8 MARS 2020 | PAR MAUD ASSILA | BLOG : LE BLOG DE MAUD ASSILA
Il était en train de courir, comme les autres. Il y avait sans doute eu un signal, et avec tout le groupe il s’était jeté en avant. Puis, toujours au milieu des cris, des tirs avaient retenti. De là-bas, à peine quelques centaines de mètres plus haut. Les tirs venaient de là où ils allaient. On imagine le jeune homme, au moment où il prenait son élan, conscient qu’il courait vers les balles.
Il était en train de courir, comme les autres. Il y avait sans doute eu un signal, des appels poussés au loin, et avec tout le groupe il s’était jeté en avant. Puis, toujours au milieu des cris, des tirs avaient retenti. De là-bas, à peine quelques centaines de mètres plus haut. Les tirs venaient de là où ils allaient.
On imagine le jeune homme, au moment où il prenait son élan, conscient qu’il courait vers les balles. Alors, il avait pris le pas de son courage. Sous les coups de feu, il accélérait de toutes ses forces, allongeait les jambes, droit devant, sans plus réfléchir, évitant tant bien que mal de se heurter aux autres hommes. Il haletait vers les gardes hurlants, menaçants, dont il ne comprenait pas la langue mais devinait les intentions. Il le savait sûrement : ils avaient été placés là pour les arrêter, coûte coûte, n’en laisser passer aucun. C’étaient les ordres. Mais il y allait tout de même. Bien sûr qu’il y courait. Avait-il encore le choix ?
Soudain, un coup retentit et on imagine que tout sembla s’éteindre. En lui, une déflagration. Sans doute a-t-il ressenti aussitôt une sensation atroce, une douleur diffuse, infinie. À la tête d’abord, puis dans tout le corps. Une douleur à vous paralyser tout entier, à vous arrêter le cœur, net. Un peu plus tard, alors que le téléphone filme, il est allongé sur le dos. Des hommes vont et viennent. Ils se penchent vers le corps à terre puis se relèvent vivement, on voit les doigts s’agrippant aux figures horrifiées. L’attroupement tout entier pousse des cris et pleure, il pleure des pleurs de rage et de peur. Et tandis que ces corps et ces mains nombreux s’agitent, on distingue face au ciel le visage en sang.
Peut-être le jeune homme a-t-il senti les quelques paumes frôlant son visage. Distinguait-il encore quelque chose à ce moment-là ? En regardant le film, on sait comment cela finira, mais alors qu’il est là, entouré de monde, on veut croire, on se prend à espérer. On se demande comme tous ces hommes autour : est-il tout à fait parti ? Sa joue saigne : a-t-il perdu l’œil ? Il ne bouge plus. On sait ce qui se passe mais comme eux tous, on l’accompagne.
Depuis des jours, alors qu’il dormait à même le sol recroquevillé dans son petit blouson, il avait tremblé de froid. Comme tant d’autres hommes poussés à la frontière, il avait dû vendre tout ce qu’il avait, pour finalement se retrouver là, bloqué sur cette terre morte, indifférente au malheur qui s’y jouait. Il avait tout donné, fait tout ce qu’on lui avait dit. Il avait emprunté les routes conseillées par les autorités turques et pris l’un des bus spécialement affrétés pour permettre, à lui et ses semblables, de venir jusqu’ici. Car depuis des jours, en ville, les messages circulaient.
Il y avait cru, lui aussi : oui, oui, la voie était libre, oui, de source sûre, les frontières avaient été ouvertes. On l’imagine, jeune homme venu de Syrie, errant pendant des mois à Istanbul, vivant de peu, dormant peut-être dans des camps de fortune ou des chambres bon marché. Soudain son horizon s’éclairait : il allait enfin pouvoir partir en Europe. Tout était en place, Erdogan l’avait voulu. Après la guerre, après la pauvreté, la solitude et les jours sans lumière, il allait pouvoir cesser de vivre dans la terreur. S’éloigner du chaos.
Au coup de feu tout son être s’était-il glacé en quelques secondes ? Quand les hommes l’ont soulevé de terre pour l’emporter sur une barque, y avait-il quelque chose dans son corps qui palpitait toujours ? Qui respirait ? Pendant leur procession, était-ce sa vie qu’il voyait défiler ? À ce moment-là, avait-il encore une chance de s’en sortir ? On ne saura pas, pas plus que si le jeune homme, à son arrivée dans ce no man’s land, avait déjà compris dans quel piège il était tombé. On le voit presque, le bus à peine arrêté, posant le pied au sol et en guise d’accueil, le regard aussitôt heurté aux barbelés en face. On imagine alors sa déception. Absolument personne ne lui avait ouvert de portes, personne ne lui souhaiterait la bienvenue. On ne lui avait pas fait de cadeau. Sa nouvelle patrie était ici, pas de l’autre côté, ni un peu plus loin mais ici même. Une patrie faite de mottes de terre et de quelques brins d’herbes gelés.
Plus tard, au fil des heures et des discussions avec ceux qui étaient arrivés peu avant, sans doute avait-il pris toute la mesure du traquenard. Il avait troqué une vie de misère contre un peu d’illusion et à présent se retrouvait, anonyme parmi des anonymes, dans cette prison à ciel ouvert. Alors le jour de sa mort, sur son bout de terre abandonné de tous, sans vivres ni abri, il s’est peut-être dit : j’ai un trou de souris pour passer. Je vais m’y jeter. Il n’y a pas de retour en arrière. Puis il s’est mis à courir.
Ces derniers jours, ces dernières semaines, combien d’hommes et de femmes ont tout perdu pour un trou de souris ? Combien de pions de chairs et d’os les chefs politiques ont-ils déplacés, combien en ont-ils fait tomber pour gagner la guerre de communication qu’ils jouent en ce moment ? Combien d’hommes encore déchireront leurs espoirs sur les barbelés des frontières d’Europe ? Je l’ignore et comme tous, me sens impuissante devant le cynisme des véritables responsables de ces crimes. Que faire d’autre, alors, qu’imaginer, comme en un hommage timide à ces vies de souffrance ? L’indifférence, jamais.
Mohammad alArab, 22 ans, a été tué le 2 mars par l’armée grecque en essayant de passer la frontière à hauteur de la ville turque d’Ipsala. Le groupe de recherches Forensic Architecture a depuis enquêté et confirmé la véracité de la vidéo diffusée par des témoins.