Thomas Vescovi interviewvé sur son dernier livre

la memoire de la nakba

La mémoire de la Nakba en Israël.

Le regard de la société israélienne sur la tragédie palestinienne 1

C’est le titre d’un ouvrage que L’Harmattan a publié ce mois-ci. Préfacé par Dominique Vidal, son auteur est un jeune chercheur, Thomas Vescovi, diplômé de l’Université Paris VIII.

L’UJFP a interviewé l’auteur sur son ouvrage:

« la mémoire de la naqba dans la société israélienne: un cas freudien? »

Pourquoi pensez-vous utile de revenir sur la Nakba et sa perception dans la société israélienne, aujourd’hui et en France ?

Nous avons l’habitude de résumer la question israélo-palestinienne à 1967, je pense que 1948 est bel et bien le cœur du conflit. En 2012, j’ai eu l’occasion de participer en Israël à une manifestation des Indignés. D’abord très enthousiaste en voyant toute cette foule manifester contre le gouvernement Netanyahu, les quelques entretiens que j’ai pu faire avec des manifestants m’ont rapidement remis les pieds sur terre : il y avait, dans leurs revendications, une séparation stricte de leur problématique socio-économique, et de la question palestinienne. En m’intéressant davantage à la société israélienne, j’ai constaté un fossé énorme dans nos milieux intellectuels et militants français. Généralement, soit nous sommes pro-palestiniens, et dans ce cas assez faibles sur la société israélienne, soit nous sommes pro-israéliens, et ignorants sur la société palestinienne. J’ai donc essayé de croiser ces deux thématiques. La Nakba est, de loin, pour les Palestiniens, l’événement historique le plus traumatisant. 1948 est, pour les Juifs israéliens, leur fête nationale, un jour de gloire et d’honneur. Cette date concentre une telle émotion qu’en mars 2011 le parlement israélien a voté un amendement punissant les organisations qui commémoreraient la Nakba le jour de la fête d’Indépendance. Je ne voulais pas refaire une énième étude sur les Nouveaux Historiens israéliens, mais me demander si ces universitaires israéliens qui ont, par l’histoire, essayé de bouleverser la pensée dominante en Israël, à savoir que les Palestiniens ne doivent leur malheur qu’à leur propre chef, y sont parvenus ? Qu’est ce que savent exactement les Israéliens, aujourd’hui, de 1948 ? Que savent-ils des réfugiés palestiniens ? Pour moi, il est indéniable que la prise de conscience, par les Israéliens, de leur responsabilité dans les souffrances du peuple palestinien passera nécessairement par 1948.

La seconde partie du livre s’intitule « les sources du refoulement », et s’articule autour de trois axes, n’est-ce pas quelque peu simplifié ?

L’objectif n’est pas de dresser un portrait authentique de la totalité de la société israélienne à un instant T, ce qui serait illusoire. En revanche, il faut parvenir à un idéal type de cette société. Comprendre les mécanismes de pensée de chaque strate de celle-ci, et en dégager les lignes majeures. En prenant le cas de la Nakba, on arrive à un triptyque qui constitue selon moi le paradigme de la société israélienne, c’est à dire sa conception du monde, et celle-ci nous renvoie d’abord aux origines mêmes du sionisme. Avant la création d’Israël, les colons juifs ne pouvaient évidemment pas ignorer qu’un peuple occupait cette terre, mais celui-ci ne représentait qu’un intrus, un ensemble d’êtres insignifiants qu’il fallait rendre absents, les faire disparaître du paysage. C’est d’ailleurs là une différence majeure entre cette histoire et celle de la colonisation française en Algérie. En Palestine, les Juifs ne cherchaient pas à fonder un Etat sur l’exploitation de la population autochtone, sous prétexte de modernisation, mais bien à fonder un Etat en lieu et place de la population autochtone. Dès lors, la présence de celle-ci sur la terre à coloniser est un obstacle majeur au dessein sioniste. C’est le premier axe. Cette idéologie est parvenue contre toute attente à constituer un Etat doté, qu’on le veuille ou non, d’une nation. Pour comprendre la façon de penser de cette nation, j’ai étudié son système scolaire. L’intellectuel israélien Yeshayahu Leibowitz déclarait en 1991 que son pays est plus inquiet de former de bons soldats que de bons citoyens. Je fais le même constat dans mon second axe, une éducation qui vise à présenter constamment le Juif israélien comme un être bon, exempt de tout reproche, et l’Arabe comme un être inférieur et belliqueux. On apprend au jeune Israélien qu’il doit être prêt à tout moment à défendre son pays face aux menaces extérieures, au risque de voir l’histoire se reproduire. C’est le troisième axe, et la boucle est bouclée. Les fondements idéologiques du sionisme, la formation du soldat-citoyen nécessaire à la défense au vu de l’histoire et de la menace arabe, et l’instrumentalisation mémorielle par l’Etat d’Israël, c’est selon moi les trois bases du paradigme.

Vous dites « pour satisfaire sa population », et dans le livre, vous parlez d’Israël et de la Nakba comme d’un « cas freudien ». Les Juifs israéliens ont-ils alors tous besoin d’un psychanalyste ?

A l’origine c’est Idith Zertal qui me souffle l’idée dans un entretien. L’histoire sera leur psychanalyse. Lorsque l’on reprend l’histoire de la société israélienne, on constate que l’apparition du « Palestinien » est tout à fait récente. Jusque dans les années 1980, le Palestinien n’existe pas, c’est un « Arabe » sans patrie, et la terre de Palestine est celle « d’Eretz Israël ». Les massacres de Sabra et Chatila rappellent à une partie des Israéliens qu’il y a, à quelques kilomètres de chez eux, des camps de réfugiés remplis de personnes qui attendent qu’on applique leur droit au retour sur leurs terres, inscrit dans la résolution 194 de l’ONU. La Première Intifada, puis la Seconde, montrent aux Israéliens que leurs indiens sont bien vivants et qu’ils comptent prendre leur destin en mains. Dès lors, le discours dominant, à savoir que la terre de Palestine était vide et que le Palestinien n’existe pas, ne pouvait plus tenir. Or, le système israélien est fait de sorte que l’empathie est inenvisageable. Cette société s’est constituée, notamment, en unissant des communautés contre un ennemi commun, émettre de la pitié pour cet ennemi revient à trahir le pays, mais surtout à remettre en cause l’ensemble du paradigme. Le Juif israélien ne serait pas une victime, mais un bourreau ? Il suffit de regarder le traitement accordé aux refuzniks, ou aux militants contre l’occupation. Pour en revenir à Freud, celui-ci explique que nous enfouissons au plus profond de nous nos histoires honteuses. Cependant, le temps les ramène forcément à la surface. Voilà pourquoi je dis que la Nakba est pour Israël un cas pratique freudien. L’Etat à beau se doter d’une loi, d’un mur, d’une propagande guerrière, les Palestiniens sont bien là, déterminés à revenir dans les pages de l’Histoire. C’est une forme de réminiscence. Parfois active, comme en octobre 2000 lorsque des dizaines de jeunes Palestiniens d’Israël manifestent publiquement leur soutien à la Seconde Intifada. Quelle est la réaction du pouvoir ? Une dizaine de jeunes sont abattus. Et parfois inactive, comme tous ces bâtiments, ces ruines, ces traces de la Nakba : un cimetière palestinien dans le parc de l’hôtel Hilton à Tel-Aviv, des maisons de style ottomane dans la banlieue cossue de Jérusalem-Ouest… Les Israéliens ont beau bâtir des forêts sur certaines de ces ruines, ou dresser un mur, le passé rejaillit toujours, et pour Freud, la seule façon de s’apaiser est d’y faire face.

Vous dites vous-mêmes, en introduction, que la société israélienne est plurielle, pourtant vous accordez une part assez mince aux Palestiniens citoyens d’Israël ?

Je dis d’emblée vouloir étudier la société juive israélienne. Mon hypothèse de départ était que cette mémoire de la Nakba, en Israël, devait être portée par cette communauté, ces 20% d’arabes qui vivent en Israël, descendants de celles et ceux qui en 1948, pour diverses raisons, n’ont pas été expulsés au-delà des frontières. La réalité m’est apparue bien différente. On parle aujourd’hui d’un double processus à propos de cette population : israélisation et palestinisation. Certains Palestiniens vivant en Israël ont clairement délaissé leur « palestinité » pour embrasser le système israélien. Ils ne veulent parler ni de la Nakba, ni de Gaza ou de la colonisation. Ce processus a été très actif dans les années 1960-1970, voire 1980. A l’inverse, la nouvelle génération, celle qui n’a pas connu la Nakba, ni la défaite arabe de 1967, s’inscrit pleinement dans ce processus de palestinisation, à savoir qu’elle revendique pleinement son identité palestinienne, et l’affiche dès que possible. Le plus intéressant est de constater que l’acte principal de cette affirmation identitaire réside dans l’organisation de cérémonies commémorant la Nakba, voire le retour symbolique sur des terres d’un ancien village. Leurs activités, ajoutées à celle d’associations comme Zochrot, mais aussi à la loi de mars 2011, font qu’aujourd’hui le terme de Nakba est entré dans le vocabulaire des Israéliens.

Donc les Israéliens sont bien conscients des expulsions de 1948 ?

Attention, je dis que le terme de Nakba est entré dans le vocabulaire israélien, mais pas que les Israéliens sont conscients de ce qu’il renferme. Pour un Israélien, affirmer que la création de son Etat s’est faite sur l’expulsion de centaine de milliers de Palestiniens, c’est remettre en cause l’ensemble du discours dominant. Ca n’est pas rien, et en même temps cela renferme un caractère traumatique que l’on ne peut ignorer. Je pense que davantage d’Israéliens sont au courant d’actes d’expulsions, voire de massacres, mais ils assimilent tout cela au contexte de guerre qui prévalait à l’époque, et non à une volonté politique propre aux « héros fondateurs ». Peu importe ce qui a été fait, ce qui compte c’est Israël. Et puisqu’Israël accueille des victimes de l’histoire, alors les actes sont blanchis. On en revient au paradigme.

Pensez-vous que le déni israélien trouve un écho dans les politiques pratiquées en France sur la question palestinienne ?

Tout dépend de quoi on parle. La France en tant que société a déjà du mal avec sa propre histoire algérienne… Si l’on prend les manuels scolaires français, ils se veulent factuels mais évoquent assez peu la manière dont Israël a vu le jour. Il y a eut une guerre, Israël a gagné, 800 000 Palestiniens réfugiés. Circulez, l’histoire continue. La France, via ses officines diplomatiques et culturelles, fait un travail auprès de certains camps de réfugiés qu’il faut selon moi reconnaître. C’est insuffisant, sûrement, mais on ne peut pas dire que la France ne fait rien. Il faut se demander comment pourrait-elle faire plus ? On en vient à parler des responsables politiques. Ce qu’il faut remarquer, c’est qu’Hollande comme Sarkozy pense la résolution du conflit dans l’isolement des extrêmes, de toutes parts, afin de réunir les modérés israéliens et palestiniens à une même table. Cette conception, à l’origine des négociations, porte en elle le déni. Le déni de la problématique coloniale qui anime le Proche-Orient. Le déni de la présence en Palestine d’un occupant et d’un occupé, d’un colonisé et d’un colonisateur. Et c’est incontestablement pour cette raison qu’elle est vouée à l’échec. Apprendre et reconnaitre la Nakba n’est pas une question « d’intello », c’est la seule manière de faire comprendre que la terre de Palestine n’a pas été donnée vide tout entière, mais qu’elle était occupée par un peuple qui a été dépossédé de ses droits.


Note-s
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