne pas le voir.
J’ai l’impression que la société entière est tombée sur la tête au lendemain du 7 octobre. Et si un niveau inouï de fatigue morale vient encore retarder leur retour à la réalité, j’imagine que personne n’aura à se réjouir de l’ampleur de la chute.
Yossi Yaacovi 26 août 2024
(Lire l’épisode 1)