L’invasion, l’occupation et la colonisation doivent être sanctionnées, en Ukraine comme en Cisjordanie ou à Gaza.
BDS : Boycott, Désinvestissement, Sanctions. Que n’avons-nous pas entendu lorsque ce mouvement a été lancé ! Un boycott ? Mais n’est-ce pas en maintenant ouverts tous les canaux de communication que nous pouvons espérer diffuser nos idées et nos valeurs ? Désinvestir ? Vous croyez vraiment que les grandes entreprises internationales vont se plier aux lubies de quelques militants ? Ne mélangeons pas l’art, la science, ou le business avec la politique ! Sanctions alors ? Vous rêvez ? Qui va oser sanctionner un pays aussi important ? Cuba, la Syrie, l’Iran, le Venezuela oui, mais on n’a pas besoin d’eux sur les marchés internationaux, et nul ne pâtit des sanctions qui pèsent sur eux excepté leur population.
Et voilà qu’aujourd’hui le BDS a réussi au-delà de nos espérances, au point même de nous inquiéter ! Le boycott va bien au-delà de ce que nous préconisions, puisqu’on l’applique aux personnes, et pas uniquement aux institutions : les artistes sont déprogrammés, les scientifiques et les sportifs exclus des compétitions, s’ils ne se prononcent pas explicitement contre la politique de leur gouvernement. Les grandes entreprises sont sommées, non seulement de ne plus investir, mais de liquider leurs avoirs sur place. Les sanctions se multiplient, un train après l’autre, on doit en être au dixième, et on y ajoute une aide militaire massive à la résistance, aide que nous n’avions jamais demandée.
Oups ! De qui parle-t-on ? Erreur sur la personne ! Ce n’est pas Israël qui est visé, pour son invasion de la Cisjordanie et de Gaza, mais la Russie, pour son invasion de l’Ukraine. L’une a eu lieu en 1967 et s’est installée dans la durée, l’autre a eu lieu l’année dernière. Les Russes cherchent à coloniser l’Ukraine, voici plus d’un demi-siècle que les Israéliens colonisent la Cisjordanie et bloquent Gaza. Les combats en Ukraine font des milliers de morts, mais en Palestine l’armée tue aussi : plus de cent morts depuis le début de l’année.
Pourquoi cette différence ? Pourquoi le BDS est-il préconisé dans un cas et critiqué dans l’autre ? Aucun doute là-dessus : c’est qu’il a été pris en main par les autorités politiques. Dès le lendemain de l’invasion de l’Ukraine, la Commission Européenne, avec une légitimité contestable au vu des traités et en l’absence de tout débat parlementaire, annonçait la fermeture des agences d’information russes et les premières sanctions contre la Russie. Le droit des peuples à l’autodétermination et à la résistance contre l’oppression, toutes les valeurs qui avaient été mises sous le boisseau en ce qui concerne la Palestine, étaient brandies pour condamner la Russie. Les bombardements de population civiles et la destruction des infrastructures d’eau et d’électricité en Ukraine étaient présentés pour ce qu’ils sont, des crimes de guerre, alors que les bombardements de Bagdad ou de Gaza avaient suscité davantage de curiosité que d’indignation. Dès le 2 mars, l’Assemblée Générale de l’ONU condamnait l’invasion, suivie le 16 mars par la Cour Internationale de Justice, et voici quinze jours, la Cour Pénale Internationale émettait un mandat d’arrêt pour crimes de guerre contre le Président de la Fédération de Russie. Rappelons que la même CIJ avait jugé que le mur de séparation construit par Israël en territoire occupé était illégal, qu’Israël devait le démanteler et indemniser les Palestiniens, et que les autres États de la planète ne devaient pas reconnaître la situation ainsi créée sur le terrain ni contribuer à le maintenir. Cet avis rendu il y a vingt ans est resté lettre morte.
Pourquoi nos gouvernements prennent-ils l’initiative quand il s’agit de l’invasion de l’Ukraine, et traînent-ils les pieds quand il s’agit de la conquête et de la colonisation des territoires palestiniens ? C’est qu’elles s’insèrent différemment dans un projet géopolitique global. Le monde actuel, anciennement structuré autour de la rivalité entre les USA et l’URSS, l’est dorénavant autour de la rivalité entre les USA et la Chine. La chute de l’URSS et l’émergence de la Chine auraient dû inaugurer une ère de coopération internationale et de gestion collective des ressources, qui aurait permis au monde d’affronter les vieux problèmes de la décolonisation et du développement, ainsi que les problèmes nouveaux du dérèglement climatique, de la perte de biodiversité et de l’imprégnation chimique. L’occasion a été ratée, et nous vivons désormais dans un monde où la confiance mutuelle n’existe pas, et où les États-Unis craignent de perdre leur suprématie. Celle-ci s’appuie sur un marché mondialisé, qui structure les échanges économiques, sur l’utilisation du dollar comme monnaie internationale, qui leur permet de contrôler les paiements, et le cas échéant sur une intervention militaire pure et simple, comme nous l’avons vu à de nombreuses reprises. Cet ordre mondial bénéficie largement aux pays de l’Atlantique Nord, et il n’y a pas à s’étonner qu’ils cherchent à le maintenir à tout prix. Israël s’y insère parfaitement bien, grâce à une économie moderne qui se spécialise dans la cybersurveillance, la cybersécurité et la vente d’armes, et à une armée puissante qui n’hésite pas à mener des opérations dans les pays voisins. La Russie, par contre, ne rentre pas dans ce schéma. L’histoire et la géographie en font le grand rival des États-Unis pour la domination de la péninsule européenne. Celle-ci n’a aucune ressource naturelle, en dehors de l’agriculture, et il n’est que trop tentant pour elle de s’associer à la Russie pour bénéficier des ressources énergétiques et minières de celle-ci. C’est l’Europe de l’Atlantique à l’Oural que le général de Gaulle appelait de ses vœux, qui aurait sans doute été possible dans le cadre d’une politique de réconciliation et de coopération menée après la chute de l’URSS, et qui est désormais écartée par l’invasion de l’Ukraine.
Il n’a jamais été question, pour ceux qui nous gouvernent, de construire un monde meilleur, mais de préserver l’ordre existant, et c’est leur intérêt qui les gouverne plutôt que les valeurs qu’ils appellent à la rescousse. D’où un double malheur.
Le premier, c’est que cet ordre établi nous mène à la catastrophe. Plus d’un demi-siècle après la conquête de 1967, le problème palestinien n’est toujours pas réglé, il a plutôt tendance à s’envenimer. L’invasion russe de l’Ukraine nous met beaucoup plus près d’une guerre nucléaire que les invasions américaines du Vietnam, de l’Irak ou de l’Afghanistan. D’autres dangers menacent la collectivité humaine, le dérèglement climatique, la perte de biodiversité et l’imprégnation chimique. Là encore, nos gouvernement traînent les pieds, et plutôt que de s’interroger sur les moyens de construire un monde vivable d’ici cinquante ans, ils cherchent à préserver le système économique et financier qui a fonctionné jusqu’ici mais qui, dans sa recherche éperdue de la croissance, nous a conduit dans une impasse. Il suffirait pourtant de si peu de choses pour que ce monde soit meilleur et prospère ! Si la course aux armements était abandonnée, d’immenses ressources seraient disponibles pour des investissements productifs et pour l’aide au développement. Si nos gouvernements prenaient la décarbonation de l’industrie et de l’agriculture au sérieux, ils pourraient construire une économie de transition, novatrice et de plein emploi. Si les résolutions de l’ONU étaient respectées, nous aurions les bases d’un ordre mondial multipolaire qui nous permettrait d’affronter ensemble les vrais problèmes de la planète.
Le second, c’est celui qu’évoquait Camus : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Invoquer la justice, et ne pas la pratiquer, ou la pratiquer sélectivement, c’est ajouter au malheur de ce monde. Invoquer le droit des peuples à disposer d’eux – mêmes et de lutter pour leur liberté, et l’appliquer à l’Ukraine et non à la Palestine, c’est nier que ce droit existe ou que les Palestiniens soient des êtres humains. Appliquer toutes les rigueurs du droit international aux crimes de guerre qui se commettent contre nos alliés et rester sourd et aveugle à ceux que nos alliés commettent, c’est faire de celui-ci un instrument de pouvoir.
Nous pensons, au contraire, que le droit se situe au-dessus du pouvoir, et que les valeurs sont impératives. Croire à la justice, c’est pratiquer la justice, autrement ce n’est qu’un vain mot. Affirmer des valeurs, comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de lutter pour leur liberté, cela doit avoir des conséquences. C’est pourquoi nous pratiquons le BDS contre Israël, et contre la Russie : contrairement à nos gouvernements, nous pratiquons les valeurs que nous professons. Si on les défend en Ukraine, il faut les défendre en Palestine, et si on les défend en Palestine, il faut les défendre en Ukraine. Et non, contrairement à ce qu’affirment certains, le BDS n’a pas échoué. Certes, l’économie israélienne est plus prospère que jamais, mais elle est basée sur l’exportation d’armes et de procédés de surveillance, et c’est bien cela qui commence à exaspérer nos concitoyens. Israël exporte dans nos pays les technologies d’espionnage et de manipulation dont les Palestiniens sont victimes depuis des années, comme le fameux logiciel Pegasus. Nous ne voulons pas de cette société que l’on nous impose à notre insu, nous ne voulons plus que les téléphones portables de nos gouvernants soient espionnés par quiconque a l’argent pour se payer le logiciel, nous ne voulons plus que le gouvernement américain enregistre systématiquement toute nos communications, comme l’a révélé Edward Snowden. Nous ne voulons pas non plus d’une société à la chinoise ou à la russe, où la surveillance ne cherche même plus à se cacher et où les dissidents disparaissent. Nous voulons être respectés, nous voulons nous faire nos opinions nous-mêmes, nous voulons pouvoir faire confiance aux informations qui nous parviennent. En militant pour le BDS nous affirmons qu’il est immoral de tirer profit de l’oppression d’autrui et de l’espionnage à grande échelle. Nous voulons un monde bâti sur la justice et non sur la force. C’est le sens de notre action.
Sonia DAYAN-HERZBRUN, Professeure émérite à l’Université Paris-Cité, et Ivar EKELAND, Mathématicien et économiste