Un an après la controverse suscitée par l’interdiction de certaines manifestations de solidarité avec la bande de Gaza, la société française se crispe une nouvelle fois sur la question israélo-palestinienne.
L’objet de la polémique est la journée « Tel-Aviv sur Seine » organisée jeudi 13 août par la Mairie de Paris, qui consiste à récréer sur les berges de la capitale l’ambiance hédoniste de la cité balnéaire israélienne.
Les défenseurs de cette opération vantent une simple fête, permettant de bâtir des ponts avec une ville progressiste, opposée à la politique du gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Ses opposants dénoncent une manœuvre de communication, susceptible de redorer l’image de l’Etat juif et de l’aider à perpétuer l’occupation des territoires palestiniens.
Au cœur de cet affrontement, il y a ce que l’on pourrait appeler la culture d’Oslo. Les initiateurs de « Tel-Aviv sur Seine », n’en déplaise à certains pro-palestiniens ultra, ne sont pas des sous-marins de la droite israélienne. Les membres du PS raisonnent simplement, comme la plupart de leurs collègues de droite et de gauche, avec la grille d’analyse du processus d’Oslo, ce mécanisme de règlement du conflit forgé au début des années 1990 par Yasser Arafat, Itzhak Rabin et l’administration américaine de Bill Clinton.
Un paradigme qui présuppose que les torts sont également partagés, que les deux parties sont animées de bonne volonté, et qu’en les réunissant donc autour d’une même table, la paix finira par émerger sous la forme de deux Etats pour deux peuples. A ce titre, tout projet visant à créer du lien, notamment par la culture, est bon à prendre. Toute main tendue est bonne à promouvoir, voire à survaloriser. Un travers auquel cède Anne Hidalgo, la maire de Paris, lorsqu’elle vante dans sa tribune publiée mardi 11 août dans Le Monde « les manifestations de solidarité impressionnantes » avec la famille du petit Palestinien brûlé vif par des extrémistes juifs, qui se seraient déroulées à Tel-Aviv. Ceux qui y étaient, comme l’écrivain israélien Etgar Keret, ont été effarés de voir la place Ithzak-Rabin « à moitié vide ».
Rupture générationnelle
En face, les pourfendeurs de « Tel-Aviv sur Seine », n’en déplaise à certains pro-israéliens aveugles, ne sont pas des antisémites masqués.
Si la mouvance pro-palestinienne rejette de plus en plus le discours des élites politiques et médiatiques sur ce dossier, c’est parce que contrairement à celles-ci, elle n’est plus imprégnée de la culture d’Oslo, de son langage et de ses tics. Manifestants d’un jour ou militants de longue date, les pro-palestiniens des années 2010 ne voient plus dans les violences qui ensanglantent la région l’affrontement de deux nationalismes qu’il faut réconcilier, mais un système de discriminations et d’apartheid, qu’il faut mettre à bas.
Le maître mot dans les années 1990 était « négociations ». Son homologue aujourd’hui est BDS, l’acronyme du mouvement boycott-désinvestissement-sanctions, qui réclame des sanctions contre Israël. Son ambition : rompre le sentiment de normalité – dont Tel Aviv est le symbole – qui permet aux Israéliens de garder la tête dans le sable.
- La première cause de cette rupture est générationnelle. Pour les jeunes qui ont protesté contre l’offensive israélienne dans la bande de Gaza en été 2014, la poignée de main Arafat-Rabin, en 1993, sur le perron de la Maison Blanche, est une date dans un livre d’histoire. Et les attentats-suicides du Hamas, une note en bas de page. Les événements fondateurs de leur engagement sont l’attaque de la flottille de Gaza, la construction du « mur de l’apartheid », le bouclage de la bande de Gaza, ou l’offensive « Plomb durci » contre ce même territoire. Une litanie de crimes de guerre et de violations du droit international, où ils peinent à trouver une trace de bonne volonté israélienne.
- La deuxième raison est politique. En vingt ans, l’opinion israélienne a dérapé à droite. A force de participer aux gouvernements dirigés par le Likoud, sous la tutelle d’Ariel Sharon ou de Benyamin Nétanyahou, la gauche travailliste a scié la branche sur laquelle elle était assise. Quand en novembre 2009, Bernard Kouchner, alors chef de la diplomatie française, déplore « la disparition du camp de la paix israélien », il énonce une évidence, que seuls ceux qui ne viennent jamais dans la région peuvent contester. Les militants pro-palestiniens, s’ils ont des défauts, n’ont pas celui-là. Depuis le début de la deuxième Intifada en 2000, des milliers d’entre eux se sont rendus en Cisjordanie et en Israël, dans le cadre de missions de solidarité.
- La troisième raison, enfin, est culturelle. La nébuleuse « pro-pal » s’est enrichie ces dernières années de nombreux citoyens de culture arabo-musulmane, dont le rapport à la Palestine est beaucoup plus sentimental que celui de leurs devanciers des années 1990.
On sait ce qu’il est advenu d’Oslo. Tué à petit feu par le terrorisme, la colonisation, et le refus des dirigeants israéliens de laisser se créer, en Cisjordanie et à Gaza, un Etat digne de ce nom.
Le courant pro-palestinien français a tiré de cet échec ses propres leçons. Judicieuses ? Trop radicales ? Avant de se prononcer, la classe politique, PS en tête, devrait commencer son autocritique. La grille d’analyse qu’elle applique au conflit israélo-palestinien est définitivement périmée.
Article paru dans LE MONDE, le 12 août 2015
Par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant).