Nous sommes tous d’accord : le racisme est une chose horrible, atroce, abominable.
C’est très, très mal. Mais il ne cause pas seulement de grands maux mais aussi de plus petits auxquels on ne prête pas assez attention : il est mauvais pour la syntaxe. Les racistes ont en effet une fâcheuse tendance à ne pas finir leurs phrases.
Voyez par exemple le « Grand oral » de Danièle Obono aux Grandes Gueules de RMC. Alain Marschall, consciencieux archiviste, a découvert qu’elle avait signé, en 2012, une pétition défendant le groupe Z.E.P. traîné en justice par une association d’extrême-droite pour la chanson Nique la France. Les intervenants font à la nouvelle députée les questions suivantes :
– « Vous êtes députée de la république avec l’écharpe bleu-blanc-rouge et vous aviez signé une pétition en faveur de la chanson Nique la France du groupe Z.E.P. En tant que députée, est-ce que vous êtes fière d’avoir signé la pétition ? »
Pourquoi « fière » ? C’est bien sûr qu’elle devrait avoir honte :
– « Nique la France ça vous choque pas, moi je l’apprends, je suis s… » [scotché ?].
Danièle Obono assume d’avoir défendu la liberté d’expression des artistes (ce qui n’est pas tout-à-fait la même chose que d’avoir signé une pétition en faveur de la chanson) et s’attire ces incroyables ébauches de réponse :
– « La liberté d’expression d’accord, Ok Charlie d’accord, mais Nique la France, excusez-moi, je vois pas comment on peut soutenir la liberté d’expression quand on veut rassembler dans une période où on est… » [où on est quoi ?]
– « Je vois pas comment on peut, euh… » [on peut quoi ?]
– « Vous avec votre poids politique, vous dites je cautionne une chanson comme ça… » [et alors ?]
De toute évidence, Nique la France, ça ne passe pas. On ne sait pas trop pourquoi : c’est apparemment de ces choses qui vont sans dire mais qui iraient mieux en le disant. Faute d’y parvenir, les intervenants changent de stratégie et exhortent Danièle Obono à dire les mots qu’il faut.
– « Et vous, aujourd’hui, d’être, avec votre parcours, d’être devenue députée, vous dites Vive la France ? »
Danièle Obono demande pourquoi elle devrait le dire, là, comme ça, tout de suite.
– « Parce que vous êtes née au Gabon, vous êtes aussi… C’est un espoir, l’école de la République vous a permis d’arriver où vous êtes. »
Racistes, les Grandes Gueules ? Pas du tout : ils ne reprochent nullement à Danièle Obono d’être née au Gabon. Au contraire, ils en sont fiers : fiers de tout ce qu’ils ont fait pour elle. Qu’elle est belle, cette France dont l’école transforme en députés de pauvres Africains ! Et comme Danièle Obono doit aimer en retour la mère-patrie si généreuse et si douce ! Sans doute s’endort-elle tous les soirs sur le sein de Marianne dont le lait l’a nourrie. Et nous aussi, comme Marianne, nous aimerions Danièle comme notre enfant si elle n’était pas d’une aussi noire ingratitude. Car c’est justement elle, qui devrait être un exemple pour tous ses congénères, qui a le front de cautionner les cancres, les esprits forts, les trublions qui niquent la France. On s’étouffe sur le plateau des Grandes Gueules :
– « Si vous vivez dans un pays où il y a pas la perfection, tout ça, qui vous convient pas, euh…. » [Quittez-le !]
– « Moi je suis Français, je dis Vive la France parce qu’un pays comme la France où on est aussi libre, aussi heureux que la France, y en a pas des wagons ». [Retourne au Gabon si t’es pas contente !]
Moralité : la France, tu l’aimes ou tu la quittes. L’intérêt de ne pas finir ses phrases, c’est bien sûr qu’on peut s’en défausser : Alain Marschall, bouche en cœur et gueule candide, ira même jusqu’à soutenir à Alexis Corbière qu’il n’a « aucun problème » avec le fait que Danièle Obono ait signé la pétition mais seulement avec son refus de dire « vive la France », comme si la seule raison qu’il ait eue de l’en sommer n’était pas le fait qu’elle avait signé la pétition. D’ailleurs les racistes assumés l’avaient parfaitement compris et le site fdesouche s’empressa de faire circuler l’interview pour le grand bonheur de la fachosphère.
Malheureusement, d’autres l’avaient compris également et Cédric Mathiot dénonça le racisme des Grandes Gueules dans Libé. Mais Alain Marschall allait recevoir le renfort de l’ancienne socialiste Céline Pina dans les colonnes du Figaro – belle illustration du dépassement du clivage gauche-droite. La tribune de Céline Pina nous rassure au moins sur un point : tous les racistes ne sont pas atteints d’insuffisance syntaxique. Céline Pina manie fort bien la langue française et sa maîtrise de l’art de la calomnie ferait rougir Bazile. Le titre est à soi seul un bijou:
« Nique la France » : peut-on être député d’une nation qu’on déteste ?
Admirez comme Céline Pina condense en un deux-points tous les « euh » et les « ah » des Grandes Gueules ! Danièle Obono n’a jamais dit « Nique la France » ; elle n’a fait que défendre le droit de Z.E.P. à le chanter ; les Grandes Gueules avaient le plus grand mal à justifier leur indignation devant cette prise de position en faveur de la liberté d’expression ; en deux points bien placés, Céline Pina transforme les balbutiements en ellipse et règle le problème : Danièle Obono déteste la nation parce que « nique la France ». Ceci posé, Céline Pina sort le grand jeu pour montrer que l’incident n’a rien à voir avec l’attitude des Grandes Gueules mais seulement avec Danièle Obono dont la haine de la nation est de toute façon bien connue.
Danièle Obono, prévient Céline Pina, est « proche des indigènes de la République » ; elle est de « ceux qui font des différences de couleur de peau ou d’origine des particularités indépassables, qui cultivent une identité de victime pour justifier leur haine et leur violence et cherchent des boucs émissaires à qui faire endosser leur mal-être », qui pensent que « la France est un pays raciste et colonial » qui a « bien mérité » les attentats qui l’ont frappée. On ne peut, dans ces conditions, que s’alarmer qu’elle « incarne cette France qu’elle rejette, représente ces Français racistes que nous serions. »
Ah ! Ce conditionnel, comme il en dit long ! Céline Pina ne donne aucune preuve des accusations qu’elle porte contre Danièle Obono, mais elle n’en a pas besoin car celles-ci obéissent à une logique circulaire. Danièle Obono est militante anti-raciste, dont il s’ensuit qu’elle « nous » accuse de l’être ; or comme c’est impensable, elle ne peut être qu’une affabulatrice mue par la violence et la haine et jouissant de sa posture victimaire. Qui accuse un Français les accuse tous ; donc Danièle Obono est atteinte d’ « une variété de racismes extrêmement vivace et tout aussi dangereuse » [que l’extrême droite], à savoir ce racisme que l’extrême-droite qualifie d’ « anti-blanc » (dans le jargon de Céline Pina, on dit « essentialisme »).
Tolérante, Céline Pina rappelle cependant que « la liberté d’expression c’est aussi accepter parfois des formes de pensées archaïques, caricaturales voire proche du nauséabond. » Magnanime, elle considère que les députés « ont tout à fait le droit de s’être trompés, d’avoir grandi en conscience et en sagesse et peuvent désavouer leurs propos s’ils les regrettent. » Voilà Danièle Obono invitée à résipiscence. Il est malheureux qu’elle ait manqué l’occasion qui lui en avait été généreusement donnée par Alain Marschall. Mais que s’est-il passé exactement sur le plateau des Grandes Gueules ? A lire Céline Pina, ce n’est pas très clair :
« Nul ne somme Mme Obono de crier «Vive la France». (…) Il lui est demandé des comptes sur sa ligne et ses proximités politiques. (…) Tout le monde avait bien compris que la question derrière ce «Vive la France» était: «est-ce que vous aimez ce pays que vous voulez pourtant représenter». »
Nul n’a sommé Danièle Obono mais il lui a été demandé quelque chose, une simple question dont tout le monde avait compris le sens. Alain Marschall a disparu, sa voix semble tomber du ciel ; c’est Marianne elle-même qui exprimait les inquiétudes que nous ressentons tous. Quel dommage que Danièle Obono n’ait pas saisi la perche tendue par Alain Marschall ! D’un simple « vive la France », elle pouvait expier sa haine et sa violence, abandonner son identité de victime, dépasser son origine, effacer sa couleur de peau ; devenir, enfin, l’une des nôtres et se montrer digne de « représenter » un peuple exempt de racisme et d’ « incarner » une nation qui n’est ni coloniale, ni oppressive et ne saurait donc avoir de responsabilité dans les attentats qui la frappent. Comment, après avoir goûté à ce potage de paternalisme, de haine, de mépris, de condescendance et de déni, ne pas penser à ces lignes :
« La République de l’Égalité est un mythe. L’État et la société doivent opérer un retour critique radical sur leur passé-présent colonial. Il est temps que la France interroge ses Lumières, que l’universalisme égalitaire, affirmé pendant la Révolution Française, refoule ce nationalisme arc-bouté au « chauvinisme de l’universel », censé « civiliser » sauvages et sauvageons. »
On n’ose inviter Céline Pina à méditer ces mots car il n’est pas difficile de deviner sa réaction. Ils sont en effet extraits de L’Appel des Indigènes, texte fondateur des Indigènes de la république paru en janvier 2005. Or pour Céline Pina les Indigènes sont intouchables, ou plus exactement innommables, si l’on en juge par un amusant lapsus typographique : les Indigènes de la république deviennent sous sa plume les indigènes de la République. L’inversion des majuscules atteste la dévotion de Céline Pina pour la république et son aversion pour les Indigènes qui l’empêche de leur faire l’honneur d’une capitale. Conséquence malheureuse, le nom du mouvement devient nom commun : il y aurait donc bien des indigènes en France ?
L’Appel des Indigènes n’a malheureusement rien perdu de sa pertinence : on imagine mal manifestation plus criante de la rémanence du passé colonial que l’émission Les Grandes Gueules, ni expression plus criarde du chauvinisme de l’universel que la tribune de Céline Pina. Rien de plus urgent, donc, que de balayer ces attitudes en réaffirmant l’universalisme égalitaire de la Révolution française. On n’a pourtant guère de raison d’être optimiste. Les racistes ont au contraire pris un tel ascendant qu’en écrivant ces lignes, une question me travaille : suis-je allé trop loin en citant les « Indigènes » ? Cela suffit-il à faire de moi un de leurs « proches » ? Si d’aventure je passe à la radio dans dix ans, se trouvera-t-il un Alain Marschall pour déterrer ce billet ?
S’il faut me distancier des Indigènes, ce sera pour un autre jour. Il ne saurait en effet être question de tomber dans le piège tendu par Céline Pina qui les sort comme un lapin d’un chapeau pour convaincre Danièle Obono de culpabilité par association. C’est le propre de la calomnie que de rester dans le flou pour contraindre sa victime à apporter une réfutation précise à une accusation qui ne l’est pas. Il n’y a rien à répondre à Céline Pina sinon que le racisme est une réalité, que l’émission des Grandes Gueules est la preuve de la persistance de l’esprit colonial et que c’est à cause de gens comme elle que les Indigènes existent. Ils s’aventurent en des terrains minés où ils font des faux pas que ne feront jamais ceux qui n’y mettent pas les pieds. Mais qu’ils soient ou non la solution, il est certain qu’elle est le problème. Qui aurait mal réparé un toit serait en tort vis-à-vis des habitants de la maison mais il ne devrait pas d’excuse à qui l’avait brisé ; ceux qui luttent contre le racisme n’ont pas à s’excuser envers ceux qui le cautionnent et l’encouragent.
Je ne sais pas de quel amour Danièle Obono vibre en son for intérieur pour la France. Lacan disait paraît-il que l’amour est toujours mêlé de haine et même qu’il faut d’abord haïr pour aimer ; si tel était le cas de Danièle Obono, je ne l’en considérerais que mieux qualifiée pour exercer sa fonction de députée. C’est que contrairement à Céline Pina, je ne conclus pas du refus de Danièle Obono de crier « Vive la France » qu’elle s’est faite élire « pour pouvoir détester la République », pour la simple raison que je ne confonds pas la République et la France.
La France ne fut pas toujours républicaine et rien ne garantit qu’elle le soit à jamais. Si l’on veut bien se souvenir qu’une république se définit par le fait qu’aucun individu n’y est dominé par un autre et que tous contribuent à définir l’intérêt général et administrer la chose commune, on est d’ailleurs en droit de se demander si la France de l’état d’urgence, de l’affaire Théo, de l’enquête étouffée sur la mort de Rémi Fraisse, des yeux crevés des manifestants contre la loi El Khomry, des hystéries collectives sur le burkini, des onze millions d’électeurs de Marine Le Pen et des bonnes blagues kwassa kwassa mérite ce beau nom. Mais pour Céline Pina, nulle distinction possible : comme l’écrivait ironiquement Suzanne Citron, « puisque la République est la Révolution accomplie, l’avènement définitif de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, la République est parfaite et l’Etat républicain, par définition au-dessus de tout soupçon, ne saurait attenter aux libertés qu’il incarne. » C’est précisément pour gommer l’écart entre l’idéal et le réel que Céline Pina, comme Alain Marschall, assigne à Danièle Obono la mission d’ « incarner » la chimère d’une République irréprochable.
Il est beaucoup question d’incarnation ces derniers temps. Malheureusement, personne ne semble se rendre compte qu’incarner et représenter sont deux modalités différentes et incompatibles. Le roi incarnait la France, son corps était celui de la nation et c’est pourquoi la nation n’avait d’autre volonté que la sienne ; le député représente le peuple dont il n’est que l’image et ne doit donc avoir d’autre volonté que celle du peuple. Le retour en force de l’ « incarnation » comme fonction politique est l’illustration d’une régression démocratique : la cohésion du corps social n’étant plus pensable que dans l’amour de la patrie, la mission des députés est de servir de supports concrets de cet amour. Dans ce dispositif, Danièle Obono doit tenir un rôle particulier : en incarnant la France, elle doit désarmer les haines et transformer les postures victimaires en élans de gratitude. En ces temps de régression monarchique et de retour du refoulé colonial, elle doit être le député Banania des Tartuffe de la République.
Le sang-froid de Danièle Obono face à l’injonction d’Alain Marschall atteste fort heureusement qu’elle est à la hauteur de la mission tout autre que lui ont assigné ses électeurs : porter la parole des exclus et des pauvres à l’Assemblée d’une France poussiéreuse, en ouvrir grand les portes et les fenêtres pour que s’y engouffre le souffle révolutionnaire qui nous portera peut-être à en finir avec une république moisissant pour en faire advenir une nouvelle qui sera, espérons-le, plus conforme à son idéal.
25 JUIN 2017 | PAR OLIVIER TONNEAU | BLOG : LETTRES D’UN ENGAGÉ À SES AMIS QU’IL DÉRANGE