Photo : membres de la famille de l’auteur dans la grande synagogue d’Oran, en Algérie, fin 1930. (Photo fournie gracieusement par Ariella Aïsha Azoulay)
Le 12 octobre 2024
Le fait qu’on puisse jusqu’à présent continuer à réciter ensemble Kol Nidrei1 lors de nos offices de Yom Kippour, c’est parce que, malgré les différentes tentatives à travers l’histoire pour interdire cette prière, nos ancêtres – au sens large du terme – n’y ont pas renoncé.
Au XIXe siècle, l’autonomie des communautés juives a été détruite, y compris par la formation des rabbins par les États impériaux européens, les préparant à agir en tant que représentants de leurs communautés et à leur forcer à accepter des nouvelles lois contredisant les leurs. Ces rabbins devaient prouver que les membres de leurs communautés méritaient d’être assimilés, ce qui signifie qu’ils étaient prêts à renoncer aux outils moraux de leurs communautés – dont Kol Nidrei en est un – et les remplacer par les lois capitalistes-impérialistes imposées par les États où ils étaient gouvernés. Dans un monde façonné impérialement, la liberté d’une communauté de réexaminer ses choix et d’annuler les vœux qu’elle juge nuisibles était – et est toujours – considérée comme une marque du manque de préparation de cette communauté à l’assimilation, une marque de son échec, un indicateur de son manque de fiabilité.
Et pourtant, malgré cela, des communautés juives partout ont continué à réciter Kol Nidrei en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique, résistant aux critères impériaux et à l’ordre d’assimilation. Bien que Kol Nidrei ne soit plus chanté à ciel ouvert, il continue d’emplir l’air des synagogues année après année.
Je voudrais suggérer que l’adhésion de nos ancêtres à cette prière est liée au fait que cette prière ne traite pas, comme on le comprend souvent, uniquement des vœux émis par des individus ; il ne s’agit pas seulement de Techouva (repentance) personnelle, mais également de vœux que les communautés ont formulés, ont été forcées de prononcer ou d’accepter comme étant les leurs.
La prière était perçue comme une source de pouvoir pour nos ancêtres, qui à leur tour lui ont donné un pouvoir, à l’instar de la façon dont nous nous engageons avec les amulettes. Non seulement nos ancêtres ont continué à réciter le Kol Nidrei lorsqu’il leur a été demandé d’arrêter de le faire, mais ils l’ont également transmis, afin que nous puissions nous aussi le récupérer aujourd’hui comme notre talisman.
Aujourd’hui plus que jamais, nous devons nous libérer de la malédiction du monde euro-christo-sioniste et de la manière dont il a colonisé nos divers mondes juifs. Un État sioniste pour les Juifs n’était pas le vœu de la plupart des Juifs, même si à la fin ils s’y sont retrouvés. Un consentement a été extorqué à beaucoup de nos ancêtres, forcés ainsi d’échanger leurs histoires et leurs souvenirs contre ceux que l’État avait créés soi-disant pour eux, tout en détruisant de nombreux mondes auxquels ils appartenaient.
Avec Kol Nidrei comme talisman commun, nous pouvons entendre les voix de nos ancêtres nous appeler :
« Que tous les vœux et serments… que nous avons prononcés soient nuls et non avenus »
Et nous pouvons répondre :
« Tous les vœux et serments… sont nuls et non avenus
Quelle est exactement cette prière ? Une réaffirmation de la liberté d’une communauté à s’engager à nouveau – ou de ne pas s’engager – à différents vœux et serments possibles une fois qu’ils ont été proclamés – par cette prière – nuls et non avenus. La prière simule un tribunal et s’adresse à une autorité quelconque en demandant d’annuler les vœux, mais en réalité, elle réaffirme le pouvoir de la communauté – et non de l’État ou ses institutions – d’instaurer ou annuler les vœux.
Kol Nidrei est l’un des textes juifs le plus indiscipliné, libérateur et anarchique, cette prière est notre héritage de refus, si nécessaire aujourd’hui. Dans un monde où notre consentement est constamment obtenu par un léger mouvement du doigt, comme cliquer sur « oui », « conditions acceptées », cette prière porte, comme substance vivante, un reste de notre indiscipline vis-à-vis de l’État impérial dévorateur. Il invoque le refus d’accepter comme fait accompli, comme fait certifié et normalisé, ce qui a été obtenu par la violence, soi-disant avec notre accord, ce qui a été obtenu comme consentement alors que peu ou presque aucun choix n’était disponible. La temporalité instanciée par cette prière est cyclique et aussi indisciplinée car elle refuse de se plier à la temporalité violente et linéaire de l’impérialisme. Cette temporalité nous permet de réinjecter du répit et réévaluer nos décisions afin, de faire place chaque année à nouveau, aux considérations morales, ainsi que d’insister sur notre droit de réinterroger un choix déjà fait, de demander s’il est bon ou mauvais, même si un consentement avait été donné, ou plutôt obtenu.
Kol Nidrei n’est pas une simple prière du Mahzor de Yom Kippour2 mais un précieux antidote ancestral contre la violence impériale de l’inévitabilité – il nous donne l’espoir d’une réversibilité. Autrement dit, Kol Nidrei nous permet de dire que ce qui a été achevé par la violence, comme la destruction de la Palestine, peut encore être renversé. C’est pourquoi nous sommes si nombreux – juifs arabes, juifs berbères, juifs musulmans et tous les autres juifs de diverses origines – à revendiquer et nous réapproprier notre héritage diversifié. Nous le réclamons ainsi que notre droit à ne pas être représentés par les histoires et les mémoires nationales qui nous ont été imposées. Ensemble nous proclamons :
Tous les vœux impériaux qui nous ont été arrachés à partir du moment où l’Europe a décidé « d’émanciper » nos ancêtres à la fin du XVIIIe siècle sont nuls et non avenus.
Tous les vœux impériaux arrachés à nos ancêtres, qui les ont forcés à oublier qui ils étaient, en échange de leur statut de citoyens de l’Empire, sont nuls et non avenus.
Tous les vœux impériaux extraits de nos ancêtres dans les colonies européennes du Maghreb et du Moyen-Orient sont nuls et non avenus.
Tous les vœux impériaux arrachés à nos ancêtres lorsqu’ils ont été mandatés, pour ne pas dire incités, par l’impérialisme euro-américain à établir une colonie sioniste en Palestine, afin d’aider l’Europe à s’en débarrasser, sont nuls et non avenus.
Il faut nous rappeler que parmi nos sœurs et frères musulmans du monde juif musulman, nous étions des artisans. Nous étions un peuple de bijoutiers et notre seul talent en matière d’armement était uniquement celui de fabriquer des objets métalliques.
Tous les vœux sionistes arrachés à nos ancêtres pour faire de nous les membres d’un peuple guerrier contre les Palestiniens sont nuls et non avenus.
Amen
(traduit de l’anglais par Ariella Aïsha Azoulay)