Sur le sionisme, l’Etat d’Israël et les Juifs

par Rudolf Bkouche

« Israël est devenu le refuge de tous les survivants du ju-daïsme européen. Mais c’est un étrange refuge. Il me semble parfois y voir comme une impasse ou un piège »

Isaac Deutscher

L’antisionisme est multiple et se nourrit d’arguments divers, voire contradictoires, dont cer-tains, comme le recours au négationnisme, sont inacceptables.
Parmi ces arguments, nous rappellerons le sophisme classique : « le peuple juif n’existe pas, donc l’Etat juif n’a aucune légitimité », auquel s’oppose un autre sophisme : « le peuple juif existe, donc le sionisme est légitime, donc l’Etat d’Israël ».
Il y a plusieurs raisons de considérer ces deux arguments comme des sophismes, la première étant le recours à la notion de peuple juif. Disons d’abord que ce qui fait question lorsqu’on parle de peuple juif, c’est le mot « peuple ». Qu’est-ce qu’un peuple ? les définitions sont multi-ples et l’on choisit souvent celle qui conforte l’idéologie que l’on défend. Sans parler des défi-nitions dites scientifiques qui ne sont qu’une façon de cacher l’idéologie qui les sous-tend.
La seconde raison renvoie à la notion d’Etat. Si les Juifs se considèrent comme un peuple, on peut considérer comme légitime leur volonté d’avoir leur Etat, légitimité qui n’est ni meilleure ni pire que celle des autres peuples ou nations. Il faut alors distinguer légitimité d’un Etat et prise de position par rapport à sa politique, et ceux qui demandent de ne pas confondre la dé-nonciation de la politique israélienne et la remise en question de l’existence de l’Etat d’Israël n’ont pas tort. On ne remet pas en cause l’existence d’un pays lorsque l’on conteste sa politi-que.
Mais la question n’est ni celle de la notion de peuple juif, ni celle de la légitimité d’un Etat juif. La question est celle du déni de droit que constitue moins la création d’un Etat juif que son établissement en Palestine, déni de droit à l’encontre des habitants de la Palestine condamnés à l’exil ou, pour ceux qui sont restés, à devenir des citoyens de seconde zone dans l’Etat qui s’est installé chez eux. C’est le refus de ce déni de justice qui fonde l’antisionisme. L’antisionisme n’implique pas l’expulsion des juifs israéliens de la terre palestinienne et l’on peut espérer qu’il est possible de réparer une injustice sans pour autant commettre une autre injustice. Mais cela exige que l’Etat d’Israël accepte de négocier à égalité avec les Palestiniens, accepte d’entendre le discours palestinien autrement que comme une agression, reconnaisse sa responsabilité dans la destruction de la Palestine, accepte enfin d’être l’Etat des Israéliens, de tous les Israéliens, et non d’être ce fantasme d’Etat des Juifs qu’il veut être aujourd’hui, autre-ment dit accepte de se dé-sioniser.
Le mouvement sioniste avait peut-être raison, pour répondre à l’antisémitisme européen du XIXe siècle, de poser la question juive comme question nationale. Il rejoignait ainsi les mou-vements nationalitaires européens qui, tout au long du siècle, se sont battus pour construire leur propre Etat-nation. S’il s’inscrivait ainsi dans une conception herdérienne de la nation, il se heurtait à un obstacle essentiel, l’absence de terre et de langue comme le reconnaissait Ja-cob Klatzkin, l’un des responsables du mouvement sioniste, qui écrivait :

« Mais notre terre n’est pas la nôtre et notre langue n’est pas aujourd’hui la langue de notre peuple. Oui, ce sont là des accomplissements qui doivent être réalisés par notre mou¬vement national. »

Ainsi la renaissance de la nation juive impliquait une double conquête : conquête de la langue, ce sera l’hébreu moderne, conquête de la terre, ce sera la conquête de la Pales¬tine.
Ainsi, dès qu’il s’exprime sous la forme du sionisme politique, le mouve¬ment na¬tio¬nal juif va s’enfermer dans une rationalité qui en marquera les limites ; le mouve¬ment de libé¬ration que veut être le sionisme va se donner comme objectif la constitution de l’Etat-na¬tion avec comme priorité, le territoire, objectivité oblige, et ainsi toutes les consé¬quences que l’on sait.
Deux conceptions vont alors s’opposer. D’une part celle des « territorialistes », lesquels se proposent de reformuler le concept de nation juive selon les critères de rationalité de la pensée européenne. C’est l’un d’eux, Israël Zangwill, qui invente le slogan : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » , slogan qui désigne moins une terre particulière que la terre à trouver pour construire l’Etat du peuple sans terre. D’autre part ceux (la majorité) pour qui la terre ne pouvait être autre que la terre de l’Is¬raël biblique. Les idéologies nationalistes sont l’un des éléments essentiels de la for¬mation des mouvements de libération nationale, même si l’on ne peut réduire ces mouve¬ments aux idéo¬logies qui les accompagnent et les sou-tiennent, et ces idéologies s’appuient essen¬tiellement sur l’histoire, histoire justificatrice comme s’il fallait donner un fondement de l’ordre du transcendant (que cette transcendance relève du religieux ou des mythologies rationalistes) à des mouvements qui sont d’abord la réponse à des si¬tuations d’oppression ou de domination, mouvements qui expriment la volonté d’un groupe hu¬main de se constituer ou se reconstituer en tant que peuple ou nation ; le natio-na¬lisme nais¬sant ou re¬naissant s’appuie ainsi sur l’histoire, c’est-à-dire sur un passé plus ou moins re¬construit, une vision plus ou moins mythique du passé permettant de relier le présent au passé, de rendre les hommes du présent solidaires du passé et ainsi solidaires entre eux. Et pour le mouvement sioniste, la composante historique était d’autant plus nécessaire que le support territo¬rial n’existait pas et que les communautés juives étaient dis¬persées ; l’idéolo¬gie historique constituait ainsi un ferment d’unité et elle ne pouvait prendre forme que si elle s’ap-puyait sur la Pales¬tine considérée comme le lieu de naissance du peuple juif.
A cela s’ajoutera, pour compléter l’imagerie herdérienne, une définition ethnique, voire tribale, des Juifs, définition rendue nécessaire avec la « loi du retour » qui permet à tout Juif de s’établir en Israël, ce qui pose sous une forme politique la classique question : qui est juif ? Le jeune Etat d’Israël, bien que se voulant laïque, saura s’appuyer sur la tradition biblique pour fonder cette définition ethnique des Juifs, ce qui conduira Hannah Arendt à parler de lois de Nüren-berg à l’envers.

Après avoir tergiversé sur le lieu d’implantation de l’Etat juif, le mouvement sioniste choisis-sait, lors du congrès sioniste de 1903, la Palestine. Mais ce choix donnait une nouvelle orien-tation au mouvement, la « libération nationale » passait par une conquête du pays convoité avec l’objectif de le débarrasser de sa population autochtone pour y installer l’Etat juif, « aussi juif que l’Angleterre est anglaise ou que la France est française » comme dit l’adage.
Pourtant les avertissements n’ont pas manqué. Ainsi Ahad Haam déclarait en 1891 que la Pa-lestine était loin d’être le territoire désolé que l’on disait, qu’elle était peuplée de paysans et de commerçants, lesquels n’avaient aucune intention de quitter leur pays ; plus tard il prônera l’établissement d’un centre spirituel juif à Jérusalem. Ainsi Youssouf Zia Alkhalidy, ancien maire de Jérusalem et député au Parle¬ment turc, écrivait en 1899 à Zadoc-Kahn, grand rabbin de France, pour lui dire, d’abord sa compréhension du sionisme sur le plan historique et moral, mais aussi l’impossibilité géographique que cela représente, rappelant d’une part que la Pales-tine faisait partie de l’Empire Ottoman, mais, « ce qui est plus grave, elle est habitée par d’autres que des Israélites ».
Ainsi dès que le mouvement sioniste décide d’établir l’Etat juif en Palestine, il sait qu’il devra conquérir le pays par les armes. C’est cela qui amène Jabotinsky à déclarer que la guerre était inévitable :

« Il est inutile d’espérer, en aucune façon, un accord entre nous et les Arabes qu’ils accep-teraient de leur plein gré, ni actuellement ni dans un avenir prévisible. … Mis à part les aveu-gles de naissance, tous les sionistes modérés ont compris qu’il n’y avait pas le moindre espoir d’obtenir l’accord des Arabes de Palestine pour transformer cette « Palestine » en un Etat où les Juifs seraient en majorité. »

Jabotinsky reconnaissait ainsi que l’Etat Juif ne pouvait se faire qu’au détriment des Arabes de Palestine, que ces derniers n’avaient aucune raison de l’accepter et que la guerre était la seule façon de construire cet Etat.
La tendance majoritaire, celle qui s’est organisée autour de Ben Gourion, refusa d’employer un langage aussi direct tout en poursuivant le même objectif : la conquête de la Palestine et l’éli-mination de ses habitants considérés comme le premier obstacle à la judaïsation de toute la Palestine, mais la politique restait le même.
C’est la tendance dite « de gauche » qui organisa la conquête qu’elle a su présenter comme une guerre d’indépendance en luttant à la fois contre le colonisateur britannique, se donnant ainsi une couleur de mouvement de libération, et contre les habitants de la Palestine dont il fallait se débarrasser pour donner à la Palestine sa population « naturelle ».
C’est ce triple aspect du sionisme, la guerre de conquête, l’expulsion des habitants de la Pales-tine, et la judaïsation de la terre, qui doit guider la critique du sionisme.
Cela implique que l’on dissocie la critique du sionisme de la notion d’Etat juif d’une part, de la notion du peuple juif d’autre part.
On peut discuter du bien-fondé ou non de l’existence d’un d’Etat juif, la question de l’Etat d’Israël tel qu’il s’est constitué ne relève pas de cette discussion, elle est d’abord celle de l’in-justice subie par les Palestiniens.
Quant à la question du peuple juif, nous avons déjà dit combien cette question est biaisée si l’on ne revient pas sur la notion de peuple. Peut-on donner une définition objective, scientifi-que diront les scientistes impénitents qui croient que toute question relève de la science, de la notion de peuple et ensuite décider, selon des critères objectifs, si tel ou tel groupe humain est un peuple ou non ? Ce serait définir l’essence d’un peuple indépendamment de ce que pensent ceux qui déclarent appartenir à ce peuple. Il faut alors accepter qu’il n’y a pas de définition objective de peuple et qu’il n’y a aucun autre critère pour définir un peuple que la conscience collective qu’a ce peuple d’être un peuple. Le recours à la conscience collective ne saurait ce-pendant constituer une définition au sens traditionnel du terme, il faut alors préciser que la conscience collective s’inscrit dans une histoire et qu’il ne saurait être question d’une défini-tion volontariste et arbitraire de cette conscience qui conduirait à la « création » d’un peuple ex nihilo. On peut alors chercher à expliquer les origines de cette conscience et son enracinement dans l’histoire ; on peut aussi chercher à expliciter, autant que cela se peut, les conditions ob-jectives de la formation d’un peuple, de sa permanence, de sa situation par rapport aux autres peuples, autant ce qui le relie à d’autres peuples que ce qui l’en distingue ; on ne peut, sous prétexte de théorisation, décider du droit ou du non-droit à l’existence d’un peuple en tant que peuple. Tout cela pour dire que la notion de peuple juif n’a d’autre signification que celle que lui donne la conscience juive, c’est-à-dire la conscience qu’ont les Juifs d’être juifs. Une telle conception, volontairement floue, de la notion du peuple implique de la distinguer de la no-tion de nation et encore plus de la notion d’Etat. C’est cette distinction qui permet de répondre aux deux sophismes rappelés au début de ce texte. C’est cette distinction qui permet de répon-dre aux discours sionistes qui identifient judaïsme et sionisme, qui expliquent que la vie juive ne peut s’organiser qu’autour d’un Etat, c’est-à-dire de l’Etat d’Israël.

Quel est alors le rôle du « J » de l’UJFP. Question d’autant plus complexe que nombre d’entre nous se situent hors des deux références « objectives » que constituent d’une part la religion, d’autre part l’Etat d’Israël. On peut dire que nous voulons faire entendre une autre voix juive que celle du sionisme, que nous refusons l’identification « juif = israélien = sioniste ». Ce qui suppose que nous tenons à marquer que nous sommes juifs et que c’est parce que nous som-mes juifs que nous voulons marquer notre solidarité avec le peuple palestinien. Pourtant nom-bre d’entre nous militions dans des organisations de soutien à la lutte des Palestiniens sans pour cela faire valoir le fait que nous sommes juifs. Il y a donc dans cet engagement à l’UJFP un point essentiel, notre judéité, sans que nous sachions bien définir ce que signifie cette ju-déité.
Cela nous renvoie au flou de la notion de peuple. De la même façon qu’il faut préserver son caractère flou à la notion de peuple, il faut préserver le caractère flou de la notion de judéité qui relève plus du « se sentir juif » que du « être juif », ce qui revient à dire que la judéité dont nous nous réclamons relève plus du sentiment que d’une définition objective. La question se pose alors de comprendre ce que signifie ce sentiment de judéité dès lors que nous nous si-tuons hors la religion et hors le nationalisme juif autour de l’Etat d’Israël. On peut donner plu-sieurs éléments de réponse qui sont liés à l’histoire juive. Je laisse ici de côté le recours à l’his-toire antique ; d’une part celle-ci est aujourd’hui instrumentalisée à des fins politiques, l’Etat d’Israël se présentant comme le successeur des antiques royaumes hébreux, d’autre part, quand bien même la mémoire de cette histoire antique a joué un rôle dans la préservation du « fait juif », pour reprendre un terme de Salanskis , on ne peut réduire le fait juif à la seule mé-moire de cette histoire. Il y a depuis la destruction du royaume d’Israël par les Romains une histoire juive qui s’est jouée dans la Diaspora, histoire qui ne se réduit pas aux persécutions anti-juives. S’il est vrai que la religion a joué un rôle important dans cette histoire, celle-ci ne se réduit pas au seul religieux et il faut prendre en compte la façon dont les Juifs ont su s’inté-grer dans les pays où ils vivaient, participant à la vie et à la culture de ces pays comme le montre le développement de la vie juive autant dans le monde arabo-musulman médiéval que dans le monde européen moderne, autant d’éléments qui ont contribué à la préservation de la vie juive, encore que cette intégration aurait pu conduire à la fusion des Juifs dans les sociétés où ils vivaient, comme cela s’est fait pour d’autres groupes humains. On peut noter ici le poids de la religion, non seulement dans les sociétés juives, mais encore par le rôle que jouait, à la fois positivement et négativement, la reconnaissance par les religions dominantes, la chré-tienne et la musulmane, de la Révélation abrahamique comme source du monothéisme, que ce soit avec le Bible juive devenue l’Ancien Testament chrétien ou que ce soit avec le person-nage d’Abraham considéré comme le premier musulman. On peut alors considérer que les religions issues du judaïsme ont contribué à la préservation des sociétés juives.
Mais notre engagement en tant que juifs s’appuie essentiellement sur la place tenue par l’anti-sémitisme dans l’histoire moderne. Le mouvement d’émancipation des Juifs issu des Lumières a permis d’une part, l’intégration des Juifs dans les sociétés dans lesquels ils vivaient et d’autre part, en réaction à cette émancipation, le développement d’un mouvement antijuif séculier qui s’est appuyé sur les théories raciales qui se sont développées en Europe au XIXe siècle et que l’un de ses adeptes a appelé l’antisémitisme. Le mouvement d’émancipation aurait pu conduire la plupart des Juifs à se fondre dans les sociétés où ils vivaient, d’autant que la Haskala (les Lumières juives qui se sont développées dans le sillage des Lumières, en particulier de l’Aufklarung allemand) pouvait conduire à cette fusion, mais le développement de l’antisémitisme était là qui rappelait aux Juifs qu’ils ne pouvaient sortir de leur condition de juifs. L’aboutissement extrême de l’antisémitisme européen que fut le génocide perpétré par le nazisme a renforcé un judéo-centrisme que le sionisme a su utiliser à ses propres fins . C’est par rapport à cette histoire récente dont les plus âgés d’entre nous ont été les témoins, et aussi pour refuser la solution proposée par le sionisme, que nombre d’entre nous avons rejoint l’UJFP, marquant ainsi notre sentiment de judéité et notre refus de considé-rer le sionisme et ses engagements guerriers comme le seul représentant de cette judéité.
Le rôle du « J » de l’UJFP n’est pas de définir une conception générale du judaïsme ou de dé-fendre des valeurs juives dont on sait qu’elles sont multiples et contradictoires (depuis le Lévitique jusqu’à la Haskala), il est essentiellement politique, et exprime no-tre volonté d’intervenir en tant que juifs pour soutenir la lutte des Palestiniens contre l’oppres-sion qu’ils subissent de la part de l’Etat d’Israël.
Nous terminerons par quelques remarques sur l’antisionisme. L’UJFP doit-elle se déclarer an-tisioniste ou doit-elle se contenter d’être a-sioniste ?
Le sionisme n’a pas réalisé le rêve de Herzl, constituer un havre de paix pour les Juifs. Mais cela était-il possible lorsque l’Etat juif s’est réalisé aux dépens d’un autre peuple, lequel n’a pas accepté l’injustice dont il a été victime ? Ainsi apparaissait la face tragique du sionisme, la transformation du peuple paria en un peuple guerrier et conquérant. En cela le sionisme ne pouvait représenter l’espérance de libération que certains ont voulu y voir, il n’était plus qu’une impasse fourvoyant les Juifs dans une aventure criminelle.
C’est en cela que l’antisionisme juif apparaît, non seulement comme la critique d’une idéologie qui a conduit à la conquête de la Palestine et à l’injustice de 1948, puis à l’occupation de la Palestine et au refus israélien de reconnaître les droits des Palestiniens, mais comme un cri d’alarme contre l’impasse dans laquelle le sionisme a conduit les Juifs et par cela même, l’anti-sionisme juif pose une question existentielle. La question se pose alors de sortir de cette im-passe, c’est-à-dire de se débarrasser de l’idéologie sioniste.

Rudolf Bkouche

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