Les Israéliens n’ont certes pas d’affection particulière envers Marine Le Pen ou Geert Wilders, mais à leurs yeux, toute poussée des forces antimusulmanes en Europe est bon signe.
L’attentat de vendredi à Stockholm, où quatre personnes ont perdu la vie dans ce que la police suédoise a décrit comme un acte de terrorisme par un militant du groupe État islamique (EI), n’a pas été beaucoup couvert dans la presse israélienne – peut-être parce que la Suède n’est pas la destination favorite des touristes israéliens ; ou peut-être parce que la presse israélienne s’est habituée à ce genre d’attaques. Quoi qu’il en soit, les commentaires que l’on pouvait lire sur les plus grands sites d’informations témoignaient rarement de la sympathie aux victimes.
« Il suffirait que la Suède mette un terme à l’occupation pour que cessent ces attaques » était la réaction la plus commune, qui vise à ridiculiser la relation prétendument fausse – aux yeux de la plupart des Israéliens – entre les territoires occupés par Israël et les attaques dont ce pays fait l’objet.
Le célèbre chroniqueur israélien Tzi Yehezkeli a décrit une Europe soumise à la menace d’une minorité musulmane, toujours plus nombreuse, et qui refuse obstinément de s’intégrer
Les attentats comme celui de Stockholm deviennent de plus en plus banals – de Charlie au Bataclan en passant par Nice, Berlin et Londres –, et la plupart des Israéliens sont de plus en plus convaincus que l’Europe est maintenant en train d’apprendre à ses dépens ce que nous, les Israéliens, savons depuis tant d’années : la guerre contre l’islam et l’islamisme est inévitable et Israël est aux avant-postes dans cet éternel choc des civilisations.
Voici un exemple typique de cette approche : au cours des quatre épisodes de sa série, « L’islam d’Allah », diffusée en 2012, le célèbre chroniqueur de télévision Tzi Yehezkeli, expert des « questions arabes » sur la chaîne 10 en Israël, a décrit une Europe soumise à la menace d’une minorité musulmane, toujours plus nombreuse, et qui refuse obstinément de s’intégrer, déterminée à lui ôter sa nature libérale et chrétienne pour imposer à la place un État fondé sur la charia. Les attentats sanglants à Paris et ailleurs, qui ne sont survenus que plus tard, ont servi à confirmer la prédiction d’Yehezkeli, et fait de lui un prophète local.
Le « danger musulman »
Attitude qui provient, évidemment, du discours anti-arabe et antimusulman de plus en plus prégnant en Israël ces dernières années. Mais cela ne s’arrête pas là : si l’Europe prenait enfin conscience de la gravité du « péril musulman », comme l’affirme cette tendance, elle comprendrait aussi le rôle essentiel joué par Israël dans la guerre contre « l’islam radical », et lui en serait très reconnaissante. Grâce à cet ennemi commun, Israël pourrait enfin sortir de son isolement.
Cela expliquerait pourquoi la presse israélienne suit de près tout incident susceptible de corroborer ce concept de « péril musulman ». En conséquence, elle couvre aussi assidument tous les succès des leaders de la droite et des partis dont le fonds de commerce se fonde sur l’anti-immigration et la propagande anti-islamique – en Europe et ailleurs.
Le Brexit a été accueilli favorablement en Israël, à cause de son message anti-immigration. La victoire de Donald Trump, qui a promis d’interdire l’immigration musulmane et de vaincre avant tout le « terrorisme islamiste », a été applaudie en termes quasiment messianiques. La presse israélienne a aussi tout particulièrement couvert la récente élection hollandaise, où d’aucuns prévoyaient la victoire de Geert Wielders et de son Parti de la liberté, parce qu’il avait promis la fermeture définitive des mosquées et l’interdiction d’enseigner le Coran. Il a en fait été battu, à la grande déception d’Israël.
Une attention particulière accordée à la France
Dans ce cadre, la France occupe une place toute particulière dans l’opinion publique et les cercles du pouvoir israéliens. La communauté juive de France, forte d’environ 500 000 personnes, est la plus nombreuse des pays d’Europe occidentale et beaucoup de ses membres, surtout les immigrés d’Afrique du Nord, conservent des liens étroits avec leur famille restée en Israël et lui rendent visite régulièrement. La communauté juive française est plus orthodoxe que celles d’autres pays d’Europe occidentale et a tendance à pencher pour des positions plus favorables à la droite, en tous cas sur le conflit israélo-palestinien.
La plupart des Israéliens estiment que la France est un pays dangereux pour les juifs, voire carrément un champ de bataille entre juifs et musulmans
La France compte également la plus grande communauté musulmane en Europe occidentale et les relations entre ces deux communautés se détériorent depuis quelques années. Les incidents impliquant le harcèlement de juifs par de jeunes musulmans trouvent un puissant écho dans la presse israélienne et, dans un article récent publié sur un site internet israélien, la France a été classée « pays le plus antisémite d’Europe ».
Les attentats meurtriers contre un centre juif à Toulouse en 2012 et contre un supermarché juif à Paris en 2015 ont été perçus comme une menace immédiate pesant sur la présence des juifs en France.
Les médias israéliens ont abondamment fait état d’un raz-de-marée de juifs français souhaitant immigrer en Israël. L’immigration française en Israël s’est effectivement accrue pour atteindre environ 8 000 juifs en 2015. En 2016, elle est retombée à 5 000 et, début 2017, ce chiffre est encore plus faible (au troisième rang, derrière la Russie et Ukraine). La plupart des Israéliens estiment néanmoins que la France est un pays dangereux pour les juifs, voire carrément un champ de bataille entre juifs et musulmans.
Un combat commun
Sur cette toile de fond, le combat politique contre la prétendue « islamisation » de la France est perçu en Israël quasiment comme un combat commun. L’interdiction du port du hijab dans les lieux publics, par exemple, a été chaleureusement approuvée en Israël. Ce pays n’est pas un État laïc fondé sur des valeurs laïques, loin de là. Pourtant, la plupart des Israéliens soutiennent avec véhémence la défense de ces valeurs en France ou plus largement en Europe, parce qu’ils y voient le moyen de contenir « l’invasion de l’Europe par les musulmans », expression largement reprise dans la presse israélienne.
L’effondrement de l’UE ferait l’affaire de nombre d’Israéliens
À cet égard, les idées promues par Marine Le Pen et son Front national sont accueillies favorablement. Il en est de même de sa véhémente opposition à l’Union européenne. L’UE souffre d’une image négative en Israël, non seulement du fait de ses prises de position sur le conflit israélo-palestinien – d’autant plus qu’elles sont comparées aux positions pro-israéliennes formulées à Washington –, mais aussi parce que l’idée même d’une union transnationale, où le nationalisme jouerait un moindre rôle, va à rebrousse-poil des tendances très nationalistes en Israël. L’effondrement de l’UE ferait l’affaire de nombre d’Israéliens.
Pourtant, en dépit de tous leurs points communs, Israël s’est jusqu’à présent interdit de s’aligner sur Le Pen, Wilders ou d’autres responsables européens d’extrême droite. C’est évidemment en souvenir de leur passé antisémite, toujours vivace. Jean-Marie Le Pen a été officiellement boycotté par Israël suite à ses remarques négativistes au sujet de l’Holocauste.
Marine Le Pen s’est efforcée de faire oublier l’héritage de son père et a même, il y a quelques années, rencontré l’ambassadeur israélien à l’ONU. Son vice-président, Louis Aliot, a effectué une visite en Israël en 2011 et Nicolas Bay, secrétaire général du Front national, a fait de même en janvier 2017 ; quant à Marine Le Pen, elle y est toujours persona non grata.
Coïncidence d’intérêts
Cependant, les choses évoluent, même à cet égard. Israël exprime des positions bien moins intransigeantes qu’auparavant quant aux incidents antisémites, ce qui est apparu clairement après la victoire de Trump. L’ambassadeur d’Israël aux États-Unis, Ron Dermer, s’est plié en quatre pour défendre Steve Bannon, proche conseiller de Trump accusé d’opinions antisémites.
Israël a aussi beaucoup tardé à commenter les profanations de cimetières juifs aux États-Unis ; nombre de membres de la communauté juive américaine en attribuent la responsabilité à l’ambiance antisémite créée par certains éléments du camp Trump. Quand – lors d’une conférence de presse avec le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou – on a demandé à Trump de commenter cette supposée vague d’antisémitisme, Netanyahou s’est empressée de défendre le président américain.
L’antisémitisme est presque considéré comme une caractéristique positive : quand s’opposent les intérêts des communautés juives à l’étranger et ceux d’Israël, ces derniers ont la priorité
Les chroniqueurs israéliens de droite ont rejeté l’idée que ces profanations auraient à voir avec le camp Trump et ont prétendu à la place qu’elles participaient d’« un faux discours » élaboré par des juifs libéraux avec la complicité d’Israéliens de gauche.
Même en sachant que les mesures prises contre les musulmans en France et en Europe – dont l’interdiction des symboles ou vêtements religieux – pourraient aussi causer du tort aux juifs, les responsables nationalistes israéliens persistent à soutenir les partis d’extrême droite européens.
L’interdiction de porter la kipa « serait une bonne chose », a déclaré le professeur Aryeh Eldad, expert de la droite, ex-parlementaire et ami personnel de Geert Wilders. « Les juifs n’immigrent en Israël que lorsqu’ils ont été persécutés », a-t-il affirmé. L’antisémitisme est donc presque considéré comme une caractéristique positive : quand s’opposent les intérêts des communautés juives à l’étranger et ceux d’Israël, ces derniers ont la priorité.
Le récent tollé provoqué par les remarques de Le Pen quant à la responsabilité de la France dans la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale pourrait constituer un autre signe. Alors que la plupart des membres de la communauté juive y voit presque une dénégation de l’Holocauste, le ministère israélien des Affaires étrangères ne s’en est pas vraiment offusqué. Si, en revanche, un leader palestinien s’était permis de nier ainsi l’Holocauste, cela aurait fait les gros titres.
Israël ne se réjouira pas de voir Le Pen accéder à la présidence de la France – surtout parce que ses positions sur le conflit israélo-palestinien sont jugées hostiles à Israël. Le Front national, par exemple, a soutenu la récente résolution du Conseil de sécurité de l’ONU contre les colonies juives, contrairement à Trump.
Mais si Le Pen gagne les élections, ce ne sera pas non plus pour lui déplaire. En Israël, tout progrès des forces antimusulmanes en Europe est bon signe. Israël ne porte pas nécessairement Marine Le Pen dans son cœur, mais il aime sans aucun doute le Le-Penisme.
par Meron Rapoport. Publié dans Middle East Eye, le 14 avril 2017.
– Meron Rapoport est un journaliste et écrivain israélien. Il a remporté le prix de journalisme international de Naples pour son enquête sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.