Ce qui suit représente l’interview complète réalisée par Samuel Ravier-Regnat (par whatsapp et par écrit). Seules quelques lignes ont été publiées dans le journal Libération du 25 avril 2025, qui a consacré quatre pages de témoignages à Gaza, sous les bombes, la terreur et la faim. Oui, les Gazaouis ne sont pas des nombres, mais des êtres humains qui veulent retrouver leur dignité et vivre.
Cher Samuel,
Gaza est une plaie ouverte au cœur de ce monde aveugle. Il est donc juste de parler de Gaza avant de parler de moi-même.
Au cœur de l’obscurité qui s’étend sur la bande de Gaza, où la nuit ne prend jamais fin et où le jour n’apporte aucune promesse d’accalmie, nous écrivons ces mots… non pas pour nous lamenter, mais pour maintenir la vérité en vie, témoin d’une des pires tragédies que le monde contemporain ait connues. Gaza, ce morceau de terre assiégé au bord de la mer, brûle depuis plus de dix-sept mois dans une guerre impitoyable qui déchire tout : les êtres humains, les arbres, les pierres… et la dignité.
À Gaza, le jour ne commence pas avec le lever du soleil, mais avec le bruit d’un obus tombant sur un quartier endormi, avec les cris d’une mère cherchant ses enfants sous les décombres. Ici, les nuits ne passent pas paisiblement : elles sont secouées par les avions, déchirées par les explosions, transformant les rêves en poussière. À Gaza, nous ne comptons plus les jours comme les autres, nous comptons les missiles, les morts de ce matin, ceux dont les maisons se sont effondrées sur eux, ceux qui ont laissé leurs souvenirs dans des coins qui n’existent plus. À Gaza, nous ne vivons pas… nous résistons à la vie quand elle devient plus cruelle que la mort.
Fuir la mort… pour aller vers la mort
Un déplacement sous les bombes, une fuite d’une mort certaine vers une autre, retardée… c’est le quotidien de centaines de milliers de familles. Les gens à Gaza ne fuient pas avec leurs bagages, mais avec leur mémoire, leurs enfants et leurs corps épuisés vers l’inconnu. Ils courent pieds nus sous les bombes, se cachent sous des murs qui ne protègent ni du froid ni du feu. Ils ne savent pas où aller… ils fuient, comme si la vie elle-même refusait de rester avec eux.
Le déplacement à Gaza n’est pas un voyage d’une maison à une autre, mais une traversée semée de terreur, menée sous le feu, sur des routes tachées de sang. Quand Israël émet des ordres d’évacuation, il n’y a ni temps pour réfléchir ni pour faire ses valises. On est jeté dans la rue avec sa famille, vers l’inconnu. Des centaines de milliers de familles ont fui à pied, ou au mieux sur des charrettes tirées par la tristesse. On passe d’une maison sûre à une tente glacée et terrifiante, d’un chemin miné à un camp de fortune où les nuits n’ont pas de sommeil.
Les camps de déplacés à Gaza ne sont pas de simples tentes. Ce sont des linceuls collectifs pour la dignité. Pas d’eau, pas d’électricité, pas de toilettes suffisantes, pas de nourriture. Les femmes s’assoient par terre, allaitent leurs enfants avec du lait desséché, les yeux pleins de honte et d’épuisement. Les enfants pleurent de faim, de peur, d’incompréhension : pourquoi toute cette souffrance ? Les malades et les personnes handicapées sont laissés sur les bords des routes, sans médicaments, sans soins, sans espoir. Tout est provisoire… et pourtant tout est devenu éternel.
Et dans cet enfer, des centaines de familles restent encore sous les décombres, on ne sait si elles sont mortes ou en attente. Leurs corps sont devenus la proie des chiens errants, faute pour les équipes de secours de pouvoir les atteindre à cause des tanks israéliens qui tuent quiconque s’approche. Tout est écrasé à Gaza : les âmes, les villes, les noms des familles… Rafah, Khan Younès, et le nord de la bande ont été effacés de la carte, comme des familles entières ont été effacées des registres civils. Il ne reste rien d’elles : ni enfant, ni mère, ni maison, même pas une pierre tombale.
Sous chaque maison détruite, il y a une famille qui n’a pas encore été enterrée. Des cadavres en décomposition dévorés par les animaux errants, faute d’intervention des secours. Depuis des semaines, des dizaines de familles sont toujours sous les ruines à Gaza, à Rafah et à Khan Younès. À Gaza, on ne fait pas d’enterrements… on oublie. Car les bombardements ne laissent même pas le temps de pleurer.
Rafah, la ville qui abritait plus d’un million de personnes, n’est plus qu’un tas de terre. Khan Younès, ville agricole chantée par l’Histoire, a disparu avec ses champs, ses maisons, ses mosquées, ses écoles. Le nord de la bande est devenu une terre brûlée où l’on ne distingue plus les rues des cimetières. Des quartiers entiers ont été rasés, des familles entières disparues des registres civils. Pas de témoins, pas de survivants, pas de traces.
Des hôpitaux sans vie
Les hôpitaux de Gaza ne sont plus des lieux de soins, mais des salles de mort collective. Pas de médicaments, pas d’instruments chirurgicaux, même pas de gaze. Les médecins pratiquent des opérations chirurgicales, des césariennes, des amputations… sans anesthésie. L’enfant mord une serviette sale, la femme hurle pendant qu’on l’ouvre, le patient s’évanouit en voyant le scalpel entrer dans son corps… et la seule chose qu’on peut lui dire est : « C’est tout ce que nous avons. »
Les patients souffrant d’insuffisance rénale, de cancer, de maladies cardiaques… meurent en silence, un par un. Non pas parce que la maladie a eu raison d’eux, mais parce qu’Israël a empêché l’entrée des traitements, interdit les voyages, contraint les malades à choisir : mourir… ou mourir. Des milliers de malades sont morts de faim, de malnutrition, de manque de médicaments. Certains sont morts aux portes des hôpitaux… simplement parce qu’ils ne pouvaient pas obtenir une injection.
Une politique de famine systématique
L’armée israélienne ne se contente pas de larguer des bombes : elle impose un siège étouffant, une famine méthodique qui frappe plus de deux millions de personnes. Les points de passage sont fermés depuis plus d’un mois, l’aide humanitaire est interrompue, les marchés sont vides – à l’exception de la détresse – et les rares commerces qui stockaient encore de la nourriture la revendent au marché noir à des prix exorbitants que personne ne peut payer. Un kilo de riz est devenu un rêve, une boîte de fèves un luxe, et la farine une monnaie rare. Les familles meurent de faim, et les repas autrefois distribués dans les centres alimentaires ont disparu, car l’armée a bloqué l’entrée des camions. La majorité de ces centres sont désormais fermés, laissant des milliers de petites bouches crier dans le vide.
La scène des files d’attente devant les centres de secours brise le cœur. Des visages épuisés, des corps amaigris, des regards remplis de honte à l’idée de devoir demander de l’aide. Des familles qui se tenaient un jour debout avec dignité attendent désormais un morceau de pain. Et ceux qui repartent les mains vides, repartent courbés, silencieux, brisés.
Après plus d’un mois de fermeture des passages, la faim s’est installée dans chaque foyer. Les gens se relaient autour d’un morceau de pain, autour d’un repas qui ne suffit même pas à nourrir un enfant. Devant les centres d’aide, on voit les files, on voit les visages brisés, les familles qui ne demandent qu’à apaiser leur faim… rien de plus.
Électricité et eau… absentes
À Gaza, les lumières ne s’éteignent pas le soir… elles se sont éteintes depuis le 7 octobre, pour une durée indéterminée. Pas d’électricité pour allumer une lampe, pas de courant pour sauver une vie en salle d’urgence, pas de lumière pour briser l’obscurité des maisons transformées en tombes silencieuses. La centrale électrique s’est arrêtée, les poteaux se sont effondrés, les câbles sont devenus des cendres noires posées sur les décombres. La ville, autrefois vibrante de vie, a perdu tout battement. Plus rien ne bouge… sauf la douleur.
Les hôpitaux, autrefois les derniers bastions de survie, ont vu leurs appareils s’éteindre. Pas de couveuses pour les prématurés, pas de respirateurs, même pas de lumière pour voir le visage d’un malade qui supplie de vivre. Les médecins travaillent comme s’ils tentaient de retenir du sable entre leurs doigts, essayant de sauver ce qui peut encore l’être… sans matériel, sans électricité, sans espoir. Certains pratiquent des opérations à la lumière d’un téléphone, d’autres ont vu leurs patients mourir lorsque le respirateur s’est arrêté soudainement, comme un cœur qui cesse de battre.
Et l’eau, c’est une autre histoire de soif prolongée. Plus de 80 % des foyers n’ont pas une seule goutte d’eau. Ce n’est pas parce que les puits sont à sec, mais parce que les générateurs se sont tus. Les robinets ne coulent plus, transformant les trottoirs en points d’attente, les yeux des enfants en jauges de gouttelettes. L’eau est tirée manuellement de puits lointains, transportée dans des bidons en plastique usés, ou tirée sur des charrettes à dos d’âne, traversant des routes détruites sous une chaleur impitoyable. Et cette eau – bien souvent – est polluée, impropre à la consommation, mais c’est tout ce qu’il reste de la vie.
À la maison, on recharge son téléphone s’il reste un vieux panneau solaire fissuré, ou à une borne de recharge improvisée dans la rue. Il faut parfois attendre des heures entières pour obtenir une charge suffisante à une minute d’appel. Quant à Internet, c’est devenu un luxe inaccessible. Les câbles ont été détruits, l’obscurité numérique règne. Ceux qui restent connectés le font depuis un café ayant échappé aux bombardements, ou depuis un point de signal vacillant au bord de la route, éteint par le soleil ou par l’absence d’électricité.
Aujourd’hui, Gaza n’est pas seulement sous les bombes. Elle est sous le siège total de la vie. Pas d’eau, pas d’électricité, pas de voix, pas de lumière. Une ville que l’armée israélienne a transformée en une immense prison à ciel ouvert… sans portes, sans fenêtres, uniquement des murs de fumée et des plafonds de cendre. Une ville qui résiste avec de l’eau polluée, des bougies et des souffles haletants. Et malgré tout cela, ses habitants se battent encore pour rester en vie… dans un combat quotidien contre l’impossible.
Même ton argent ne t’appartient plus
À Gaza, la souffrance ne se limite plus à la perte d’un logement ou à la coupure de l’électricité et de l’eau. Elle s’étend désormais jusqu’aux droits financiers les plus élémentaires : accéder à son propre argent. Aujourd’hui, l’argent dans les comptes bancaires ne signifie plus rien. Ce ne sont que des chiffres sur un écran, impuissants face à la faim et au besoin. Il est devenu impossible de retirer cet argent directement, car la majorité des agences bancaires ont cessé de fonctionner à cause de la guerre et de la destruction des infrastructures. L’accès à la liquidité est devenu un combat à part entière.
Les gens sont contraints de passer par ce qu’on appelle les « changeurs » – des intermédiaires non officiels qui prélèvent jusqu’à 30 % de commission sur le montant transféré. Ainsi, celui qui envoie 100 dollars depuis son compte bancaire ne reçoit que 70 dollars en espèces, après une déduction abusive sans aucun encadrement. Et bien que cet argent soit destiné à l’aide humanitaire ou aux besoins vitaux, il est épuisé avant même d’atteindre ceux qui en ont réellement besoin.
Quant à ceux qui pensent pouvoir éviter les intermédiaires en utilisant les applications bancaires pour faire leurs achats, ils tombent dans un piège tout aussi cruel, voire plus perfide. La plupart des commerces imposent une majoration de 30 % sur le prix réel du produit lorsqu’il est payé via une application bancaire. En d’autres termes, un article qui coûte 100 dollars revient à 130 dollars pour l’acheteur, sans autre option.
Les salaires des fonctionnaires, transférés numériquement depuis Ramallah ou par d’autres autorités officielles, sont bien crédités sur les comptes bancaires… mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont utilisables. Le fonctionnaire qui attend son salaire pour subvenir aux besoins de sa famille se retrouve victime d’un système injuste qui l’oblige à céder une grande partie de sa paie – que ce soit au changeur ou via ces écarts de prix humiliants sur le marché. Ainsi, l’argent est volé deux fois : une fois par le changeur, et une autre fois par le commerçant. Pendant ce temps, les institutions financières officielles observent sans réagir, sans aucune protection réelle pour les civils dont les besoins sont bafoués sous les apparences de « service » et de « transfert ».
C’est une vraie famine financière, qui n’est pas si différente de la famine physique. Posséder de l’argent sans pouvoir le dépenser, c’est comme avoir du pain sans pouvoir le manger. Aujourd’hui, les habitants de Gaza sont assiégés non seulement de l’extérieur, mais aussi par leurs propres systèmes financiers internes, alors que leur dignité est dépouillée à chaque transaction, à chaque achat, à chaque tentative de survivre face à la mort et à l’abandon.
Qui suis-je ?
Au milieu de ces décombres, parmi les bruits de bombardements et les maisons effondrées, permettez-moi de dire quelques mots sur moi-même… non pas comme un étranger qui raconte un drame de l’extérieur, mais comme l’un des enfants de cette plaie ouverte.
Je suis un homme palestinien, de Gaza, j’ai dépassé la cinquantaine. Je ne suis pas un chiffre dans une statistique, ni un titre dans un rapport journalistique, mais une âme qui a vécu cet endroit avec toutes ses douleurs. Je vis au centre de la bande de Gaza avec ma famille, là où le mot « calme » n’a plus de sens, là où la sérénité est un luxe inaccessible, dans un tourbillon quotidien de peur, d’anticipation et de survie.
Je représente l’organisation UJFP – un nom qui est bien plus qu’un acronyme ; c’est la main qui tente d’essuyer une larme, d’apporter un repas, de planter une graine de résilience au cœur de ce long siège. J’œuvre dans le domaine humanitaire et agricole, je veille sur ce qu’il reste de la terre, je reste à l’écoute des battements du peuple, de ses douleurs, de ses besoins, de ses petits rêves qui n’ont pas encore été anéantis.
Je suis indépendant, je n’appartiens à aucun parti politique, parce que je n’ai trouvé dans la division que déception supplémentaire. Je crois que la libération ne se construit pas seulement avec des cris ou des balles, mais par la conscience, la connaissance, l’éducation et la paix civile. Oui, à une époque de chute collective, je continue de croire que le mot est plus puissant que l’obus, et qu’un enfant qui lit un livre est le début d’un État indépendant, et non d’un État fondé sur la ruine et la discorde.
J’ai souvent dû fuir avec ma famille, nous avons été déplacés plusieurs fois : d’une maison à une tente, d’un quartier à des ruines, d’une paix fragile à une peur absolue. Nous avons goûté à l’amertume de voir une mère porter ses enfants en pleine nuit noire, cherchant une vie qui ne nous a jamais été accordée, et à l’amertume de voir les portes des écoles se refermer, pendant que celles de la faim s’ouvrent. Chaque fois, nous avons tenté de recommencer, comme des réfugiés dans notre propre patrie, portant ce que nous pouvions sauver, quelques objets et des photos rescapées des bombardements.
Je ne suis pas un héros, je ne me prétends pas pur. Mais j’essaie d’être humain. J’essaie de planter un arbre sur une terre minée, d’enseigner à un enfant sous une tente, de donner une dose de médicament dans un camp sans électricité. Je ne suis pas une exception, mais juste un homme parmi des centaines de milliers à Gaza, vivant la misère comme une routine quotidienne, résistant non pour vaincre, mais simplement pour vivre.
Nous, à Gaza, n’avons pas été créés pour le confort… mais pour tenir bon, pour lutter, pour construire un souffle de vie à partir des cendres.
Vous me demandez : ai-je du temps pour le repos ?
Non, le repos ne nous a pas été donné.
À Gaza, le repos est un rêve ajourné, parfois même interdit. Nous n’en connaissons ni la forme, ni le goût, ni même l’ombre. C’est un luxe qui n’a pas sa place parmi les ruines, le sang, et l’attente interminable de la mort. Le repos, ce n’est pas seulement s’allonger sur un lit en sécurité, mais être sûr que le toit ne s’effondrera pas sur toi, que tes enfants ne hurleront pas en pleine nuit à cause d’éclats tombés sur leurs fenêtres, que tu te lèveras le matin et retrouveras ta maison telle que tu l’as laissée la veille. À Gaza, ce privilège n’existe pas.
Dormons-nous ? Oui, mais pas comme dorment les êtres humains. Nous sombrons quelques minutes, jamais des heures. Nos têtes reposent sur des oreillers de peur, sur un sol qui tremble sous les frappes. Nous fermons les yeux sur le son des avions, et les rouvrons sur les explosions, ou sur les cris d’un enfant du voisinage qui a perdu sa mère dans un raid, ou sur les pleurs de notre propre enfant qui se réveille terrifié, car il ne croit plus que la nuit puisse s’achever sans tragédie.
Dans chaque maison à Gaza, quelqu’un dort avec un œil ouvert, fixé sur l’inconnu. Certains dorment avec leurs papiers d’identité dans un sac, prêts à fuir à tout moment. D’autres dorment tout habillés, ne sachant pas si on leur demandera de fuir en urgence. Le repos, pour nous, n’est pas un choix ; son absence est devenue une réalité imposée, une question existentielle qui revient chaque nuit : « Est-ce que je me réveillerai demain ? »
Même nos corps sont épuisés par l’alerte permanente, par les sursauts à chaque bruit, par les tremblements à chaque lumière dans le ciel. Nos enfants ont grandi trop vite, ils ne connaissent pas les jeux d’enfants, mais savent quelle est la cachette la plus sûre en cas de bombardement, comment se glisser sous une table, et où l’eau est cachée.
Nous ne savons pas quand nous nous endormons, mais nous savons que nous nous réveillerons… pas de notre propre volonté, mais à cause d’un bombardement qui fait trembler les murs, d’un cri d’alerte venant de l’extérieur, ou d’une nouvelle terrifiante chuchotée dans la nuit : une maison a été frappée, une famille a disparu.
Alors, ai-je du temps pour le repos ?
Non… Nous n’avons pas été faits pour le repos, mais forgés dans l’angoisse permanente, dans une vie qui creuse la pierre pour exister.
À Gaza, le repos est un mensonge, et la vigilance est une loi de survie.
UJFP… Un travail au cœur de l’enfer, une vie malgré la mort
À Gaza, où la mort ne laisse aucun répit, et où la vie se façonne à partir des cendres des maisons, nous avons commencé notre travail au sein de l’UJFP en 2017, comme quelqu’un qui tient une flamme au milieu d’une tempête. L’organisation n’était pas simplement une entité exécutant des projets, mais une main posée sur l’épaule du paysan, une lumière au bout d’un tunnel obscur, un espoir planté sur une terre épuisée par les bombes.
Soutenir les agriculteurs : reconstruire la vie à partir de rien
Depuis sa création, l’UJFP a accordé une importance particulière aux agriculteurs de toutes les régions de Gaza, en commençant par l’est de Khan Younès. L’objectif n’était pas seulement de rendre la terre productive à nouveau, mais de permettre à l’homme de retrouver sa terre avec fierté. Tout a commencé par le forage de puits à Khuza’a et Abou Taïma, ces villages rongés par la soif. Ensuite, un château d’eau a été construit, des panneaux solaires installés sur les réservoirs, des canalisations tendues jusqu’aux maisons et aux champs, et une salle de réunion a été construite pour permettre aux agriculteurs de se retrouver, d’échanger, de se soutenir.
Mais le rêve ne s’est pas arrêté à l’infrastructure. L’UJFP a créé une pépinière agricole où les semis étaient distribués gratuitement, un par un, comme une promesse de vie nouvelle. Puis est venue l’usine de dessalement, pour fournir de l’eau potable dans un lieu qui ne connaissait que l’eau saumâtre. Il est alors devenu possible d’irriguer les terres, d’abreuver les gens, et même de remplir les bouteilles des écoles.
Une destruction totale… puis une renaissance depuis les décombres
Lorsque les flammes se sont abattues sur Gaza, rien n’a été épargné. Des missiles puissants ont réduit les infrastructures en poussière. Les puits ont été ensevelis, le château d’eau effondré, les panneaux solaires dispersés, et l’usine de dessalement réduite au silence. Tout est revenu à zéro, comme si des années de travail avaient disparu en un instant.
Mais pendant la dernière trêve, alors que les gravats étaient encore chauds, l’UJFP est retournée au travail. Certains puits ont été réparés manuellement, un grand bassin d’eau a été construit à Khuza’a, redonnant vie à des zones privées d’eau depuis des mois. L’usine de dessalement a été partiellement remise en service, permettant à nouveau à l’eau potable de couler timidement vers les réservoirs. Les terres n’ont pas pu être irriguées correctement à cause des nouveaux déplacements, mais à Deir al-Balah, les semis ont de nouveau été distribués… comme si l’organisation faisait fleurir des cœurs verts sur les cadavres des terres.
L’éducation… une lumière au milieu des ruines
Les enfants de Gaza n’ont pas seulement perdu leurs écoles… ils ont perdu leurs rêves. L’éducation est devenue un luxe, et une chaise d’écolier un rêve inaccessible. C’est pourquoi l’UJFP a créé des centres éducatifs alternatifs, dans des tentes et des espaces temporaires, pour des enfants dont les écoles ont été englouties sous les décombres. L’objectif n’était pas seulement de leur enseigner, mais de leur rappeler qu’ils restent des enfants, et non des chiffres dans les statistiques des morts.
Dans ces centres, les lettres sont enseignées avec patience, les sourires dessinés avec des crayons souvent brisés. Des livres ont été distribués, des sacs offerts, des petites cours ont été aménagées pour jouer… car un enfant à Gaza a besoin de rire, ne serait-ce qu’une seule seconde.
Le soutien psychologique… réparer les cœurs brisés
Les femmes de Gaza ne pleurent pas seulement leurs enfants, mais aussi leurs maris, leurs maisons, et jusqu’à leurs traits dérobés par la peur. L’UJFP ne les a pas laissées seules. L’organisation a commencé à proposer des séances de soutien psychologique dans les camps de déplacés, tenues sous des tentes qui ne protègent pas de la pluie, mais qui ouvrent des cœurs fatigués à la parole.
Des femmes de tous âges se sont réunies en cercles, racontant d’une voix tremblante comment elles ont fui sous les bombes, porté leurs enfants vers l’inconnu, comment elles passent leurs nuits sans toit ni chaleur. Des ateliers ont aussi été organisés pour les hommes – ceux qui ne pleurent pas devant les caméras, mais qui s’effondrent chaque soir en silence.
Et les enfants ont eu leur part. Des activités ludiques leur ont été offertes, ils y ont dessiné des maisons épargnées par les bombes, des cieux sans grondement, et écrit des souhaits simples : « Je veux dormir sans avoir peur. »
L’aide alimentaire mobile : nourriture et consolation
À Gaza, il n’y avait pas seulement une absence d’électricité ou d’eau, mais aussi de nourriture. En pleine famine, l’UJFP a mis en place un centre de distribution de repas chauds, là où vivent les familles d’agriculteurs. La nourriture avait le goût de la dignité. Elle était offerte avec des paroles bienveillantes. Nous suivions les agriculteurs là où ils se déplaçaient, et lorsqu’ils décidèrent de retourner chez eux, nous avons déplacé notre centre de distribution avec eux, pas à pas.
Notre travail n’a pas été limité aux agriculteurs. Nous avons aussi aidé des patients en insuffisance rénale à l’hôpital des Martyrs d’Al-Aqsa, leur fournissant des repas, des fruits, et des bouteilles d’eau, lorsque cela était disponible.
Les repas n’étaient pas seulement faits pour nourrir : ils étaient un moyen d’atteindre les familles, de prendre de leurs nouvelles, de savoir qui avait besoin de médicaments, de couvertures… ou simplement d’une étreinte silencieuse.
Gaza ne meurt pas… elle lutte pour respirer
Gaza n’est plus tout à fait vivante… mais elle n’est pas morte. Dans chaque projet lancé, dans chaque repas distribué, dans chaque fleur surgie des ruines, il y a une petite histoire de victoire. Il y a un peuple qui ne connaît pas la résignation. Il y a des hommes, des femmes, des enfants… qui apprennent à créer des miracles.
À Gaza, nous n’attendons plus personne… nous construisons la vie de nos propres mains.
Et dans chaque main qui travaille, dans chaque œil qui veille, dans chaque enfant qui rit malgré la mort, une voix s’élève : « Nous sommes là… et nous le resterons. »
Abu Amir a souhaité compléter son témoignage et a envoyé à Samuel, ce qui suit.
Cher Samuel,
Je sais très bien que je ne suis pas l’élément central de cette équation, ni le pivot autour duquel tourne la vie. Je ne suis qu’un homme parmi plus de deux millions de personnes dans la bande de Gaza, partageant douleur et survie, et peut-être y en a-t-il beaucoup qui souffrent bien plus que moi. Néanmoins, je vais te répondre, car ta question ne me concerne pas uniquement, elle concerne le visage brisé de Gaza que je porte dans les moindres détails de ma vie quotidienne.
Après de longs mois de déplacements forcés répétés, à la suite des ordres d’évacuation émis sans relâche par l’armée israélienne, je suis enfin retourné chez moi. Cette maison que j’avais toujours rêvé de voir comme un refuge sûr est désormais habitée par la peur et l’angoisse. Une maison à deux étages, où je vis avec ma famille, et où réside également la famille de mon frère. Rien n’est plus comme avant, sauf les murs silencieux qui ont gardé l’écho de nos prières et des cris de nos enfants.
Depuis les premières heures du matin, je commence ma journée d’un pas lourd et l’âme chargée, me dirigeant vers les tentes éparpillées aux abords des villes détruites — à l’est de Khan Younès, en passant par les environs de Deir al-Balah et Nuseirat, jusqu’au nord de la bande de Gaza. Là, des milliers de déplacés vivent sous des toiles usées qui ne protègent ni du froid ni de la chaleur. Je ne me rends pas dans un lieu de travail ordinaire, je ne m’installe pas derrière un bureau ou devant un ordinateur. Je circule entre la douleur et les larmes, entre la peur et l’espoir, de tente en tente, tentant d’être une part de l’humanité qui subsiste encore au milieu de ces ruines.
Chaque matin, j’emporte avec moi mes feuilles, mes stylos et mes préoccupations, et je me rends dans les lieux soutenus par l’organisation UJFP : des centres éducatifs provisoires qui accueillent des enfants dont le chemin vers l’école a été brisé, des ateliers de soutien psychologique destinés à apaiser des femmes épuisées par des guerres sans fin, et des points de distribution alimentaire devant lesquels hommes, femmes et enfants font la queue du lever du jour jusqu’au crépuscule, dans l’espoir d’un repas qui calmera, au moins pour un moment, la faim dévorante.
Là-bas, dans les recoins de ces tentes, je vois des scènes que les caméras n’enregistrent pas. Une petite fille qui tremble à chaque bruit, et une psychologue qui lui murmure : « La peur est naturelle, ma petite, tu n’es pas seule. » Une mère qui pleure en essayant de calmer son fils qui se réveille en hurlant chaque nuit, hanté par le bombardement. Un vieil homme debout dans la file d’attente, dont les yeux disent ce que la langue ne peut exprimer. Je les écoute… non pas parce que j’ai des solutions, mais parce qu’ils ont besoin qu’on les écoute, besoin d’un espace pour parler, pour se confier, pour crier parfois sans crainte.
Je passe de tente en tente, de camp en camp, sans moment de répit ni de calme, uniquement des visages épuisés et des cœurs en quête de soutien — même si ce soutien n’est qu’une oreille attentive. Certains racontent la perte, un adieu sans corps, une mère ayant enterré son enfant de ses propres mains. D’autres parlent de la faim, de la maladie, d’un rêve simple : dormir sans peur. Et chaque histoire que j’entends s’installe dans mon cœur et ne le quitte plus.
À la fin de la journée, je rentre chez moi. Je me débarrasse de la poussière du jour et me dirige vers mon petit bureau. Je m’assois pour écrire, non pas sur moi-même, mais sur eux. Ceux qui m’ont fait confiance et m’ont permis de porter leurs douleurs au monde. J’écris pour porter leurs histoires, pour qu’elles ne soient pas oubliées, pour qu’elles ne disparaissent pas, pour que le monde sache qu’ils étaient là… et qu’ils résistent toujours. Leurs voix ne me quittent pas, même dans mon sommeil. Leurs visages m’accompagnent dans mes rêves, et leurs cris me réveillent la nuit, alors je recommence à écrire.
C’est ainsi que je vis, et ainsi que je résiste. Non pas avec des armes, mais avec des mots, avec ma présence, et en prêtant l’oreille à une douleur que le silence ne peut contenir.
Quant à la nourriture, la situation est plus que douloureuse. La plupart des habitants, moi y compris, dépendent des conserves que nous avions stockées avant la fermeture des passages frontaliers, ou des rares aides distribuées par les centres qui ferment eux aussi peu à peu, faute de provisions. La faim, Samuel, n’est plus une exception, c’est devenu la norme.
Quant à la maladie, c’est un autre chapitre. J’ai été malade à plusieurs reprises depuis le début de cette guerre. Mon asthme s’est aggravé à cause de la poussière et de la fumée des explosions, et je souffre désormais de spasmes nerveux persistants, notamment à la jambe gauche. Ma femme, elle, fait des crises de fibrillation cardiaque qui la terrifient : son cœur s’emballe, elle s’endort en pleurant et se réveille en tremblant. Et pourtant, nous nous considérons comme chanceux. Car il y en a qui ont perdu leurs membres, d’autres leurs êtres chers, et d’autres encore souffrent en silence sous les décombres.
Je vais te raconter un incident que je n’oublierai jamais. Une nuit, j’ai reçu un appel m’annonçant que la maison de ma fille avait été bombardée. Il était dix heures du soir. Le ciel était rempli de drones « quadcopters » qui tiraient sur tout ce qui bougeait. Je n’ai pas réfléchi. Tout ce que je voulais, c’était la rejoindre. J’ai sauté dans ma voiture et roulé à toute vitesse. Je ne sais pas comment j’ai survécu. En arrivant, il y avait des ambulances partout. La maison était en ruines. Mes jambes m’ont lâché. Mon fils, à mes côtés, hurlait le nom de sa sœur. Les minutes passaient comme des siècles. Un jeune homme s’est approché, s’est présenté et m’a dit que la famille avait été transférée à l’hôpital, et qu’ils étaient en vie.
Ne me demande pas comment j’ai conduit jusqu’à l’hôpital. Je n’ai pas éteint le moteur, je n’ai pas fermé les portes, j’ai couru comme un fou. Là-bas… je les ai retrouvés. Couvertes de poussière blanche, leurs yeux hagards, mes deux petites-filles me regardaient comme pour comprendre ce qui venait de se passer. J’ai serré ma fille contre moi pendant qu’elle pleurait sans pouvoir s’arrêter. J’ai appris plus tard que la force de l’explosion les avait projetées du deuxième étage vers l’extérieur… et qu’elles avaient miraculeusement survécu.
Un autre soir, à la fin du Ramadan, ma femme préparait le repas du suhoor lorsqu’une explosion proche a retenti. Elle s’est écroulée de peur en fuyant pour se cacher et s’est gravement blessée au nez et à la bouche. Malgré le vacarme incessant des bombardements, je l’ai conduite moi-même à l’hôpital. Les routes étaient désertes, le ciel grondait au-dessus de nos têtes. On lui a recousu ses plaies, et nous avons passé la nuit à l’hôpital, trop effrayés pour rentrer.
Voilà mon expérience, Samuel. Et ce n’est qu’une goutte dans l’océan de souffrances. Je connais des pères qui n’ont pas pu transporter leurs enfants blessés, des mères qui ont attendu en vain des secours. Je connais ceux qui sont morts sur la route, faute de soins. Je connais ceux qui attendent encore une mort lente, faute de médicaments ou de respirateurs.
Je ne suis pas une exception. Je n’écris pas ces mots pour attrister quiconque ni pour susciter la pitié. Je les écris parce que tu m’as posé la question, et parce que le monde doit savoir que cette guerre n’a pas seulement détruit des maisons, mais aussi des âmes… Et ce qui en reste tente encore de s’accrocher à la vie, envers et contre tout.
Avec toute mon affection,
Un homme de Gaza
(Voir aussi les chroniques et articles postés par Brigitte Challande du Collectif Gaza Urgence déplacé.e.s quotidiennes sur le site d’ISM France et du Poing, article hebdomadaire sur le site d’Altermidi, et sur l’Instagram du comité Palestine des étudiants de Montpellier..)