Ugo Palheta était invité avec Pierre Stambul (UJFP), Sarah Katz et Youssef Boussoumah (PIR) au débat organisé autour des clips de l’UJFP à Rennes le 17 novembre dans le cadre du « mois de la Palestine « . Il n’a pu assister à cette réunion mais il a pu y intervenir par duplex téléphonique.
Ugo nous a transmis le texte de son intervention. Le voici.
Je voudrais commencer par dire que je ne suis absolument pas spécialiste du colonialisme israélien ou du sionisme. J’ai évidemment lu des travaux sur ces questions, j’ai participé à des mobilisations contre les offensives israéliennes au cours des 15 dernières années, mais je n’ai aucun doute sur le fait que je connais infiniment moins bien ces questions que les autres intervenants présents ici.
La question sur laquelle je crois pouvoir développer quelques points et contribuer à ce débat, au vu de mes propres recherches récentes, c’est la question du fascisme. Et je pense que l’on peut interroger la politique israélienne à partir de la question du fascisme ; je crois même que c’est urgent parce que cela jette une lumière crue sur la réalité de la société israélienne et de la politique sioniste telle qu’elle s’est déployée depuis la fondation de l’État d’Israël et telle qu’elle se radicalise dans la période historique qui est la nôtre.
Avant de développer, je voudrais citer les propos d’Avishai Ehrlich, un sociologue israélien et militant du mouvement Hadash (Front démocratique pour la Paix et l’Égalité en Israël). Dans un texte publié en anglais en 2016, mais écrit en 2014 pendant l’énième offensive extrêmement brutale et meurtrière menée par l’État d’Israël à Gaza, il écrivait la chose suivante :
« Après 3 semaines à l’étranger, nous sommes revenus en Israël où, dans le centre de Tel Aviv, des gens sont arrêtés par des bandes qui exigent de savoir qui est Juif et qui est Arabe. Les Arabes sont tabassés ; les Juifs sont sommés de crier publiquement « Mort aux Arabes ! » et, s’ils refusent, ils sont également tabassés sous les yeux d’une police qui ne fait rien… À Jérusalem, des bandes fascistes inspectent des ateliers et des commerces en exigeant que les patrons n’emploient pas de travailleurs palestiniens vivant à Jérusalem.
Nous sommes en Israël où la Ligue de Défense juive et ses émanations, des supporteurs de foot notamment, contrôlent les rues… Nous sommes dans un pays où les gens dont vous pensiez qu’ils étaient de gauche quelques semaines auparavant, se prononcent à présent contre les manifestations de gauche alors que la guerre continue. Vous rappelez-vous de la première guerre du Liban en 1982 contre laquelle nous avions organisé une manifestation rassemblant 300 000 personnes contre le massacre dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila ? Hé bien aujourd’hui vous ne savez plus ce que vous pouvez dire et à qui, pas même dans votre propre famille.
[…] Nous sommes en Israël où les réseaux sociaux spew venom tels que ’’Le meurtre d’un Juif mérite l’assassinat de 1000 Palestiniens’’. Israeli TV est censurée ; les Israéliens ne voient pas sur les chaînes de télévision ce que vous voyez sur vos chaînes, à moins de mettre Al-Jazeera, BBC World, France 24 ou d’autres chaînes internationales. Nous sommes en Israël où les universités espionnent les mails de leurs étudiants et de leurs salariés ».
Je m’arrête là pour cette citation mais le reste est du même ordre. Tout cela donne à voir un processus que l’on peut qualifier de fascisation de la politique et de la société israéliennes. Je suis en général assez réticent devant certains usages de ce concept de « fascisation » parce qu’il est en général employé à toutes les sauces, sans trop de discernement, pour évoquer telle ou telle mesure autoritaire prise par tel ou tel gouvernement. Or je crois qu’il est nécessaire de bien distinguer les dérives autoritaires des États d’un côté et le fascisme de l’autre, tout en précisant que ces dérives favorisent l’ascension des fascistes, notamment en banalisant et en légitimant leur projet d’un État totalitaire écrasant dans l’œuf toute forme de contestation ou d’opposition (politique, syndicale, associative, artistique, etc.).
Pour autant, je crois que, dans le cas israélien, on est contraint de recourir au concept de « fascisation » parce que nous sommes face à un ensemble d’évolutions qui toutes pointent et tendent vers le fascisme, non pas dans un futur lointain mais dans un avenir proche. Je voudrais donc évoquer quelques-unes de ces évolutions, sans prétention à l’exhaustivité :
1. La première c’est la radicalisation du projet colonial israélien, projet dont on sait qu’il est intrinsèque à l’idéologie sioniste mais cela ne veut pas dire qu’il s’exprime en chaque moment de la même manière et avec la même intensité. Cela dépend en grande partie des résistances qui lui sont opposées : résistances palestiniennes évidemment mais aussi résistances au plan international et, éventuellement, des résistances internes à la société israélienne. En d’autres termes, ce n’est pas parce que le colonialisme est inhérent au projet sioniste, qu’il ne peut pas se radicaliser, s’approfondir, etc. L’une des manifestations de cette radicalisation, c’est évidemment la légalisation et l’accélération de la colonisation de la Cisjordanie ainsi que la planification d’une extension de la colonisation à l’Est de Jérusalem.
2. La deuxième évolution c’est l’homogénéisation du champ politique israélien par la droitisation et même l’extrêmisation de toutes les forces politiques. Ce n’est pas simplement que le Likoud s’est rallié aujourd’hui pour l’essentiel aux positions de l’extrême droite et qu’il est à peu près impossible aujourd’hui en Israël de distinguer droite et extrême droite à partir de critères précis. C’est aussi que les travaillistes ont adopté une partie très conséquente de l’agenda politique et des positions traditionnelles du Likoud (sur les colonies, sur la démilitarisation d’un hypothétique État palestinien, etc.), sans même parler du fait qu’ils ont apporté un soutien sans failles à la guerre menée par Israël contre les Palestiniens de Gaza durant l’été 2014.
3. Une troisième évolution, qui découle de la précédente, c’est la stigmatisation féroce, parfois la criminalisation et même l’intimidation physique par des milices, de toute voix critique – même extrêmement modérée – du colonialisme israélien, sans même parler ici du sort qui est fait à celles et ceux qui contestent radicalement, c’est-à-dire jusqu’à la racine, le projet sioniste de colonisation de la Palestine (et à qui l’État d’Israël imposera la surveillance permanente, éventuellement l’expulsion ou l’emprisonnement, jusqu’à des assassinats ciblés). Toute personne qui en Israël conteste tel ou tel aspect des politiques menées vis-à-vis des Palestiniens tend de plus en plus à être considérée comme coupable de « traîtrise ». C’est ce qui ressort clairement des propos que j’ai cités à l’instant d’Avishai Ehrlich, mais qu’on retrouvait dans le texte publié il y a quelques années par Michel Warshawski intitulé « J’ai peur », dans lequel il décrivait les mêmes phénomènes.
4. Une quatrième évolution c’est l’établissement de nouvelles alliances avec des forces de l’extrême droite européenne (Wilders, Haider, Orban, etc.) : alliances qui ne paraissent contre-nature que si on ne remarque pas la convergence des dirigeants politiques israéliens et de ces mouvements autour d’un nationalisme extrême sur lequel je reviendrai dans un instant, et si on ne prend pas au sérieux la centralité de l’islamophobie comme axe de développement du fascisme en Europe, ce qui relègue l’antisémitisme au second plan pour la majorité des grandes forces de l’extrême droite européenne, voire qui leur permet de se présenter comme les meilleurs défenseurs des Juifs, puisque selon ces forces (et remarquons à quel point c’est aujourd’hui le discours de Marine Le Pen), c’est la présence musulmane en Europe qui menaceraient ces derniers : lutter contre l’antisémitisme supposerait donc de purger les nations européennes de l’islam et des musulmans.
5. Un cinquième élément, c’est la radicalisation du racisme anti-Arabes (mais aussi d’ailleurs de la xénophobie anti-migrants et de la négrophobie, très présents en Israël comme dans les pays d’Europe). Évidemment, il serait extraordinairement naïf d’imaginer que ce racisme anti-Arabes aurait été résiduel auparavant et qu’il se développerait seulement à présent en Israël. Mais reconnaître son caractère central et endémique depuis la fondation de l’État d’Israël ne doit pas conduire à manquer le fait qu’il a acquis une intensité encore supérieure dans la dernière période. À tel point que le grand historien israélien du fascisme Zeev Sternhell a pu dire il y a quelques mois dans une tribune (je cite), et l’on peut imaginer combien il a dû peser ses mots avant de les écrire : « on voit comment pousse sous nos yeux un racisme proche du nazisme à ses débuts ». Un exemple de cela, c’est la manière dont aujourd’hui ce racisme peut s’exprimer publiquement dans la bouche des élus israéliens et même des ministres israéliens. Quelques exemples :
– Pour justifier le refus d’accorder aux Palestiniens un quelconque droit sur leur propre terre, un député du Likoud, Miki Zohar, a pu ainsi dire dans une interview récente citée par Sternhell : « Le Palestinien n’a pas le droit à l’autodétermination car il n’est pas le propriétaire du sol. Je le veux comme résident et ceci du fait de mon honnêteté, il est né ici, il vit ici et je ne lui dirai pas de s’en aller. Je regrette de le dire mais [les Palestiniens] souffrent d’une lacune majeure : ils ne sont pas nés Juifs ».
– Ayelet Shaked (dirigeante du parti d’extrême droite « Le Foyer Juif » et ministre de la Justice) considère sur sa page Facebook « l’ensemble du peuple palestinien » comme « ennemi d’Israël » pour justifier (je cite) « sa destruction, y compris ses vieillards, ses femmes, ses villes et ses villages ».
– Avigdor Liberman (leader du parti d’extrême droite « Israël notre maison » et ministre de la Défense jusque très récemment) déclare quant à lui que « les Israéliens arabes n’ont pas leur place ici » et qu’ « ils peuvent prendre leurs baluchons et disparaître », tout en ajoutant « ceux qui sont contre nous méritent de se faire décapiter à la hache » et en proposant de déplacer les prisonniers palestiniens (je cite) « jusqu’à la mer Morte pour les noyer ».
On peut évidemment se dire qu’au moins les choses sont dites honnêtement alors qu’auparavant les dirigeants israéliens avaient tendance à réserver ce type de propos pour des discussions informelles, et certains peuvent espérer que ces propos décillent les yeux des dirigeants politiques occidentaux. Évidemment il n’y a aucune illusion à avoir sur ce point, tant la complicité de ces dirigeants n’est absolument pas liée au fait qu’ils ignoreraient l’étendue des exactions et de la cruauté israélienne.
Mais il faut prendre au sérieux ce que ces propos signalent et disent de la politique sioniste présente. Si les censures et auto-censures minimales tombent, si le déni d’humanité et l’apologie du meurtre peuvent se déclarer ainsi publiquement de la part d’éminents responsables politiques, alors deviennent possibles, non pas simplement un approfondissement des discriminations systématiques qui ciblent les Arabes en Israël et une amplification de la persécution des Palestiniens en général, mais deviennent possibles des déportations et des crimes de masse d’une ampleur sans doute largement supérieure au nettoyage ethnique de la Palestine qui eut lieu en 1948. Supérieure ne serait-ce que numériquement puisqu’il y a actuellement environ 6,5 millions d’Arabes dans les frontières de la Palestine historique, dont on sait qu’elle est convoitée dans son intégralité par les dirigeants sionistes au pouvoir.
Je voudrais ne pas être trop long et donc terminer cette intervention en revenant sur la question du fascisme. L’un des problèmes pour aborder le fascisme c’est de stabiliser une définition du fascisme pour ensuite situer des mouvements politiques ou des régimes politiques à partir, non pas du fait qu’ils se définiraient ou non comme « fascistes » (qui serait suffisamment stupide pour se déclarer soi-même « fasciste » et se voir automatiquement condamné à la marginalité politique ?), mais du fait de leur proximité avec l’idéologie ou le projet fasciste, et de manière évidente cette proximité n’est jamais annoncée comme telle.
Le projet fasciste, c’est un projet nationaliste d’un genre tout à fait particulier. Comme tout projet nationaliste (et il faut rappeler qu’il y a des variétés extrêmement diverses de nationalisme), le nationalisme fasciste porte et se fonde sur un idéal de régénération nationale, de renaissance nationale, mais pour les fascistes cette renaissance nationale ne peut être conquise qu’à travers une entreprise, par définition extrêmement brutale, de purification ethno-raciale et de liquidation politique :
– purification du corps national passant par la purge des éléments considérés comme fondamentalement « étrangers » à la Nation (ce qui, dans la vision fasciste, inclut évidemment des individus et des groupes qui ne sont pas étrangers d’un point de vue juridique), donc les minorités ethno-raciales ;
– et liquidation politique voire physique des mouvements et des individus qui sont considérés comme des fauteurs de trouble, des facteurs de conflit et de division du corps national, donc tous ceux qui contestent l’ordre existant, même modérément ou partiellement.
Le fascisme c’est donc cette variété de nationalisme qui repose sur la vision totalitaire d’une Nation écrasant toute appartenance minoritaire et tout mouvement de contestation : une vision fondée sur un triple fantasme d’homogénéité ethno-raciale, d’unanimisme politique et d’uniformité culturelle ; une vision qui, pour être mise en œuvre, nécessite la mise au pas complète de la population par les appareils étatiques de répression (police et armée) mais aussi par des organes non-étatiques (des milices de masse).
Une fois qu’on a dit cela, et vu ce que j’ai rapporté précédemment des évolutions de la politique israélienne, il me semble que l’on aperçoit sans trop de peine pourquoi j’ai parlé dès le début de mon intervention d’un processus en cours de fascisation en Israël. Ce qui s’y développe, au plus haut niveau de l’État mais aussi dans des franges larges de la population, c’est bien manifestement cette forme de nationalisme extrême dont je viens de parler, avec toutes les conséquences meurtrières que l’on peut ou plutôt que l’on doit envisager si on veut être à la hauteur de notre tâche historique : conjurer le désastre fasciste et transformer radicalement les sociétés de manière à éradiquer le poison fasciste. Dans le cas particulier d’Israël, cela suppose pour nous d’intensifier toutes les campagnes actives de pression sur nos gouvernements et de solidarité avec le peuple et les combattants palestiniens, en particulier la campagne BDS.
Plus que jamais : Palestine vivra, Palestine vaincra »
Ugo Palheta,
auteur de La possibilité du fascisme,
2018, édition La Découverte