Article publié le 15 janvier 2016, sur le site de la Fondation Frantz Fanon.
En quelques mois, la France et plus généralement l’Europe, est tombée dans une xénophobie assumée et même revendiquée.
Il est consternant de voir que les victimes, toutes les victimes, celles qui ont perdu leur vie, celles, blessées et toutes celles et ceux qui, au-delà des blessures physiques, garderont à jamais inscrit dans leur mémoire ce traumatisme de l’horreur, servent à développer le terreau de l’exclusion, de la délation.
En un mot, se trouvent développés tous les ingrédients d’un racisme, devant être qualifié d’anti-musulman, et plus précisément d’islamophobe, reposant sur la conviction jamais démentie, ni remise en cause ni officiellement déconstruite, qu’il y a bien une « race », et de facto une culture, supérieure à toutes autres.
Ainsi, pour les élites politiques, intellectuelles, il est admis que la « Modernité » a fait entrer le monde dans la lumière et que tout ce qui s’y oppose vise le retour à l’obscurantisme.
Est il temps de crier au scandale, à la trahison parce que la République a perdu son nord ?
C’est perdre beaucoup d’énergie ! La décision de remettre en cause la nationalité de millions de Français qui, pour une raison ou une autre, ont une double nationalité tout comme la prolongation de l’état d’urgence au-delà du raisonnable, est le résultat de la crise politico-morale dans laquelle se trouvent nombre de pays occidentaux qui refusent de voir et de regarder, d’écouter et d’entendre la population qui fonde leurs États. Cette crise veut que soient changés, à la suite des attentats de novembre dernier –ce qui n’avait pas été fait en janvier 2015- les termes du pacte national. A croire que le gouvernement, et une partie de la population française, a été plus effrayé par le nombre des victimes de novembre que par celui de janvier.
On a tenté de nous expliquer qu’entre janvier et novembre, les cibles étaient différentes, l’une la liberté d’expression, l’autre la jeunesse qui aime sortir, se rencontrer. Mais n’y aurait il qu’une seule victime, un attentat, où qu’il se passe, est un acte bafouant le droit à la vie, niant le droit à la dignité humaine.
Peu importe la nationalité de la victime, peu importe le lieu de l’attentat et qui le commet, rien ne peut justifier un tel passage à l’acte.
Des drapeaux bleu blanc rouge continuent de flotter aux fenêtres ; des pays ont rendu hommage à la France ; des présidents sont venus se prêter à une mascarade en défilant cinq minutes au côté de certains d’entre eux totalement infréquentables au regard des crimes de guerre et contre l’humanité qu’ils commettent en toute impunité.
Combien de fois avons nous entendu « plus jamais cela ! » ?
Il n’y a nulle part au monde -que ce soit à Kunduz, à Beyrouth, à Paris, à Istanbul, à Gaza, à Chibok, à Nairobi, à Sousse, à Douma, à Madrid…-, où une victime est plus légitime de compassion qu’une autre.
La France, lorsque des attentats ont frappé le Kenya, le Nigéria, le Mali, l’Irak, l’Afghanistan et combien d’autres pays endeuillés, manifeste-t-elle avec les proches des victimes, avec les responsables politiques ; a-t-elle mis ses drapeaux en berne au moment où 1 500 libanais, et quelque 1 500 Palestiniens ont été tués par la même armée israélienne ?
Au lendemain d’attentats, ce qui est insupportable et non justifiable est la nature des lamentations en fonction du lieu et de la nationalité des victimes.
Partout où des personnes tombent sous le coup d’actes commis par de jeunes venus se faire tuer portés par une idéologie, qui projette de détruire l’Autre au nom d’une interprétation obscurantiste de l’Islam ou par des coalitions internationales qui se sont érigées en gendarme du monde et en parangon d’un modèle démocratique qu’ils veulent imposer à l’ensemble du monde, tous violent le droit à la vie, le droit à vivre en paix et en sécurité et installent, en retour, un sentiment généralisé de peur et de panique.
Se rassembler sous le slogan « je suis Charlie » ou sous les couleurs du drapeau français, permettent-ils de consolider le sentiment national alors que la nation elle-même s’effrite, non en raison des personnes qui la composent mais parce qu’il y a bien longtemps que le pacte politico-social a été brisé par ceux qui nous gouvernent ?
Ces actes effroyables forcent à regarder d’une part, la façon dont les sociétés occidentales traitent nombre de jeunes qui ne cessent d’être victimes d’un manque de considération institutionnalisée, ce qui les amène à se réfugier dans une idéologie qui rejette tout contact avec la culture occidentale et porte en elle de la violence. Des attentats, comme ceux qui se produisent dans nos pays, sont une sorte de réponse folle apportée par une fraction désespérée des peuples et sociétés qui étouffent sous cette domination. Ce qui peut les amener à commettre les crimes les plus abjects, comme ceux de l’Organisation de l’État islamique en Irak et en Syrie, ou ceux de l’année 2015 à Paris et dans sa proche banlieue.
D’autre part, cela force à porter un œil objectif sur la politique étrangère de certains pays qui n’ont jamais cessé de se penser les maîtres incontestables du monde.
Ils font ainsi un usage dévoyé d’un des principes fondateurs de la Charte des Nations unies qui veut que l’usage de la force ou de la menace de l’usage de la force soit interdit dans le règlement des différends, sauf en cas de légitime défense.
La France est-elle attaquée par le Mali, ce qui pourrait justifier la présence de troupes françaises sur le sol de cet État ?
Ne soyons pas dupes, dans ce cas, elle ne défend que ses intérêts ainsi que l’ont répété des responsables politiques avec une morgue assez écœurante, alors que des Maliens dans le nord de leur pays vivaient et vivent encore sous la menace et la peur.
La France est-elle attaquée en Irak ou en Syrie pour que des avions français larguent des bombes qui tuent aveuglément combattants djihadistes et population civile ?
Elle se donne bonne conscience en affirmant que c’est au nom de la démocratie « occidentale » et de la « Modernité » qu’elle participe à la déstabilisation d’États au prétexte qu’ils étaient dirigés par des dictateurs et justifie aussi ces interventions par le fait d’être présente auprès des États-Unis qui essaient de se défausser de ce bourbier en partageant une irresponsabilité meurtrière aussi bien pour les peuples que pour la régulation des rapports de force. Il suffit de se rappeler comment, à l’époque, la France s’était débarrassée de l’Indochine en impliquant les Etats-Unis. Bis repetita placent !
En définitive, ces pays affirment, haut et fort, qu’ils sont en guerre sur leur territoire national et contre un ennemi extérieur. Mais contre qui ?
Contre certains jeunes, ultra-minoritaires, pensant trouver dans l’adhésion aveugle à une pseudo-idéologie religieuse mortifère une forme de réconfort, parce qu’ils désespèrent que leur voix ne soit écoutée et prise en considération ?
Contre Daech, proto-État qui ne doit son existence que parce ces mêmes États appliquent à l’interdiction de l’usage de la force des variations qui leur permettent de créer une « nouvelle règle de droit international » qui les auto-autorise à intervenir dans le cadre d’opérations extérieures au prétexte de protéger les populations civiles ?
Bafouant les règles et les principes de la Charte des Nations unies, ils jettent le monde dans une guerre permanente contre les gens, les sociétés et les peuples. Ils autorisent des États, dont l’État d’Israël, à commettre des crimes de guerre pour lesquels ils ne sont pas inquiétés, à moins qu’ils n’aient pas montré suffisamment d’allégeance à la suprématie occidentale. Ils déstabilisent des parties entières de continents ; défont des États, des présidents ; redessinent, si besoin, les frontières ; divisent des pays ; favorisent l’installation de grandes entreprises internationales afin qu’elles avalent les ressources naturelles de pays entiers pour leur seul profit ; imposent des dettes odieuses et illégales à certains peuples, déstructurent les relations internationales et délégitiment le droit international et le droit international humanitaire… La liste serait longue…
Une des questions urgentes est d’apporter des réponses à des politiques sociales et économiques qui font le choix de la xénophobie, de l’exclusion, de la stigmatisation et de s’atteler enfin à toutes les politiques fondées sur la conviction d’une « race » et d’une culture supérieures.
Si rien n’est décidé et agi en terme d’identification des raisons fondamentales qui maintiennent une partie de la population du monde exclue, marginalisée, laissée pour compte, installée à la périphérie des villes, alors rien ne changera malgré une certaine bonne volonté basée plus sur un désir d’imposer un vivre ensemble, égaux mais différents, que sur un désir de faire commun, égaux et différents.
Cette distinction est d’importance. La première proposition engage vers un assimiliationnisme, voire un intégrationisme, qui est devenu inacceptable par tous les “Autres”, puisqu’il s’agit pour eux d’endosser les règles édictées par le monde blanc tout en oubliant d’où ils viennent et de ce qui les construit ; en définitive, aux descendants de la traite négrière, de la mise en esclavage et du colonialisme de s’assumer dans le silence en s’assimilant au nom d’un universalisme pensé par les dominants. Le but n’étant pas qu’ils sortent de l’invisibilité structurelle, dans laquelle ils ont été installés, mais qu’ils s’en accommodent.
La seconde porte sur la revendication des victimes racisées ; elles veulent prendre en mains leur droit à agir politiquement, citoyen, dans l’espace économique, social, culturel et civil.
Comment partager un pouvoir que l’on s’est arrogé il y a des siècles et pour lequel certains ont déclaré et continuent d’affirmer qu’ils sont les détenteurs légitimes ?
Comment ceux-là mêmes peuvent ils accepter que les invisibles sortent à la lumière et prennent leur part d’humanité qu’ils leur refusent ?
Si l’on essaie de comprendre comment s’est organisée la construction de l’invisibilité, il faut interroger à la fois le caractère archaïque des préjugés et des stéréotypes ciblant d’une part, les Noirs et particulièrement la structure des représentations dégradantes de la « figure » du Noir, et d’autre part les Arabes, qu’ils soient musulmans ou non ; phénomènes s’éternisant en Occident et résistant à la « modernité », au-delà même de tous les changements survenus dans la vie des uns et des autres.
Ce qui est sûr c’est que pour que les jeunes agissent pour un monde d’humanité, il faudra que le racisme structurel, la discrimination raciale, la xénophobie, l’afrophobie, la négrophobie et l’islamophobie ne soient plus des règles de « gouvernance » ou de direction politique.
D‘autres questions renvoient à la nature des politiques internationales mises en place dans la violence afin d’assurer des rapports de domination entre États, nations et peuples et justifiant la domination en raison d’une hiérarchie des races et des cultures sur lequel le capitalisme, le colonialisme, l’impérialisme et le libéralisme se sont construits et ont prospéré.
Ces mêmes pays n’ont pas vu leur propre population changer, tout comme ils ont refusé de voir que la nature des relations internationales, avec l’arrivée de nouveaux acteurs émergents, commençait à ne plus être la même.
N’ayant pas su faire monde avec l’ensemble des cultures et des peuples, cette domination a été incapable de construire « avec », mais l’a fait uniquement « contre ». Aujourd’hui, ce vieux monde, produit sa mort pour avoir refusé de regarder la richesse de sa diversité et d’accepter le dynamisme bousculant les vielles habitudes.
Le monde occidental n’a pas compris la chance que lui offrent tous ces jeunes dont les arrière-grands parents, mis en esclavages, ou les grands parents venus en travailleurs très précaires, ont réussi à changer le visage d’une société qui n’aurait pu rompre seule avec ce que Frantz Fanon souligne en ce qui concerne l’Europe, qui, pour lui « ne s’est montrée parcimonieuse qu’avec l’homme, mesquine, carnassière, homicide qu’avec l’homme ».
Ces jeunes, laissés pour compte, à qui l’on veut retirer la nationalité française, pour des raisons dites de sécurité, alors que l’on sait très bien que cette mesure, sur le plan de la lutte contre le terrorisme, sera particulièrement contre-productive, sont une chance pour nos sociétés. Avec eux, à leur contact peut surgir l’homme neuf, celui avec qui doit être construit un nouvel humanisme.
L’alternative n’est pas de les exclure encore davantage ou d’essayer d’empêcher les jeunes radicalisés d’arriver jusque chez nous, ils y sont déjà. Elle est de penser différemment les rapports sociaux et de construire des relations internationales fondées sur le respect des principes essentiels de la Charte des Nations unies.
Mais n’est-il pas déjà trop tard ? L’État français est face à ses responsabilités sociales et politiques. Saura-t-il y répondre ? Rien n’est moins sûr.
Pourtant, si nous ne voulons pas devenir zombis à notre tour, nous devons nous réveiller très vite et obtenir que change radicalement le paradigme de la domination et de la colonialité du pouvoir, qui a maintenu, depuis des siècles, des peuples et des populations dans l’exclusion et à la frontière du monde développé, sans aucun état d’âme, parfois seulement avec un peu de compassion paternaliste.
Il s’agit plus d’une question éthique et politique que morale. Sortir des ténèbres qui tuent l’ensemble des sociétés est plus qu’urgent.
Le vieux monde ne peut le faire seul ; il n’a d’autre choix que de s’associer et de faire monde avec les jeunes qu’il a volontairement exclus -et cela est vrai sous toutes les latitudes-, de questionner le paradigme qui organise sa domination pour le remettre en cause et refonder un ordre social, économique, culturel et environnemental qui repose sur l’impérieuse nécessité d’une mise en action de la non-discrimination avec son corollaire l’égalité à tous les échelons, national, régional et international.
Le monde occidental n’a d’autre solution que d’accepter de se questionner, de remettre, substantiellement, en cause le paradigme de sa domination afin de le changer par, entre autres, celui de la co-construction politique, de la coopération solidaire, de l’élaboration d’un agir politique commun ; c’est à cette condition que ce monde qui ne cesse de s’éteindre, pourra prétendre refaire monde avec l’ensemble des peuples et des populations.
Janvier 2016